Petite visite infernale

Le ton d'Hadès était empreint de pédagogie, voir de paternalisme. Il reprenait les bases de l'éducation de ce sale gosse qu'était Triton et ce publiquement, tant qu'à faire. On ne pouvait pas lui en vouloir, force était de reconnaître que le rejeton en avait bien besoin. Mais aussi vrai que ce soit, il y avait fort à parier pour qu'il ne prenne pas si bien que cela aurait pu être souhaité ces leçons élémentaires de politesse. Cette séance éducative ne pourrait que l'inciter à se décontenancer encore davantage, ce qui ne rendrait la tâche que plus facile à Thanatos – puisque c'était finalement lui qui avait à s'en occuper. Grand bien lui fasse. Alessio ne nourrissait aucune rancune envers lui. Il se convainquait tout simplement de mieux en mieux au fil des paroles du demi-Dieu qu'il l'aurait vraiment trop exaspéré que pour pouvoir prendre du plaisir à le faire taire sous peine de se mordre la langue. Le romain, désœuvré et n'écoutant que d'une oreille distraite les propos échangés, en vint alors à se demander si une divinité pouvait mourir d'un tel suicide. Déjà à l'époque la pratique était courante pour les capturés ne voulant risquer de livrer aucune information. Mais cela ne signifiait en rien que quiconque pouvait forcément en mourir et il était vrai que la question était intéressante à traiter. De toute façon, il n'avait pas mieux à faire que de la retourner sous toutes ses coutures pour peut-être pouvoir y apporter une réponse probante. Jouant toujours avec son arme de prédilection, il vit tour à tour revenir Kyrian et partir Lenalee, n'y prêtant guère attention.

La demoiselle était étrangement distante depuis son apparition, ne pouvant que le laisser penser que les quelques heures où elle avait été laissée seule avec le Phénix Noir avait offert à ce dernier une occasion en or de lui confier toutes ses réticences à son égard. Aussi désagréable que ce soit de sa part, le jeune Griffon ne pouvait que le comprendre. Après tout, il était question de l'individu l'ayant cerné le plus vite ; à croire que sa nature « obscure » lui facilitait la vue des ténèbres enfouies au fond de l'âme d'Alessio et y serpentant sans discontinuer depuis sa renaissance. Tout en lui n'était plus que Mal et Noirceur, noyant ses entrailles dans la haine et la cruauté nées du regret et de la désillusion qu'il avait du essuyer. Que l'on parle de valeur, d'honneur ou même encore d'espoir, il n'y avait plus trace de tout ça en lui : ses principes n'étaient plus que de pathétiques lambeaux, dépecés au même titre que l'avaient été ses certitudes. De son vivant, tout avait basculé d'un coup, du jour au lendemain. Tout ce qui constituait son existence, à commencer par ses bases et ses fondations les plus solides, avait volé en éclats. D'un coup, d'un seul. Plus jamais il ne laisserait se produire pareille ouverture. Plus jamais il ne serait si vulnérable. Il se l'était juré dans son dernier souffle.

Un éclair d'attention lui offrit toutefois sur un plateau de voir le Chevalier Noir s'incliner respectueusement devant lui. Aussi faussée que soit cette attitude par l'obligation sous le coup de laquelle il était forcé de plier, cette vue n'en était pas moins agréable. Pourtant, il n'alla même pas jusqu'à en sourire, trop occupé à laisser errer le courant de ses pensées – bien qu'il profite tout de même de le voir si obéissant tout à coup. Il fallait croire qu'à son contraire, Kazuki avait une réelle influence sur lui et pouvait donc même le forcer à de telles choses, ignorant totalement sa volonté aussi contradictoire soit-elle. Une belle preuve de persuasion que celle qui pousse à l'abnégation même dans l'un des pires cas envisageables. Quelle humiliation devait-il ressentir pour avoir du faire ça... Une seule pensée en ce sens suffit à ragaillardir le Juge des Enfers encore davantage, finissant de le mettre sur un pied de guerre où il campait déjà fermement. Vouloir guerroyer était bien beau, mais encore fallait-il pouvoir faire front ; or, sans cible à abattre, on ne pouvait pas dire que la tâche lui soit facilitée. Mais il savait qu'il finirait par trouver un jouet avec lequel se distraire. Au moins ça, à défaut d'un adversaire potable comme il en voulait pour certifier qu'il méritait sa place. Appréciant mais sans plus, il reposa au sol le bout de son instrument martial pour intervenir de quelques mots bien sentis, ne pouvant faire mieux tant qu'il serait tenu à l'immobilisme.

Si je puis me permettre, mon Roi, je crois que vous vous obstinez en vain. À l'évidence, il n'y a pas assez de place dans ce crâne étroit et limité pour laisser sa cervelle atrophiée prendre plus d'ampleur que celle qu'elle a déjà, pitoyable au demeurant à ce que j'en vois et surtout en entends. À votre place, j'estimerais ne même pas avoir à gaspiller de salive pour rabrouer les risibles prétentions. Le meilleur sort que l'on puisse réserver à pareille vermine est encore de la broyer sous le poids de sa semelle afin de ne plus en entendre parler, ne croyez-vous pas ?

Parler de ce qu'il aurait fait s'il s'était trouvé dans la position du maître des ténèbres n'avait fait que raviver ses ambitions déicides. Mais il n'en tint guère compte, trop occupé à jauger les tensions émanant de chaque combattant pour tenter de décider à l'avance d'un gagnant. Et il en vint bien sûr très vite à la conclusion qu'il ne s'était pas trompé en promettant l'auteur de son retour à la vie gagnant. Ce ne serait pas encore aujourd'hui qu'il miserait sur le mauvais cheval, à moins qu'un élément externe n'interfère et ne vienne faire pencher la balance en faveur de l'habitant des abysses. Comment ce dernier pouvait-il bien croire pouvoir tenir ne fut-ce que quelques minutes contre une noire éminence telle que celui qu'il avait désigné comme étant son premier opposant ? Soit il cachait très bien son jeu, ne laissant paraître que le strict minimum qu'illustrait à la perfection son tempérament suicidaire, soit il n'était que d'une inénarrable stupidité et ne méritait donc pas qu'on s'intéresse à lui plus que le temps d'un regard inattentif. Il n'y avait rien à en faire et il n'était donc qu'un déchet tout juste bon à être jeté, et le légionnaire de jadis ne pouvait qu'attendre impatiemment le moment où il serait mis à la poubelle. Ce n'était pas plus que l'affaire de quelques minutes, à n'en pas douter.

Le seul intérêt que le lancier retirait de cette première vision de l'Empereur des Mers était d'avoir simultanément celle de son artefact fétiche. Intrigué et surtout désireux d'en faire un essai en raison de la similitude avec la sienne, il voulut la singer et ne se fit pas attendre pour le faire. Rajoutant quelques cordes à son arc, ou plutôt quelques fils à sa lance, il en fit un trident à l'identique, à ceci près bien sûr qu'il n'avait en sa possession aucune caractéristique mystique. Ce n'était pas avec cet agrégat de filins qu'il commanderait les eaux mais il n'en avait de toute façon ni le désir ni le besoin, se contentant largement de cette nouvelle acquisition. Vivement qu'il puisse l'étrenner en la plantant dans les corps des sbires de ce malheureux pour leur faire voir à quel point elle pouvait être redoutable même sans y additionner une quelconque faculté. Sans le vouloir, poussé par sa curiosité, il venait de narguer ouvertement le meneur du camp adverse en l'imitant grossièrement à travers ce geste. Et lorsqu'il se rendit compte que c'était en effet une possibilité, il était déjà trop tard pour y faire quoi que ce soit. Tant pis, se dit-il, ce n'était pas un mal puisque les feux de la révolution étaient allumés avant même qu'il n'arrive.

La Guerre Sainte était déclarée...

Le Phénix Noir et l'Alraune semblaient en pleine discussion de la plus haute importance. Pas un instant Alessio ne songea à les déranger. Son fort était certes de déranger ses camarades au moment le plus handicapant pour les agacer autant que faire se peut mais il n'y était actuellement pas d'humeur. L'absence totale d'adversaire et donc d'occupation y était certainement pour quelque chose, et il en allait de même pour sa mine légèrement boudeuse. La morosité le gagnait et il anticipait que ce ne soit pas fini, étant donné la vaillance fantomatique dont faisaient montre les guerriers marins. Il n'avait jamais vu champ de bataille plus désert, vie terrestre confondue, et ne pouvait que se moquer intérieurement de ces couards à défaut de pouvoir le faire en face. Ils n'avaient même pas eu le cran de venir subir cela. La fierté et la loyauté des gardiens des mers n'étaient plus à prouver : elles étaient inexistantes. Ce n'était qu'une rumeur, balayée par le vent dès que les légions démoniaques avaient choisi de déferler aux confins des fonds marins pour faire comprendre à un Poséidon inconscient des réalités qu'il fallait que son règne cesse. Triste tableau. Le Juge aurait presque pu en être consterné s'il n'avait pas accordé tant d'attention à son désœuvrement, au détriment de toute approche analytique qu'il aurait pu avoir de cette guerre à sens unique.

Ils ne pouvaient même pas imaginer une quelconque opposition, le nombre de combats en cours se comptait sur les doigts d'une main amputée. Et il avait fallu qu'il n'en fasse pas partie. Pourtant, lui aussi était capable de briller. Lui aussi pouvait pourfendre de ce trident singé les larves froussardes au service du royaume aquatique. Mais rien n'y faisait, il était désespérément privé de toute occupation, planté là sans avoir quoi que ce soit à faire. Son rôle s'apparentait presque à celui d'un portier n'attendant que de voir entrer un gêneur pour s'empresser de le jeter dehors. Une tâche ingrate, amusante mais terriblement frustrante puisqu'il était impossible de se faire la moindre idée du prochain arrivant. Que ce soit le moment où il apparaîtrait ou son identité, et si encore il se décidait finalement à arriver, tout lui était inconnu et il n'avait de cesse de vouloir trouver réponse à ses questions au plus vite. Si ce n'était pas le cas, l'ennui grandissant qui le dévorait depuis qu'il s'était immobilisé arme au poing finirait par avoir raison tant de lui que de sa motivation à combattre déjà vacillante devant son inutilité actuelle. Si son ennemi trainait trop, leur bataille serait gâché par le dégoût d'avoir trop eu à patienter, et il ne pouvait pourtant faire autrement que de s'y résigner s'il restait à ce point dans l'expectative.

À qui le dis-tu, renchérit-il aux paroles du sorcier infernal.

Sa présence ici était futile. Il n'avait guère plus de rôle qu'un chien de garde dans une demeure déjà trop fortifiée, campé devant sa niche dans l'hypothèse improbable où un intrus parviendrait tout de même à passer entre les mailles du filet. Il pourrait alors le mordre à pleines dents. Mais hélas, ses crocs allaient finir par s'émousser avec le temps, et toute morsure dont il pourrait alors blesser les importuns ne serait qu'une vaine agression, une franche rigolade. Il ne devait pas perdre de son ardeur au combat mais il était malaisé de rester au comble de l'effervescence alors que rien ne se passe sinon des duels auxquels il ne peut prendre part, leur équité ne pouvant être brisée. Chacun son adversaire et il serait aller à l'encontre de l'opération que de jouir d'une aide déloyale pour en venir à bout. Il fallait leur montrer que même à armes égales, les Enfers les dominaient de très loin afin de les écraser tant physiquement que spirituellement et ne laisser d'eux que des coquilles vides et brisées. Comme un verre dont le cristal se rompt dans l'étreinte d'une poigne trop étroite.

Il se mit en mouvement. Circuler aurait au moins l'avantage de l'empêcher de prendre racines et de se changer en algue humanoïde. S'il restait figé ici plus longtemps, le semblant de raison qu'il pouvait encore avoir s'évanouirait. Puis se déplacer aurait au moins le mérite de lui offrir un repérage des environs et une vue d'ensemble pouvant leur être d'une grande aide pour la suite. Et puis s'il repartait bredouille, au moins se serait-il offert un voyage touristique. Mais aussitôt qu'il fit volte-face, pivotant d'un bloc, son pied heurta un coffret de bois que dissimulait un discret monticule de sable passé inaperçu jusque là. Portant une cigarette à ses lèvres et l'allumant mystérieusement – il est possible de fumer sous l'eau, qui l'eut cru ? - il l'ouvrit d'un coup de talon judicieusement placé et y découvrit un coquet montant. Ou en tout cas ce qu'il devinait l'être au vu de pièces d'or rutilant sous ses yeux. Sympathique trouvaille, qui eut au moins le mérite de lui remonter sensiblement le moral. Même si l'argent n'avait pas cours aux Enfers, cela ferait un bibelot en souvenir du voyage.

Soulevant ce moindre forfait, sachant de toute façon que les maîtres des lieux avaient mieux à faire que de se soucier de ce qu'il pouvait emporter avec lui, il n'eut aucune honte à le soulever de terre dans le but plus qu'évident de l'emporter avec lui lorsqu'il repartirait. Il n'avait aucune idée de la valeur marchande de ces pièces d'or couvertes de mousse verdâtre mais se doutait sans trop de mal qu'il pourrait en tirer un bon prix, tout en se demandant à quel point l'économie pouvait avoir changé depuis les sesterces qu'il accumulait à la capitale. Cette préoccupation plus que secondaire et négligeable était assurément la meilleure confirmation de sa morosité. Cette découverte tombait à pic puisque c'est le moment choisi par Belgarath pour l'interpeller d'une invitation à jouer. Que demander de plus ? Le divertissement ne pourrait que l'éviter de le voir revenir sur ses pas pour repartir d'où il était venu étant donné à quel point sa présence était dénuée de tout apport constructif. Une activité récréative ne pourrait que l'aider à éviter de vouloir faire marche arrière plutôt que de jouer la potiche.

Ma foi. Ce sera toujours plus utile que de rester campés ici à rien faire. Je tiens toutefois à vous mettre en garde, les jours passés à y jouer au campement sont encore bien présents dans mon esprit et je doute que mes méthodes de jeu souffrent de quelque faille que ce soit.

Un sourire en coin fendit ses lèvres, bien qu'il eut préféré pouvoir ouvrir celles de ses adversaires dans une effusion de sang plus que bienvenue. Enfin il allait pouvoir se servir de ses mains, à défaut de pouvoir en faire des poings dont frapper ces lâches de Marinas se distinguant par leur manque de réactivité. On ne pouvait même pas parler de rangs ennemis tant leur faible nombre forçait à les prendre en pitié. Soupesant le réceptacle qu'il venait de dénicher, il se dit qu'il y avait certainement là de quoi tenir un certain nombre de parties et lui offrait ainsi une large marge d'erreur pour se remettre dans le bain. Et puis jouer à la proie facile pour les requins ne pouvait qu'endormir leur méfiance avant d'opérer un retour gagnant – ce qui était ironiquement bien placé dans ce contexte maritime. S'approchant d'un pas ferme, il ôta précautionneusement le paquet des mains de son interlocuteur et entreprit de le mélanger avant de tirer une carte au hasard, obtenant l'As de Pique. Avoir un tel matériel entre les mains ne pouvait que lui rappeler la Fourberie à laquelle l'avait associé Hypnos avec son jeu enchanté, et par la même occasion ce qui lui était arrivé. Mais il fut rapidement arrêté dans ses réflexions en se disant qu'il ne faudrait tout de même pas qu'ils se résolvent avant d'avoir tout essayé pour faire venir des cibles sur lesquelles ils pourraient se défouler. Son cosmos monta en flèche, explosant et se propageant dans les environs pour être sûr et certain que personne en Atlantide n'ignore leur présence. Même avec les batailles en cours, un excès de prudence ne serait jamais de trop pour ne plus avoir le moindre doute sur le fait que tous sans exception soient prévenus.

Il avait un message à faire passer. Et ce message était clair.
On est là.

Avec trois pointures comme eux, il était inutile de dire que tout guerrier qui prendrait finalement la décision irrévocable de se joindre à eux aurait fort à faire pour sauver sa peau. Quiconque prendrait son courage à deux mains pour cette sauterie en se faisant tout à coup pousser les parties génitales auxquelles on associait ce cran nouveau n'aurait guère plus que le droit de se présenter avant d'être épluché jusqu'aux arêtes. La première nageoire à remuer dans les parages serait dépecée et déchiquetée jusqu'à ce que mort s'ensuive. Ce qui aurait alors de fortes chances de durer puisque la fin de cette agonie signifierait le retour de l'ennui. S'ils finissaient par se saisir de l'un d'entre eux, rien ne les empêcherait de faire durer le plaisir et ils ne s'en priveraient pas, tous autant qu'ils étaient. La zone à haut risque était dressée et les cartons d'invitation expédiés sous forme d'une vive émanation cosmique pouvant alerter chaque habitant des profondeurs qu'il avait matière à se rendre utile. Et pourtant, toujours aucun signe de vie. Navrant de médiocrité... Ils ne pourraient même pas se targuer d'être le divertissement de choix qu'imaginaient les Spectres après avoir été ridiculisés de la sorte sans même tenter de combattre. Mais s'ils voulaient essuyer cette humiliation à son plus haut point, cela ne regardait qu'eux.

Rangeant la carte qu'il venait de prélever dans le jeu, il continua de le battre jusqu'à plus soif avant de l'immobiliser si ce n'est pour en aligner parfaitement l'entièreté. Paupières closes, il écoutait chaque nuance, chaque bruissement de son contenu, appréciant de retrouver ces sonorités qu'il n'avait plus écoutées depuis si longtemps. Cela faisait des siècles et des siècles qu'il n'avait plus touché à un tel objet et en retrouver tant le bruit que le contact ne manquait pas de le ragaillardir là où l'absence d'adversaire à démanteler l'avait déçu dans les moindres recoins de son être. Les réflexes émergeaient de sa mémoire, de même que les règles du jeu qui s'y alignaient en pagaille avant qu'il n'y remette aussitôt bon ordre. Toutes les astuces qu'il avait pu connaître ne manquèrent pas de refaire surface à leur tour, emplissant son crâne aux côtés du reste tant et si bien qu'il aurait pu croire que cette dose excessive de connaissances opérant un retour massif auraient pu en déborder. Mais tout finit par être parfaitement contenu et ordonné. Il était fin prêt, et la confiance pouvait se lire sur ses traits, rehaussée d'une vanité perceptible.

Jamais je n'ai eu à affronter de chevaliers d'Athéna à ce jour mais à vous entendre je n'y perds pas grand chose. Selon toute vraisemblance, ce ne sont que des déchets tout juste bons à être jetés. Ou mieux, incinérés afin que nul n'en entende plus parler... Croyez-vous que les flammes infernales sont assez chaudes pour faire disparaître tous ces moins que rien ?

Il avait volontairement attaqué le premier sujet avant le second pour se mettre en condition. Son histoire... Combien de fois n'avait-il pas souhaité l'oublier ? Son regard se voila alors qu'un soupir nostalgique quittait ses lèvres. Un air grave et mélancolique marqua brièvement ses traits alors qu'il battait les cartes avec une adresse certaine. Ce geste avait trop été répété pour qu'il commette une maladresse malgré son léger état second. Rouvrant la serrure qu'il avait déjà endommagée de son récent larcin, il en tira une poignée de piécettes et les étala face à celles du sorcier, ne se souciant pas une seule seconde de la potentielle différence d'unité monétaire. Qu'importe. Ils auraient pu jouer des cacahuètes ou des dattes que c'eut été la même chose : les mises n'importaient que peu, et n'étaient qu'une excuse pour enjoliver un peu plus ce qui soulagerait leur besoin vital de se divertir plutôt que de s'enliser dans la monotonie d'une attente bien partie pour être sans fin. Repartir sans avoir porté le moindre coup serait désolant mais tout semblait indiquer que ce soit le plus probable...

Ah, l'empire romain et ses conquêtes... Un homme tel que toi doit savoir de quoi il retourne, n'est-ce pas Belgarath ? J'ignore s'il en va de même pour Kyrian mais j'ai dans l'idée que si ce n'est pas le cas tu seras plus à même que moi de lui offrir un cours de rattrapage... Je doute être un excellent pédagogue.

Tout à ses paroles, il distribua les cartes, hésitant à se risquer à quelques manipulations qui lui donneraient un avantage assuré sur la suite de la partie. Mais non. Pas maintenant. Inutile tant qu'il ne se serait pas mis dans le bain. Et puis il était toujours préférable de les mettre en confiance avant de se remettre aux escroqueries, même si ce n'était pas à exclure de son programme...

Ce ne sont que de vulgaires lâches méritant à peine à rôtir sur un bûcher. J'en ai perforé de mon pilum pour moins que cela. César n'était peut-être pas le meilleur empereur que cette Terre sans avenir ait pu porter mais au moins savait-il régner d'une main de fer sur ce qu'il avait bâti et diriger comme un grand homme. Il ne sous-estimait aucun ennemi et avait tôt fait d'envoyer ses meilleurs soldats écraser tout bastion de résistance quand le besoin s'en faisait sentir, ne laissant aucune poche survivre à notre infanterie. Si Athéna continue à faire dans la demi-mesure en nous sous-estimant je crains qu'elle n'ait un jour la mauvaise surprise de se réveiller pour trouver son Sanctuaire à feu et à sang.

La demande d'explications à Belgarath n'était pas tant faite pour flatter ses connaissances que pour se passer d'avoir à le faire lui-même, ménageant ainsi langue et salive alors qu'autrui pouvait s'en occuper à sa place. Il n'avait de toute façon jamais été un grand orateur de son vivant et doutait que cela ait changé dans cette seconde existence. Il ne se risquerait pas à essayer en tout cas, n'y voyant pas l'intérêt puisqu'il avait du petit personnel pour le faire à sa place, même si celui-ci n'en avait pas conscience. Et puis il n'aurait pu s'empêcher de tourner son récit de sorte à ce qu'il mette un peu plus le Phénix Noir sur les nerfs à son encontre et réveiller la querelle latente qui semblait animer leur relation d'un curieux feu sacré n'ayant rien à envier à celui qu'il manipulait. Son instinct l'avait naturellement prévenu de la très vaste culture générale du sorcier ; cela se voyait à son éloquence et à sa façon de parler, tout d'abord. Mais chaque détail de son attitude, à sa manière, faisait de lui un personnage hors-normes dont on voyait qu'il avait acquis un savoir rarement égalé et ne concernant pas nécessairement que le domaine qu'il aurait du connaître pour porter jusqu'à ceux plus difficiles d'atteinte. Tous ceux dont il n'aurait pas du avoir vent sans en donner la peine.

Qu'importe comment il y était arrivé, le résultat était là et était on ne peut plus appréciable, il ne pouvait le nier. La mémoire et les acquis encyclopédiques de son subalterne ne faisaient que briller davantage à chaque seconde, ou plutôt à chaque phrase de ce documentaire qu'il constituait pièce par pièce suivant la demande formulée par Alessio. Ce dernier avait du mal à croire que quiconque soit naturellement si zélote envers lui, d'autant plus alors qu'il n'avait pas encore les moyens d'étendre réellement sa sphère d'influence sur ses subordonnés. Et puis Belgarath appartenait à cette caste exécrée qu'étaient les soldats de rang inférieur au sien mais dépassant pourtant d'ores et déjà sa puissance sans qu'il ne soit capable de les en empêcher et de faire en sorte qu'il les distance sans possibilité pour eux de le rattraper. Et pourtant, il se montrait docile et obéissant. Comment ne pas croire qu'il y avait anguille sous roche ? Peut-être était-il tout simplement féru d'histoire et ce en général et non pas uniquement pour des domaines bien précis, à moins que le Juge des Enfers ne soit bien tombé en pointant son époque du doigt. Quelle que soit l'explication, le résultat était louable, bien que sujet à suspicions.

L'écoutant discourir une oreille, n'entendant finalement qu'une répétition de tout ce qu'il avait connu et de l'atmosphère particulière de la Rome antique et de son glorieux empire n'étant à ce jour plus que ruines, il lorgna sur les différentes monnaies que tous trois avaient déposé devant eux avant d'entamer la partie. Plus que la diversité des unités monétaires, c'était leur sens qu'il ne parvenait pas réellement à comprendre : même lorsqu'il avait encore un cœur battant dans la poitrine et que sa chair ne vivait que pour la première fois, il n'y avait jamais accordé d'importance particulière à titre personnel. La meilleure preuve en était les bourses qu'il envoyait régulièrement à sa cadette, contenant la quasi-totalité de son salaire à chaque fois jusqu'au jour tragique où tout avait basculé. Dire qu'il avait mis des années à le découvrir... Il plissa les yeux et leur couleur azurée devint glaciale l'espace d'une seconde, l'unique restante alors qu'il se perdait dans ces pensées avant que le rôle de documentaliste de l'Alraune ne s'achève. Il reporta son attention sur ses adversaires ; inutile de préférer les plaies d'antan à un sujet d'actualité, tout cela n'était plus qu'un lointain passé qu'il devrait finir par oublier du tout au tout pour enfin pouvoir être lui-même.

Je pense difficilement pouvoir faire plus explicite en effet. Je pourrais vous parler de Corinthe notamment et de la conquête que nous en fîmes, mais je doute pouvoir le faire avec autant d'emphase et surtout être capable de capter assez longtemps l'attention de Kyrian pour qu'il assimile tout ce que je pourrais en dire. Sa concentration ne semble pas être son point fort, me trompe-je ?

À mi-chemin entre la pique et la boutade, avec assez d'équilibre que pour instiller le doute, je lorgnais un instant vers lui. C'était une provocation le concernant directement qu'il aurait le plus grand mal à deviner grâce à ce soupçon de mise en scène mais aussi et surtout une diversion. Son pouce bougea indiciblement sur la carte centrale de sa main et le motif s'en transforma en l'espace d'une seconde sans que l'on puisse s'en rendre compte à moins de se trouver dans son dos lors de l'exécution de ce tour pendable. Ce n'était guère civil de sa part mais qui avait exigé qu'il le soit ? Il doutait de toute façon que l'homme venant de présenter de façon claire et concise son cadre de vie ne s'y prête pas également si l'occasion s'en présentait et qu'il en ressentait le besoin pour prendre l'avantage dans cette partie, à moins que ce ne soit directement pour la gagner. Mais mieux valait y aller petit à petit afin que cela soit le moins remarquable possible. Dans son cas, il n'y avait pas grand risque. Son cosmos étant déployé depuis qu'il y avait fait appel pour signaler leur présence, en ressentir une émanation distincte relèverait du miracle et ce malgré sa manipulation qu'il devait encore légèrement peaufiner pour être à la hauteur de ce qu'on était en droit d'attendre de sa part. Sa main était maintenant idéale, il n'y avait plus qu'à jouer cartes sur table. Ce qu'il fit.

Nous n'aspirons pas à la même fin. Je ne suis revenu que pour me replonger dans cette sphère de souffrance qu'apportent avec elles les batailles incessantes, celles-là même qui m'ont fait ces cicatrices. Je veux noyer mes souvenirs dans le sang de mes victimes plus que je n'ai pu le faire à n'importe quel moment de ma misérable existence et ce même s'il faut pour ça que j'écorche vif un par un chaque habitant de cette planète bonne à jeter aux ordures. Je n'en ai que faire, tant que j'y parviens.

Son ton était naturel, presque guilleret, ce qui contrastait d'autant plus fortement avec la teneur macabre de ses propos. Il ne plaisantait pas et aucune de ses phrases n'était à prendre à la légère, c'était réellement le projet ambitieux qui occupait ses pensées. Entre autres. Il n'allait pas non plus tout leur dire sur ses plans, cela ne pourrait que le compromettre... Plus encore s'il leur avouait ne pas avoir de réelle loyauté par rapport à Hadès hormis celle que lui impose le don de ce corps immortel dans lequel avait été placé son âme écornée par les douleurs d'antan. Il avait des secrets à garder et le ferait sans se faire prier pour ne pas en faire les frais. Il ne faisait de toute façon aucun doute qu'il ne pourrait les confier à personne et ce jusqu'à ce qu'il mette à exécution tout ce qu'il avait planifié. Et jusque là et même après, comme au jour de sa mort, il serait désespérément seul. Il s'y était fait et finissait par aimer cela, tout compte fait. Mieux vaut être seul que mal accompagné, plus encore quand la conspiration est de la partie...

Dès que retentit la remarque du Phénix Noir, son sang ne fit qu'un tour. Aussi, il n'y eut pas de surprise à ce que ses fils enserrent précipitamment le poignet et l'avant-bras de l'intéressé de sorte à en prendre le parfait contrôle. Aussi partiel que ce soit, il était désormais sa marionnette et ne pourrait y faire quoi que ce soit à moins d'enflammer son cosmos afin de les faire disparaître. Mais le temps qu'il le fasse, le mal serait déjà fait. Mal qui se représenta ici par le fait de s'arranger pour que, d'une habile manipulation, sa main se ferme en poing avant qu'il ne s'en décerne lui-même un coup. Là où le coup de canne de Belgarath lui avait fait baisser la tête malgré lui, l'uppercut qu'il venait de s'infliger de sa propre main en plein menton saurait la remettre à bonne hauteur en la projetant vers le haut. La punition avait l'avantage de s'équilibrer grâce à l'opposition des coups tout en remettant doublement l'insolent à sa place, ce qui, compte tenu de leurs histoires, ne pouvait que réjouir le fourbe Griffon alors qu'il relâchait ses liens pour libérer le membre réduit en esclavage pour l'occasion. C'était une bonne leçon, qui peut-être ne seraient qu'un avant-goût si les conflits qui les opposaient venaient à gagner en intensité par la suite, même si ce n'était actuellement pas à l'ordre du jour.

Les propos de l'Alraune avaient le mérite de viser juste et d'être en résonance avec ceux d'Alessio de par leur adéquation. Le romain ne pouvait qu'en être ravi. Il s'agissait sans doute de la première personne qu'il rencontrait à partager ses desseins depuis sa mort et sa renaissance, ou tout du moins à lui en faire part, et il ne pouvait qu'approuver tout ce qu'il entendait. Ils avaient plus en commun qu'il n'aurait pu le croire au premier contact et c'était une agréable surprise que celle se profilant sous l'auspice de cette anodine partie de cartes qui avait au final bien plus de gain que celui du simple divertissement. Ce n'était pas plus mal et il ne s'en plaindrait pas : savoir qui s'était forgé la même opinion que lui ne pouvait que l'aider à savoir sur qui il avait des chances de pouvoir compter le moment venu. Le point faible de cette découverte était en revanche qu'elle s'accompagnait d'une loyauté indestructible. Dommage. Saurait-il la faire flancher ? Ce n'était pas impossible, et le Juge consigna dans ses pensées cette hypothèse.

Comme le dit si bien notre Seigneur, la mort est délivrance. Je l'ai moi-même vécu car elle m'a ouvert les yeux sur l'horreur de la condition humaine. Durant toute ma vie, j'ai eu les paupières closes et périr m'a fait voir la vérité. Celle que notre Enfer est en réalité un Paradis que nous devons étendre à toute la surface du globe et même plus. Nous devons leur enseigner la souffrance. Ce mal qui purifie une société formatée et la ramène vers la vraie vertu et les plaisirs de la vie qui ont été oubliés avec la facilité de notre époque. Que ce soit l'argent, le sexe, les possessions...

Aussi confortable que soit sa position actuelle, elle n'était pas assez pour le combler définitivement. Il aspirait à plus, visait plus haut, et son ambition ne serait assouvie qu'une fois qu'il règnerait au plus haut des cieux – ou au plus profond de l'abîme infernale, sur le trône qu'occupait présentement son bienfaiteur. Un Dieu, il le deviendrait, il ne pouvait qu'en entretenir la ferme conviction et entendre son vis-à-vis traiter du trône placé au sommet de l'Olympe ne fit que raviver ce plan de carrière tenu secret et n'étant pas près d'être révélé au grand jour. Pas avant qu'il ait acquis la puissance nécessaire pour y prétendre et soit capable de le revendiquer sans avoir à craindre d'être impitoyablement écrasé. Il était loin du compte, il n'y avait pas à en douter, mais ses pouvoirs avaient incroyablement cru récemment. S'ils continuaient sur cette lancée, tôt ou tard, ils auraient l'envergure requise pour que ce désir enfoui ne soit plus un fantasme et qu'il puisse mettre en application ses projets de conquête. Ce n'était qu'une question de temps. Mais il continua d'exposer sa philosophie jusqu'au bout.

Tout est trop accessible aujourd'hui. Toute existence a perdu de sa valeur. Notre rôle est de l'épicer pour qu'elle retrouve son goût d'antan. Nous devons les faire entrer dans notre sphère de souffrance. C'est notre mission, de purger le monde des sourires béats et idiots et des rires sans saveur. Les empêcher de refermer toute blessure. Ce que nous leur infligerons ne sera que bonheur pour eux quand ils en comprendront le sens. Nous devons faire cesser cette joie artificielle pour restaurer l'équilibre.

Ils étaient des messies, des mécènes. Et il fallait que personne ne l'ignore, que tous apprennent à les reconnaître comme étant leurs sauveurs. La thérapie par le mal. Combattre le feu par le feu. Quoi de plus naturel. Son regard passa d'une carte à l'autre. Sa petite manipulation précédente était passée inaperçue et il ne pouvait qu'être confiant pour la suite étant donné la main plus qu'impressionnante qu'il avait réussi à assembler, bien qu'il ait du aider le destin d'un léger coup de pouce. Mais n'ayant pas été vu, il ne pouvait être pris, et cette légère modification avait donc toutes les chances de lui assurer une victoire facile et sans encombres. Si personne ne s'en rendait compte, tout irait pour le mieux. Dans le cas contraire... Il aviserait. Encore fallait-il que l'un d'entre eux ait pioché la carte qu'il avait dupliquée d'un tour discret et si tel était le cas, il pourrait toujours les accuser le premier d'avoir procédé au changement dont il était le vrai responsable. Même si le fait qu'ils se connaissent d'ores et déjà ne jouerait pas en sa faveur s'il fallait désigner le menteur, mais il avait de son côté un talent de comédien loin d'être mauvais qui lui serait plus qu'utile en cas de besoin. Essayant de lire dans leur regard et leur expression ce qu'ils pouvaient penser de leurs jeux respectifs, il les dévisagea attentivement, guettant le moindre signe.

Si une place de Dieu est à pourvoir, il faut la prendre. C'est un insigne, un uniforme. Ce titre affirme la force que l'on détient car il faut avoir les épaules pour le supporter. Et c'est pourquoi je poursuivrai ma route avec ma seule idée en tête : faire de moi un Dieu. Et c'est alors que le monde disparaîtra, dans les flammes...

Soudain, l’écho. Avant même d’avoir pu abattre ses cartes comme il l’aurait voulu, Alessio fut arrêté net dans son geste. En réponse à la déflagration cosmique qu’il avait émise quelques minutes plus tôt, un signal venait de se faire sentir, provenant des confins du royaume marin. Enfin quelque chose à se mettre sous la dent. Non pas que la compagnie de ses frères d’armes l’indiffère – il se serait presque cru revenu à l’époque de son service militaire et de la franche camaraderie dont il avait bénéficié alors – mais le devoir l’appelait. Car en aucun cas il n’accepterait que cette proie aussi lui soit volée. Devant déjà s’occuper de Triton pour finalement se le voir soutiré par Thanatos, il ne laisserait pas une seconde occasion de briller par son talent lui filer entre les doigts. Il était plus que temps de mettre en exergue sa réelle valeur, à l’instar de l’étoile à laquelle était associé son surplis. Et ce gibier aquatique venant de sonner l’alerte par sa seule présence en serait le meilleur intermédiaire. Qui que ce soit, il avait tout intérêt à bien se tenir, car même si son souhait avait été de se tenir loin du champ de bataille, le Juge du Griffon ne l’entendait pas de cette oreille. Et il ne manquerait pas de l’apprendre à ses dépends une fois qu’il serait arrivé sur place, ne demandant qu’à se dépêcher pour y arriver au plus vite.

Il ne laisserait pas l’avant-garde composée de vulgaires spectres sans la moindre distinction lui voler la vedette. Il avait déjà eu le plus grand mal à le tolérer pour le Dieu de la Mort, alors ce n’étaient certainement pas à eux qu’il accorderait la récidive. À son grand regret, cette intervention nécessitait de laisser tomber en cours de route une partie démarrée sur les chapeaux de roue, mais le travail n’attendait pas et le sien lui sommait de partir sans plus attendre pour aller s’occuper en personne du cas de ce Marinas se calfeutrant dans les tréfonds de l’Atlantide dans l’espoir vain dès le départ d’échapper aux filets infernaux. Il n’en sortirait pas vivant et le romain allait faire tout son possible pour qu’il le comprenne au mieux dans les prochaines minutes une fois sa destination atteinte. Le trajet ne serait pas long, d’autant plus que ses alliés avaient d’ores et déjà ouvert la voie pour lui sans même qu’il ait eu à le demander. Les valets avaient au moins le mérite d’être serviables au sein de l’armée infernale, et ce spontanément qui plus est. Il ne pouvait que s’en satisfaire.

Laissant tomber son excellente main avec un léger dépit, bien qu’atténué par le fait d’avoir du recourir à un petit tour pour la parfaire, il joignit les mains pour en faire craquer les phalanges l’une après l’autre dans une cacophonie lugubre on ne peut plus régulière. La traque était ouverte et il serait le chasseur, à n’en pas douter. Ils s’étaient bien amusés mais il lui fallait maintenant écourter cette occupation pour le moins inopinée dans un tel contexte pour revenir à des activités plus sérieuses, et surtout plus en adéquation avec la situation. Une Guerre Sainte était en cours et il allait finalement y prendre part après ces longs moments d’oisiveté. Les abandonner au cours du jeu était désolant mais c’était un mal pour un bien puisqu’il avait maintenant un martyr tout désigné à qui faire payer son profond ennui des minutes passées, avant que l’idée de la partie de cartes n’ait été lancé. Qui que ce soit ce Marina, il serait tenu pour responsable et vu comme source de tous les maux, il ne pouvait en être autrement.

Veuillez m’excuser mais je crains de devoir écourter ce petit jeu fort distrayant. Croyez bien qu’il me navre de devoir quitter si bonne compagnie et de devoir couper court à cette conversation ô combien intéressante mais il semblerait que mes services soient requis en d’autres lieux. J’ose espérer que mon absence ne vous causera pas trop de tort et vous souhaite un bon amusement, messieurs.

Le sourire triomphal errant sur ses lèvres était né tant du plaisir qu’était de révéler les cartes en sa possession pour cause d’abandon sous leurs yeux ébahis – ou du moins s’attendait-il à les voir ainsi – que des pulsions sanguinaires qui remontaient en lui au fur et à mesure du temps écoulé. Derrière ce sourire en coin se cachait un rictus carnassier ne demandant qu’à faire naitre l’effroi mais mieux valait conserver ce masque amical autant que faire se peut. Une vipère ne tendant pas de piège pour mieux mordre sa victime à pleines dents et lui injecter son venin de ses crochets effilés n’en est pas vraiment une. Cette apparence sympathique était là pour endormir la méfiance de tous, même de ses camarades ; nul n’est jamais à l’abri d’une trahison et les tromper sur son exacte nature ne pourrait qu’être à son avantage si d’aventure ils finissaient par voir leurs routes diverger et devenaient ennemis. Plus jamais il ne ferait confiance ni ne s’attacherait à qui que ce soit, les conséquences en étaient bien trop désastreuses. Faire semblant était tellement plus simple et amusant, pourquoi ne pourrait-il pas s’en contenter ?

À vrai dire, quitter les lieux et laisser la discussion en suspens n’était pas nécessairement un mal. S’ils continuaient sur cette pente savonneuse, les chances pour qu’il s’enflamme et en dévoile trop sur ses desideratas étaient grandes. Et il ne pouvait que s’en passer pour l’heure : affirmer sa position était bien plus important que de continuer à arpenter le chemin qui le mènerait aux sommets convoités. Mais il ne les perdait pas de vue pour autant. Ces réflexions ne l’empêchèrent cependant pas de goûter une lampée du nectar proposé par l’Alraune en guise de mise en jambe pour le combat à venir, qui ne revenait de droit à nul autre que lui-même. Le goût corsé du breuvage ne fit que le réchauffer et faire circuler l’adrénaline plus aisément. Ses facultés seraient au maximum pour cette bataille plus que jamais en son honneur. Rendant le récipient et son contenu à son propriétaire tout en lui adressant un ultime signe de tête, le fixant avec intérêt, il entreprit de s’éloigner à vive allure en s’entourant d’une onde vaporeuse aux teintes violacées qui l’absorba entièrement. Belgarath semblait voir clair dans son jeu dans tous les sens du terme. Il brillait cependant par sa fidélité sans bornes. C’était une aubaine de rencontrer une personne tel que lui mais ses principes étaient un frein à toute relation amicale durable entre eux. Sans parler de son lien avec Kyrian, qui, lui, semblait voué à lui mettre des bâtons dans les roues. La conclusion était évidente...

Il serait un obstacle de plus.

→ Pilier de l'Océan Indien.