L'union de Dana et Cernunnos [PV Kalen][TERMINÉ]

La nuit est douce et il est temps d’honorer ma promesse. Je resserre l’emprise sur notre lien, je l’appelle. Kalen, Kalen… y mêle une douce mélodie qui résonne dans son esprit. La chanson du Sidh. La nuit est douce et je l’attends, patiemment.
Je ferme les yeux, à cette heure, il doit dormir. Croit-il que je l’ai oublié ? Des jours se sont passés, lui, m’a-t-il oublié ?

Kalen, Kalen…

Je lui laisse entrevoir une plage qu’il reconnaîtra, des sensations entremêlées : de l’amusement, une forme de paix, une crainte qui couve. Je romps le contact, sans douceur aucune, marquant son cœur d'un sentiment trouble. Je ferme les yeux. La nuit est douce sera-t-elle clémente pour autant ?

☼ ☼ ☼

Des silhouettes surgissent, interpellent le jeune homme, ils veulent s’assurer que c’est lui. La situation dérape et tout se précipite. Assommé, traîné par des personnes à l’allure douteuse, il est transporté ailleurs. La nuit n’est plus aussi douce pour lui, lieur d’âme.

☼ ☼ ☼

« Kalen ? »

Ma voix s’envole jusqu’à lui. Elle lui semble lointaine. En ouvrant les yeux il se découvrira dans une pièce plutôt spacieuse, plongée dans une semi-obscurité. Des lampes à huile dansent un peu, suivant le rythme des vagues. À sa gauche, un bureau sur lequel sont éparpillés des cartes, des livres qui trahissent ma soif de connaissance, d’apprendre ce que le monde est devenu en mon absence. Une bouteille de rhum à moitié vidée de son contenu, des instruments de navigation... il se trouve dans ma cabine, seul avec moi. Face à lui, un paravent aux motifs orientaux.

« Navrée pour ça, mon nouvel équipage fait un peu de zèle, j’espère que tu n’as pas trop mal à la tête ? »

Ne lui ai-je pas dit de ne faire confiance à personne ? Peut-être sent-il un danger poindre ? Il aurait raison de se méfier. Je suis un poison. Je m’extirpe hors de ma baignoire, ne prends pas la peine de me sécher et enfile une robe battante à la hâte. Ainsi drapée de « l’innocente », j’apparais à ses yeux, m’approche de lui, un sourire mutin aux lèvres. Je ne porte aucune blessure apparente, il y a que mes cheveux qui ont été coupés courts. Une manière de rompre avec un Cycle qui a que trop duré.

« Je vois que les félicitations sont de rigueurs. » je l’observe un long moment, intriguée par le masque qu’il porte. Je m’arrête à son niveau, porte mes doigts à ce visage froid et lisse. « Mais je croyais que tu étais un homme ! »

Mon rictus s’agrandit. Mon œil pétille de malice. Je suis heureuse de le retrouver. La nuit est pleine de promesses et il est temps de lui montrer qui je suis.

Il ne semble pas très fâché pour le petit tour que je lui ai joué. Mais, il est vrai que mes gaillards ont reçu de sacrés coups. Certains doivent encore geindre à l’infirmerie. Ça leur apprendra à ne pas se cantonner au scénario initial et à se permettre des libertés.
Je lui jette un regard appréciateur. Il semble être ressorti grandi depuis notre première rencontre. Je suis curieuse de savoir quelles expériences il a pu connaître.

« Ils ne feront plus les fiers. Ça m’évitera qu’ils jouent aux coqs pendant un long moment. Je t’en remercie ! »

Je ris de mon cœur. M’arrête net lorsqu’il me félicite pour ma « promotion ». Une lueur, sombre et fugace passe dans mes yeux clairs.

« Je vois que les nouvelles vont vite. » Je soupire, reprends mon sourire de façade, heureuse qu’il aille de lui-même sur un sujet moins… glissant ! « Ah, oui, vraiment ? Une inspiration ? »

Je le regarde retirer son masque, prise d’un vertige. À quel jeu est-il en train de jouer ? C’est de bonne guerre, néanmoins, je ne peux m’empêcher d’être décontenancée. Je devine son amusement et toute autre chose encore.
Une aubaine que je ne peux m’empêcher de saisir. Dans ce rôle-ci, j’évolue plus à mon aise ! Jetant un bref coup d’œil au vêtement qui colle à ma peau par endroit, un coin de ma bouche se relève, je lui glisse, avec sensualité :

« Alors, cher Nascóir Anam qu’est-ce que je t’inspire exactement ? »

Proche de lui au point où nos deux souffles peuvent s’entremêler, je me saisis de son masque, le met au niveau de ma bouche de façon à ce que Kalen ne puisse plus qu’apprécier l’éclat malicieux de mes prunelles.

« Te voilà face à un choix, cher Kalen ! Tu connais les lois du Sanctuaire concernant le masque. Soit tu dois me prendre pour femme ou bien… »

Mon regard se fait plus sérieux.

« Soit tu dois me tuer ! » Une pause. « Je l’avoue, ce n’est pas ainsi que j’imaginais nos retrouvailles ! C’est ta façon de me dire que tu n’as pas apprécié ma petite mise en scène ? Bon, c’est vrai, ce n’était pas vraiment ce que j’avais en tête et.. »

Je croise les bras sous ma poitrine, le jaugeant plus sévèrement. « Attention à ne pas confondre audace et acte suicidaire. T’as d’la chance que ce soit que moi ! D’aucuns ne se seraient pas montrés aussi magnanimes que moi. »

Je délaisse son masque, m’éloigne un peu, le temps d’aller chercher deux gobelets en étain que je remplis copieusement de ce très bon rhum. Je lui en tends un.

« J’ai suivi ton conseil. Ma collection grandit à vue d’œil… »

Je lève mon verre et bois cul sec.

« Au fait… merci pour… cette fois-là. »

Mes doigts se crispent autour de mon verre.

Mon esprit est affûté, oui, tout autant que mon cœur s’est érodé, avec le temps et le chaos tumultueux des flots que je ne cesse de défier. Il a visé juste, encore, et je ne sais quoi lui répondre sur l’instant. Alors je garde bouche close, préserve ce que je peux derrière un masque qui lui aussi, s’effrite et menace de tomber. La situation peut m’échapper, je le sais et au lieu de le repousser comme j’ai l’habitude de le faire, je ne cille pas. J’écoute. J’essaye de percer des mystères là où il n’y’en a pas. Tout est limpide et c’est ce qui me fait le plus peur.

« La Mort, oui, c’est tout ce que j’ai connu. »

Ces paroles m’échappent bien malgré moi. Je ne les regrette pas, je ne détourne pas les yeux. Cette fois l’envie de fuir est moindre, en comparaison de ce que j’ai pu connaître. Il se questionne lui aussi, tout comme je peux entendre le doux chant de son cœur, que l’une de mes mains vient écouter. Cette première danse m’émeut, je souris.

« Alors il faut que tu sois prêt pour cette danse, et les suivantes. »

Car il n’y en aurait pas qu’une seule. Je suis touchée et j’abandonne mon verre à côté du sien. Pose un index sur ses lèvres. Je le sais très bien. Mais suis-je prête à y faire face ? Mon expression ne laisse que peu de doutes quant aux sentiments qui se bousculent. La peur, surtout, prévaut sur tout le reste. Ma paume s’envole, quittant son torse. D’un geste vif, mes doigts délient le nœud qui retient les lacets de sa chemise en lin. L’ombre d’un sourire s’égare et avec plus de douceur, je le pousse derrière le paravent où attend une baignoire remplie d’eau.

« Tu sens le bouc. » Un petit rire s’échappe. « Débarrasse-toi de ce parfum et rejoins-moi sur le pont. »  

Je sais, autant que lui sait. La danse débutera lorsque je l’aurai décidé. Il n’a pas le temps de protester que, déjà, je m’enfuis pour le laisser seul avec ses pensées. Accorder les miennes, reprendre mon souffle. Je referme la porte, m’y appuie, à bout de souffle.

« Je sais, oui… Je le sais très bien. »

Une larme roule sur ma joue et disparaît. Comme ma silhouette. À ses yeux je serai la Lumière qui m’éclaire nuit et jour. Pourquoi ? Pourquoi tout doit recommencer sans cesse ? Pourquoi suis-je incapable de rompre le fil ? Écarter le Soleil ? Me brûler les ailes et le cœur ?

Je le sais très bien. Comme je sais que je me suis liée à une promesse. Que j’honorerai. Je le sais très bien, et j’ai peur.

L’air frais, les embruns sur mon visage me font le plus grand bien. Pourquoi as-tu peur ? Oh, s’il savait, le nombre de blessures que je porte, peut-être regretterait-il ses questions. Sa franchise est à la fois appréciable et source de conflit intérieur. J’ai envie d’être sincère avec lui, vraiment. Mais comment supporterais-je un autre coup bas ? Une traîtrise ou un acte manqué ? Car Kalen, malgré sa jeunesse, n’est pas dupe. Il sait. Il observe et comprend, me comprend. Il désire être présent.

À la barre, je devine à la brume qui se lève que nous franchissons le Seuil. Bientôt le silence s’imposera, nul oiseau, nulle vague ne perturbera le chant du Sidh, si ce n’est la nôtre. Je l’attends, non sans appréhender un peu les premiers pas qui s’esquisseront. Je laisse la barre à mon nouveau second, un homme d’un certain âge, le seul à avoir l’expérience de la mer et de la Guerre. Un Loup, une âme solitaire, qui ne pose pas de questions.
Kalen revient et à l’observer ainsi, je sais. Il sait.

Je lui apparais distante, il émet des doutes. Il croit que je souhaite simplement me libérer du poids d’une promesse. Il ne me connaît pas encore assez pour savoir que je n’en fais pas à la légère. Et l’inviter un jour de Beltaine va au-delà du simple fait d’estimer, ou non, s’il est le bienvenu. Pourtant, je souhaite qu’il soit là, avec moi.

« Reste, s’il te plaît. »

Arrivée dans son dos, j’attrape sa main libre pour l’entraîner sur le pont, étrangement désert. Le brouillard tend ses bras, nous enveloppe dans son manteau de mystère. Se confond avec sa chevelure de neige là où je brûle, écarlate, flamboyante.
Pourquoi as-tu peur ?  La question me revient. D’autres se bousculent, les siennes, les miennes dans un prélude que je ne désire pas voir s’agiter. Pas maintenant. Mes doigts se nouent aux siens.

Et soudain, tout autour de nous, le silence s’éteint. Des mains battent la mesure et je revis, ravie par la musique qui se joue, familière et qui me transporte dans un autre temps. Mon sourire revient, et, d’un sourire goguenard, je commence à danser devant lui, à esquisser les pas de danse, à lui montrer sur quel rythme il doit évoluer.

Alors tous mes doutes, toutes mes craintes s’envolent. Je danse, enfiévrée, je danse libre. Je danse pour l’enfant de la Lune qui souhaite suivre mes pas, ma Lumière. Je virevolte dans une robe blanche, toute simple, enfilée pour l’occasion, le corsage à peine noué. Je me sens vivante, à ses côtés et ce sentiment me grise, m’ensorcelle. Mes yeux de braise ne quittent pas les siens, ils l’encouragent à me suivre à s’abandonner.

À la fin, j’éclate d’un grand rire et je tombe dans ses bras, confiante. Je sais qu’il est là, qu’il va me rattraper.

« Alors, que penses-tu de cette première danse ? » dis-je, à bout de souffle, les joues roses, l’œil allumé d’une nouvelle promesse.

Les brumes s’écartent, dévoilant de sombres rivages. Un cercle de pierres dressées, comme des crocs noirs.

Il me surprend d’un de ses baisers qui n’a rien de naïf, mais qui possède une douceur comme je n’en ai rarement connu. Je suis troublée, encore, quand il me serre contre lui.

« À mon époque, crois-moi que les apprentis du Sanctuaire avaient encore moins de liberté ! La plupart du temps, le Colisée prenait des airs de spectacle du cirque et de gladiateur. Je suis contente qu’ils aient, selon toutes vraisemblances, arrêté ce massacre. »

Une autre ère, un autre temps, marqué peut-être par moins de sang ? Je n’en suis pas si sûre. Il réside dans le cœur des Hommes, une bien sombre part de monstruosité que l’on accorde volontiers aux bêtes. Mais notre animalité, libérée de ses carcans de brutalités, est si belle, sauvage. C’est ce que j’aimerais lui montrer, à mon Lieur d’âme. Je noue mes bras autour de son cou, notre proximité ne semble vraiment pas l’incommoder. Je suis curieuse de savoir jusqu’à quel point ? Soulevée de cette manière, j’ai l’impression de m’envoler. Mon sourire ne quitte pas mes lèvres.

« Je sais, je possède une puissante magie. Et tu la possèdes aussi cher Nascóir Anam. »
Lorsqu’il s’interroge sur notre destination, je l’observe avec curiosité. « Tu es sûr de ne pas reconnaître cet endroit ? Viens, suis-moi, je vais te montrer. Il est bientôt l’heure. »

J’ordonne de jeter l’ancre. Dans un silence irréel, mon navire s’immobilise. J’intime Kalen à grimper sur le bastingage.

« Tu sais nager ? »

Le temps de répondre et les flots se lèvent devant nous, comme pour nous accueillir. J’y pose mon pied sans m’y enfoncer, resserre mes doigts sur ceux du Saint.

« Je suis là. »

Je lui fais un clin d’œil tandis que je le guide sur ce chemin où nous sommes sur un fil, entre deux mondes : celui des profondeurs et celui des brumes. Arrivés à mi-chemin, je stoppe mes pas, plonge mes yeux dans les siens. Le temps suspend son cours, je me mets sur la pointe des pieds, comme la première fois. Je susurre au creux de son oreille :

« Es-tu prêt, pour ta renaissance ? »

Mes lèvres effleurent sa joue, caressent sa bouche. Au moment de les sceller aux siennes, Kalen perd pied et s’enfonce dans les flots. Parmi les ténèbres, je le laisse s’y débattre, disparais à mon tour. S’il atteint la plage, il m’y retrouvera dans un décor qu’il ne reconnaîtra que trop bien : à danser avec mes sœurs, le visage dissimulé derrière un fin voile, autour des pierres. Craigh na dun. Comme une Banshee, une dame blanche. Ma Lumière le guidera.

J’abandonne la ronde des esprits, celle que j’ai esquissée avec mes sœurs, des prêtresses de l’île de Skye. Pour le rejoindre. Je lui souris en retour, il ne semble toujours pas en colère. Il est vraiment curieux, cet enfant de la Lune. Je le rejoins, ne lui réponds pas tout de suite. Le dévorer, ce simple mot prend un tout autre sens dans mon esprit et en un instant, la peur resurgit, comme un brasier.

Sur le point d’être consumée, Kalen me surprend et je me laisse tomber parmi l’écume. Je ferme un instant les yeux, un large sourire aux lèvres. Je me sens si bien, que je prends quelques secondes avant de me redresser, l’eau ruisselant sur moi, plaquant le tissu sur mon corps.

Je le laisse savourer sa victoire, poser ses mains sur moi. Me chuchoter des mots qui enflamment ma conscience. Mon cœur rate un battement et je lève mes yeux dans les siens, en proie à un trouble grandissant.

« D’égal à égal, nous nous l’étions promis, cher enfant de la Lune. »

Je me dresse encore sur la pointe des pieds, arrive à son niveau. Yeux dans les yeux, tout mon être pressé contre le sien. Si proche que j’en tremble. Sa renaissance. Il se trompe complètement.

« Non, Kalen. » Je secoue légèrement la tête. « Tu l’incarnes, à mes yeux. Toi et toi seul. Tu es ma Lumière et je crois que je suis prête, moi aussi. »

Des femmes nous entourent. Elles portent, au creux de leurs mains, une flamme bleutée qui irradie d’une beauté irréelle. Elles dansent autour de nous, dans un parfait silence. Je glisse à l’attention de mon Lieur d’âme :

« Tu étais censé choisir l’une d’entre nous ce soir et incarner Cernunnos, le dieu-cerf. Mais puisque tu m’as déjà capturé, je suis toute à toi. Je suis ta Dana… »

Tout à coup, mes sœurs disparaissent et j’embrasse Kalen sans autres préambules. Cette danse se termine, les jeux aussi, les faux-semblants. Ce baiser n’a rien de chaste et va au-delà de toute son audace. Il est prêt. Je vais le prendre au mot.

C’est la passion qui m’anime, un sentiment plus trouble, mais puissant, une magie qui me réchauffe et me pousse à ne plus penser, ne plus réfléchir à mes peurs, à mes chaînes. Quand enfin je me sépare de lui, à bout de souffle, les yeux pleins de désir, je fais un autre pas en arrière. Mais je ne m’enfuis pas.

Mes mains délacent mon corsage, sans empressement, redevenant maîtresse de moi-même. Je suspends mes gestes pour l’observer. J’écarte les bras, c’est à lui de me dévoiler, de me découvrir.

« Viens. » Dis-je dans un souffle, éclairée par la lumière de la lune d’argent. « Viens danser avec moi, mon Nascóir Anam. »

Mon Cernunnos.

Il doute, lui aussi a peur. Peur que je ne sois qu’un mirage, un joli rêve. Peur de souffrir, de se réveiller, seul et désœuvré. Pourtant, ne sent-il pas la chaleur de ma peau, le poids de mes mots ? Pour toute réponse, je retire sa main de ma joue. La place sur ma poitrine, là où il peut sentir mon cœur battre à un rythme inespéré.
Les larmes menacent d’inonder mon regard, je les chasse à l’aide de l’un de mes sourires. Kalen est méfiant, attentif, direct et patient. Bien plus que je l’aurais suspecté. Non, il n’est plus un enfant. Et il ne semble pas vraiment avoir besoin de moi pour grandir. C’est plutôt l’inverse, qui se produit. Alors je glisse mes doigts dans sa chevelure immaculée.

« N’aie pas peur. Je suis là. » Je suis là, avec toi et nulle part ailleurs. « Tu ne te réveilleras plus jamais seul. Et, s’il ne s’agissait que d’un rêve, cela le rendrait-il moins beau ? Moins important ? »

Je l’interroge avec douceur, les brumes dansent toujours autour de nous, nous accompagnent alors que je l’attire vers les hauteurs, là où se dresse le cercle de pierres. Je l’encourage à le toucher, à sentir l’énergie qu’il dégage. Ce faisant, je lui explique :

« Tu te trouves entre deux mondes, Lieur d’Âme. Ici, il faut prendre garde à ce que te montre la Brume. Tu risques de t’y perdre si tu ne prends pas garde. Mais je suis là. »

Je suis ta Lumière. Ta Cailleach Ghorm. Je m’assois dans l’herbe et d’un geste de la main, je fais se révéler un millier de feux follets dont la flamboyance ponctue mes paroles d’un rien de mystère. Comme des lucioles, comme des étoiles, ils brillent et nous éclaire un moment de leur magnificence. Je me confie à Kalen, une expression attendrie sur mon visage :

« J’aime tant cet endroit. C’est mon refuge et je suis heureuse de le partager avec toi. » Un petit rire. « C’est peut-être bien ici que je me retirerai, loin de tous. Et si tu y consens, peut-être que tu pourrais m’aider à planter des navets ? »

Je penche la tête sur le côté. Suis-je parvenue à dissiper ses craintes ?

« Même si je n’aime pas ça ! » D’un coup, le masque de Kalen se place sur mon visage. « Alors, as-tu choisi ? Es-tu vraiment prêt, cher Enfant de la Lune ou cherches-tu en réalité des prétextes pour te défiler ? »

Il y a souvent des questions sur sa langue. De bien des manières, il me ressemble et j’avoue que ça me plaît. Surtout parce que je sens que je ne serai pas uniquement celle qui apportera toujours les réponses. Je laisse un temps se passer avant de lui expliquer :

« Méfie-t’en malgré tout. Même s’il est vrai que tu es loin d’être comme les autres. Tu te trouves à l’orée du Sidh, l’Enfer Blanc et ici, comme là-bas, les dangers sont nombreux, même pour nous, ils sont attirés par notre flamboyance. » Je dépose ma tête au creux de son épaule, qu’il m’offre. « Je t’apprendrai, même si je ne suis pas un chuchoteur. »

Je songe un instant à Aedan. Lui saurait mieux que moi expliquer l’essence même de notre royaume. Kalen se saisit de mon menton, le tourne dans sa direction. Je me perds dans ses yeux, qui pour moi n’ont pas cet accent glacé que d’autres ne sauraient dépasser. Il s’est forgé une identité, a dressé un rempart entre lui et les autres.

« Des pommes de terre ? J’ai cru lire ça quelque part dans un de mes livres… ça vient de ce Nouveau Monde, c’est ça ? »

Mais l’heure n’est plus aux interrogations. Je laisse tomber son masque, délaisse ce carcan de fer et de froidure. M’abandonne à cette éteinte, dévorée par cette vérité qui devrait me pousser à le fuir. Je ne le ferai pas, pour une raison qui m’échappe encore. Je veux éprouver cette liberté. Ce sentiment nouveau, pour moi. Émotion qui se glisse en moi, bien plus doux et suave que le poison qui coule dans mes veines. Malgré le danger que je représente pour lui, il ne le craint pas. Il n’a pas hésité, il n’a pas réagi comme les autres. Il ne me voit pas comme un monstre, capable de le dévorer.
Nos lèvres se livrent à un ballet unique, à la fois tendre et sauvage, j’en apprécie son insolente hardiesse, y cède moi-même en le poussant dans l’herbe pour qu’il s’y allonge. J’ôte ma robe sans ressentir la moindre gêne ou pudeur. Reste un moment ainsi, immobile, offerte à son regard, qu’il puisse me détailler à loisir. Savourer l’instant, sans le brusquer.

Je me penche vers lui, lui offre un sourire.

« L’as-tu seulement été, leanbh sidh ? »

Je ne le pense pas. Lui comme moi avons été privés de ce plaisir. L’innocence de notre enfance.

« Et pour quelqu’un qui n’avait jamais embrassé qui que ce soit, je dois dire que tu t’en sors très bien. »

Mes mains s’aventurent sur son torse, y découvrent une cicatrice sur son flanc gauche. Je me demande quelle est son histoire, mais je ne lui pose pas cette question. Lui pourra s’étonner de n’en découvrir aucune. Ma peau est parfaitement lisse, exempte du moindre défaut.

« Je suis surprise aussi de ton sang-froid. Impressionnée, je dois dire. »

C’est sincère. D’autres se seraient laissés emporter, là où Kalen faisait montre d’une maîtrise de soi digne des plus grands guerriers. Pourtant, je ne peux m’y tromper, je sais qu’il suffit d’une étincelle pour totalement l’enflammer.

« Alors… cède… cède au chant des Sirènes… »

Je guide ses mains sur mes hanches. Mes lèvres viennent se poser contre son cou, ma langue goûter sa peau, légèrement salée.

Et soudain, tout bascule. Le monde tremble et chancelle, ou bien est-ce moi ? Les brumes s’épaississent, je me perds dans une vision, mes yeux se voilent, brillent, semblables à l’éclat de la lune pâle. Je glisse dans les ténèbres si vite que je retiens mon souffle, trop tard, bien trop tard. Mes doigts, inconsciemment, s’accrochent au talisman que je lui ai offert. Je chavire, le lien se brise. C’est le contact de sa main qui me fait revenir, l’écho assourdissant de ses mots. Je reviens à moi, prends une grande respiration. L’incompréhension se lit sur mon visage. Je tremble, écarquille les yeux. Le contemple partagée, surprise, désorientée. Un soleil noir s’est dessiné dans mon esprit, je ne comprends pas, tout s’entremêlent alors, je ne comprends plus rien.
J’avise la rune restée dans ma main, secoue la tête.

« C’est… » Impossible. « Tu es… » Loin d’être un étranger.

Mes pensées s’égarent, il est difficile pour moi d’y mettre un semblant d’ordre. Quelque part, je ne l’ignorais pas. Je le sais. Il m’est revenu. Ma gorge se serre, comment lui dire ? Je dois me taire, ne rien dire. Je chasse des larmes de gratitude. Les conserve pour moi et pour moi seule. Je sais mieux que quiconque, à quel point le Destin peut être cruel. Mes convictions sont ébranlées, mais je ne frissonne plus. Je sais.
Je n’ai plus de raison de douter et d’avoir peur.

« Je t’ai tant attendu… mon beau trouvé. »

Je grimpe sur lui, renoue avec douceur, le collier autour de son cou. Longtemps, je soutien son regard, tente d’y lire plus, d’être sûre de ne pas me tromper. C’est inespéré, est-ce moi qui navigue en plein rêve ?

Un merveilleux songe que je voudrais voir s’éterniser.

« Je t’en prie, donne-moi ton nom… ton nom véritable… »

J’ai alors l’impression que mon Destin ne m’appartient plus.

Tout ce temps à te chercher, tout ce temps à t’espérer. J’ai arpenté le monde et le temps, dans le simple espoir de te retrouver. Ta conscience s’éveille lentement là où la mienne vient de terminer sa fleuraison.
Cette graine, cet infime espoir, je l’ai préservé autant que je l’ai pu, malgré tout. Malgré le doute, les tourments de ma vie qui m’a échappé de nombreuses fois, sans te savoir près de moi. Tu es là à présent et je suis toute à toi. Mon cœur chante pour la première fois, ce véritable hymne du passé, une histoire que je croyais révolue.

Je t’observe et mon âme acclame ton retour. Je te garderai auprès de moi pour toujours. Tu m’offres le plus beau des présents à moi, maintenant.

« Je t’ai attendu si longtemps, Adam… »

Prononcer ce nom fait brûler en moi mes ailes et mon cœur. Éprise de liberté, je viens lui chuchoter des mots qui, autrefois, m’ont tant effrayé :

« Je t’aime. »

Au-delà de toute raison, depuis des éons. L’espérance m’a rongé de l’intérieur, j’ai fini par croire que je ne l’avais jamais rencontré. Il nous aura fallu plus d’un millénaire pour nous retrouver, Lieur d’âme.

« Mon âme saoule ! »

Un petit rire roule dans ma gorge, j’irradie de bonheur, incarne le Soleil qu’un autre a su voir en moi. Sa Lumière, pour lui et pour lui seul. Comme il est étrange, ce Destin. Finalement, je remercierai Endymion.
Ou peut-être pas. Peut-être dois-je garder ce secret pour moi ? Ne rien révéler à personne et surtout pas à… toi ?

Mon regard détaille Adam. Oui, les mots sont superflus, désormais. Je l’étreins, l’encourage à sceller nos déclarations dans un nouveau chant d’amour. Nos âmes, comme nos corps se connaissent, je glisse sur le côté pour lui laisser le loisir de mener cette danse.
Je prodigue des caresses sur ses joues, je veux apaiser ses errements, effacer toute fragilité.

« Avec moi, tu ne crains plus rien. Je ne partirai plus jamais. »

Je l’aime ! C’est ce que mon cœur hurle, ce que mon corps lui montre et lui prouve. Je l’aime, le voici mon vrai cri de liberté, celui que j’ai tant cherché. Mon trésor, ma raison d’être. Je l’ai tant espéré, recherché aux creux des vagues, des souvenirs éparpillés parmi les flots et les larmes. Que j’ai vécu des années de souffrance n’est rien, en comparaison de cet instant.

Avec ces trois simples petits mots, ses caresses et ses baisers, même les blessures que je croyais indélébiles s’effacent. Et avec elles, ce sentiment qui me noie et me submerge de bonheur. Je l’aime, mon retrouvé. Et il cherche à me le faire éprouver. Je subis avec ravissement, les assauts de mon amant. Je n’ai pas besoin de le guider. C’est comme si, lui et moi, nous nous connaissions depuis toujours, que notre harmonie ne s’est jamais tarie.
Je me mords les lèvres, clame en douceur, une mélodie de soupirs.
J’oublie tout, jusqu’aux titres que l’on me prête, ou dont je me suis moi-même affublée. Maintenant, je ne suis qu’une femme, une femme qui s’abandonne enfin, à cette ivresse. Je l’aime !

Je ne rouvre les yeux que lorsqu’il m’embrasse avec plus de fougue, ivre, autant que je puisse l’être, épris des mêmes sensations que moi. Il m’aime !
Mes yeux scintillent, pleins de reconnaissance et d’envie. Il me laisse poursuivre, le débarrasser de ses derniers atours. Il incarne, mon doux Lieur d’âme, la flamboyance argentée de l’astre nocturne. Nimbé par cette éblouissante blancheur qui le caractérise, je m’y perds un temps, sans toutefois suspendre mes mouvements. Ils obéissent à une chorégraphie d’un temps passé, jamais perdu, enfoui seulement, le temps d’une éternité. Nos retrouvailles sont marquées par un rien d’impatience, que j’ai appris, il y a longtemps, à ne pas briser.

Ma bouche quémande un autre baiser avant de s’échapper en une caresse mutine et se risquer à mordre, avec douceur, sa lèvre inférieure. D’un coup d’œil complice, je m’emploie au même jeu que le sien, goûte et redécouvre chaque parcelle de son corps.
Que je souhaite éveiller. Embraser plus encore.

Au comble du désir, proche de la torture, je noue mes mains aux siennes avant de nous unir, dans un seul souffle, un battement de cœur qui s’affole.

À l’unisson.

Loin des hommes et des dieux, nos chaînes sont brisées et nos voix soufflent ce mot : liberté. Cet endroit sera notre refuge. Je l’ai décidé il y a longtemps, désormais je suis sûre : c’est avec lui seul que je désire partager le reste de ma vie. À l’aube d’une nouvelle vie, l’espoir est enfin permis, entre lui et moi.
L’extase n’est pas loin, ma tête renversée en arrière, maintenue par ses mains, son rythme, notre communion. Je suis Dana, tu es mon promis, parti depuis de trop longs hivers. La chasse est finie, la belle saison peut revenir. Ta Lumière est là, au creux de tes bras, soumise par le plaisir, les gémissements que tu lui fais pousser.

Toute en grâce et volupté, je calme la cadence, tempère notre envol. Nous avons toute la nuit, et bien plus encore. C’est ce que j’aimerai croire. Son aura me touche et décuple mes sensations, je lui adresse un regard surprit : j’ignorai que nos flamboyances pouvaient agir de la sorte. Je souris, ondule, guide ses caresses jusqu’à ma poitrine. Ma voix n’est qu’un chuchotis, un souffle brûlant :

« Adam… »

Le tempo est soumis à une nouvelle envolée et brusquement une vision me frappe, la même que celle de mon Lieur d’âme. Liés, lui et moi, sous la protection de Elhaz, la rune de l’entre-monde. Un châtaigner en fleurs, d’un rose délicat, sous lequel je l’attends et dans mes bras, un enfant. Soudain tout mon corps se tend, frissonne et mon cosmos se libère, se mélange à la brume. Quelques secondes je me suis perdue, égarée dans cet océan de joie. Une poignée en plus me fait comprendre l’erreur que je viens de commettre. Poison.
La réalité me revient en plein visage et mes mains se plaquent contre ma bouche pour étouffer un cri d’horreur.

« Adam ? Adam ! Parle-moi, je t’en prie ! »

Le vent se lève et la lune revient nous éclairer. La peur aussi. Elle m’étreint. J’ai oublié que j’étais un poison. Fébrilement, mes doigts enroulent sa nuque, je cherche une lueur dans ses yeux pâles. Je t’en prie, reste avec moi !

J’éclate en sanglots face à mes propres pensées. Malgré tout l’amour, les chaînes brisées, la liberté, je demeure toujours cette bête empoisonnée.

Je l’ai occulté, oui, je dois bien l’admettre. Relégué dans les tréfonds de ma mémoire, car après tout, il m’a toujours dit qu’il est impossible pour moi de me définir autrement. Je suis un poison. Ce fardeau, je le porte depuis bien trop longtemps. Antidote. Je ne veux pas y croire.
Je vois encore le sang souiller mes mains, celui d’innombrables cadavres que j’ai laissés derrière moi. Celui d’êtres que j’ai pourtant dit vouloir aimer et qui par ma faute, ne sont plus là aujourd’hui. Celui de mon enfant, ma petite Reine emportée dans les ténèbres, avant même que je ne puisse la contempler. L’aimer, la porter, autrement que dans la douleur et le froid.
Chaleur. Je me sens enveloppée d’un habit de lumière. Je n’ai pas le temps de m’interroger, de questionner Adam. Ce n’est plus tout à fait lui qui me contemple, et m’offre des mots lourds de sens.

Libérée de ma malédiction ? De cette façon ? Après tout ce temps ? Si simplement ? Mon cœur manque un battement, je me raccroche à lui. Je ne suis plus qu’une spectatrice. Une fille de la Lune et de la Mer à qui est accordée la bénédiction du Père.
Investie d’un nouveau souffle, je ferme les yeux, transportée. J’ai l’impression de naviguer sur un océan d’étoiles. Dans une simple barque dont je ne suis même pas la capitaine. Mon guide me sourit, me rassure, il m’invite à le rejoindre, me tends sa main. Je n’hésite pas une seule seconde. Je serre ses doigts, reviens au moment présent. Accueillie par une caresse dans ma chevelure en désordre. Je considère Kalen avec stupéfaction.

« Comment ? Comment as-tu ? »

Mon antidote, c’est toi. Je ne peux simplement plus écarter cet état de fait. Je le fixe avec le plus grand des sérieux :

« Épouse-moi. »

À mon tour de le surprendre. Je suis une femme peu conventionnelle. Que la lune qui brille au-dessus de nos têtes en soit témoin ! Je me presse contre lui, enveloppe mes bras autour de son cou. Front contre front, yeux dans les yeux, je répète ces mots qui sonnent comme un ordre dans ma bouche :

« Épouse-moi, Adam. »