TERMINÉ [FB 560] Le pacte de sang [PV Aedan]

« Va te faire foutre Aoden. »

Furent les mots que j’eus pour cet homme ingrat, caché dans l’ombre de sa capuche. Il était venu me tirer de mes responsabilités en Atlantis, de Cinead pour que je l’accompagne dans une guerre. Mais comme le renvoyer chier ne fut pas suffisant, nous nous étions mis sur la gueule, jusqu’à ce que l’un de nous ne cède.
Hélas, ce fourbe excellait dans l’art de la tromperie et bien que je lui aie tenu tête, ce fut loin d’être suffisant. Face à lui, je n’étais encore qu’une enfant. Une fillette attachée à des entraves qu’elle ne désirait pas.
J’abandonnai donc le Royaume sous-marin, en paix précaire, pour rejoindre un champ de bataille. Une guerre qui me dépassait.
Le Sidh traversé, je n’eus pas non plus le temps de m’émouvoir de ce royaume gris où le danger rôdait derrière la brume. Plus forte, ici, était l’odeur du sang. Plusieurs camps s’opposaient sur les terres d’Ys, notre destination. Une place forte, que l’on pensait tous inébranlable. Royaume du Roi-fou, elle était en état de siège et notre famille, les O’Bannon, avait une dette envers lui.
Il combattait, mais il n’était pas le seul, les terribles Fomoires, ennemis séculaires des Tuatha.

« Tu es une Sorcière Bleue, et à ce titre, il t’incombe de combattre. »

Et de triompher, devinai-je sans mal en prenant mes quartiers, en pleine nuit, ne me laissant pas l’occasion de jeter un œil à l’ampleur de cette bataille.
On me présenta à un homme tout à fait sympathique, le Corbeau Rouge. Un allié. Si on ne me l’avait pas certifié, j’aurais plutôt eu tendance à juger cet homme taciturne -au demeurant charmant- comme tel. Y’avait quelque chose chez lui de dérangeant. De nocif.

« Je comprends pourquoi vous vous entendez à merveille, tous les deux. »

Fis-je à Aoden d’un ton mesquin avant de m’emparer d’une bouteille de vin qui traînait là. « Bran, où est ton petit Merle ? Il a accepté, au moins ? »


Bran répondit à Aoden d’une façon qui me fit frissonner : « Ce choix ne lui appartient pas. Il a son rôle à jouer, comme elle. »

Là, tout de suite, je lui aurai bien mis mon poing dans la gueule.

« « Elle » a un nom et tu ferais bien de t’en rappeler l’rouquin. Je suis Nimuë O’Bannon, et si je suis ici c’pas par gaieté de cœur ni pour vous faire plaisir à tous les deux. Dites-moi plutôt à qui j’dois casser les dents, que j’retourne auprès des miens. »

J’insistai sur le dernier mot. Eux ne représentaient rien. Juste les chaînes. Ce terrible poids dont je ne savais me dépêtrer. Me libérer.

Un jeune homme arriva, suivi de près par une jeune femme à la chevelure blanche. Aussitôt, je ne pus m’empêcher de les comparer à la lune et au soleil tant, l’un et l’autre, étaient opposés aussi bien physiquement que par l’aura qu’ils dégageaient. Cela eut au moins le mérite de me faire sourire. Aoden fut le premier à lui répondre :

« Ma fille est toujours dans cet état, elle a hérité ça de moi. »

Je grinçai des dents, siffla :

« Je n’ai rien hérité de toi, sale connard ! »

Contenir mon fiel était difficile. Je détestais cet homme. Ce prétendu père. Un titre bien dérisoire qui cachait une tout autre réalité. Il jouait aux gars chaleureux, souriant, affichant une bonhomie que je savais factice. Cet être-là était de la pire espèce. Qu’il osa dire que je lui ressemblais… c’était déjà outrepasser les limites de ma patience ! Surtout pour lui. Il ajouta, en me fixant droit dans les yeux. Je devinai sans mal le sous-entendu.

« Surtout pas de mon langage fleuri ! »

Il se détournait déjà, alors que je m’abstenais d’aller lui en coller une, pour la forme. Je poussai un long soupir, tentai de me contrôler en la présence de ces parfaits inconnus. Ils l’avaient pas demandé à être témoin d’une énième dispute entre nous. Je ne donnerais pas satisfaction à Aoden.  

« Ah… Bran. Ça doit être ton n’veu ? Enchanté, Aedan, c’est ça ?  Le p’tit Merle, Aoden, il lui tendit une main chaleureuse. Faudra faire attention à pas s’tromper entre nos noms ! Dis donc, qu’est-ce que tu ressembles à ton paternel. »

Bras croisés, plus ou moins calmée, je m’avançai, main sur la garde de mon épée. « C’est bon, vous avez terminé votre petit numéro ? »

Les regards se tournaient vers moi. En particulier celui de Bran. Ce dernier inclina si légèrement la tête que je crus rêver. « Je suis d’accord. Suivez-moi. » Venait-il de me donner raison ? Étrange personnage. Peu engageant, opposé lui aussi à mon père. Quoique, là-dessus, j’avais quelques doutes, surtout s’ils étaient réellement amis.
Il nous entraîna dans les profondeurs de la forteresse, ne s’attarda pas sur les présentations, sur des palabres inutiles. Je le devinai froid, obscur et raisonné.
Je me penchai vers le couple :

« Nimuë, enchantée. Désolée pour toute à l’heure. Il me rend folle. »

Fis-je en désignant Aoden du doigt, me retenant de tout autre signe moins poli.

« Vous savez ce qu’il en est exactement ? »

Nous nous enfoncions toujours plus profondément dans les ténèbres, dans un parfait silence. Un silence qui se brisa lorsqu’un cri, inhumain, s’éleva et nous surprit tous. Je vis alors Aoden et Bran échanger un regard lourd de sens. Qu’est-ce qui se passait ici ?

Je n’eus pas réellement le temps de m’interroger. Aoden et Bran qui ouvraient la marche, ne prirent pas la peine de considérer nos questionnements. Ils échangèrent un regard, bref, pressant, que je ne sus interpréter. Y avait-il seulement un sens à y trouver ? J’observai Aedan s’offusquer à son tour. Bran était l’être le plus taciturne qu’il m’ait été donné de voir. Pourtant, il y avait quelque chose chez lui qui me poussait à le suivre.
Sa corneille s’agita sur son épaule, suite au silence qui précéda le cri. Sans m’en rendre compte, j’avais posé une main compatissante sur l’épaule du jeune rouquin.

« Ça va aller ? » dis-je en désignant son épouse. « Si vous voulez mon avis, il faudrait plus se méfier de ces deux-là que de ce… »

Aoden capta mon attention avec l’un de ses sourires sardoniques. Mon sang ne fit qu’un tour. Pas parce qu’il soulevait en moi une envie irrépétible d’insurrection. Non. Mais parce qu’il éveilla en moi mon instinct de Sirène Maléfique. Un chant, lugubre, revint à nos oreilles. Cette fois, je réprimai un frisson.

« Avançons. »

J’emboîtai le pas, accélérai l’allure sans trop savoir pourquoi. Dans la gueule béante de ces ténèbres, je distinguai les barreaux d’une cage. Et dans toute cette noirceur, un corps recroquevillé, informe. Habillé d’oripeaux, une couronne trônait sur une tête échevelée. Un roi ?

« C’est… »

La créature -car je ne pouvais la désigner autrement- se releva d’un coup. Elle percuta sa cage, tenta d’attraper Aoden qui, d’un geste véloce, répondant certainement à une envie macabre plus qu’à un réflexe défensif, lui trancha les deux bras. Le monstre hurla d’indignation et de douleur. Mais qui, entre cet être emprisonné, de mon père, était le véritable monstre ? J’eus envie de lui arracher son rictus !

« Je vous présente le Roi Gradlon. »

Bran, le visage toujours aussi froid, se fissura quelque peu. Une lueur de tristesse flotta sur des prunelles qui changèrent de couleur. J’eus l’impression d’avoir rêvé car il déclara, abrupte :

« Il nous a trahis. Il a rejoint le camp des Fomoires. Voilà la malédiction qu’il devra porter, à présent. »

Je me risquai à une question :

« C’est pour cela que vous nous avez demandé de venir ? Un vieux fou, traître de surcroît ? »

Devions-nous le mettre à mort ? Être des témoins de son exécution ? Une intronisation ? Quel rapport avec nous ? Bran s’expliqua enfin :

« Il a réalisé un Pacte de Sang. Nous avons jugé bon de vous faire venir. Merle, Sirène et Oracle, je pense que vous êtes le dernier espoir de cet homme. » Une autre voix s’envola de la bouche du Corbeau Rouge : « De mon père… »

« J’aurais pu, oui. » glisse Aoden avec un sourire pleinement sadique sur ses lèvres. J’aimerais lui faire ravaler ses mots, lui casser la gueule là tout de suite. Mais l’occasion ne s’y prête pas. Il désigna le monstre dont le membre déjà, repoussait. « Vous voyez ! »

Un pur jeu sadique. Que le druide à la chevelure rouge, Oncle du second, ne relève pas. Il y a tant de mystère qui l’auréole. Une autre aura supplanta la sienne. Bien plus douce et bienveillante, quoique ternie par l’ardeur imposée par la mélancolie. Elle se nommait donc Dahud. Ce nom parvint dans les limbes de mon esprit. Je le connaissais, Scáthach m’en avait déjà parlé, entre deux leçons. Il n’y eut donc de ma part, qu’une inclinaison respectueuse de la tête, traduisant, du même coup, mon accord. Nous l’aiderons.

« Je le sais oui… » commença alors la personne avant de poursuivre, par la bouche de Bran : « Il est devenu fou, suite à la chute de son empire. De ma perte. »

L’histoire racontait en effet la trahison d’une fille envers son père. L’amour, avait avoué ma préceptrice avec un air réprobateur. Je ne ferais pas du jugement là-dessus. C’était un sentiment nocif que je voulais toujours rendre muet. Aimer, c’était se perdre soi-même, s’abandonner à une liberté dont le coût était trop cher payé. Non, je préférais une autre alternative à ce sentiment-ci.

« Il veut tout récupérer. Et il est parvenu à me faire revenir ici, alors que je m’étais promis de ne plus jamais poser le pied sur ces terres. Mais les Fomoires sont hors de contrôle… Je ne pouvais éternellement ignorer des appels pressants de mon peuple éparpillé. Tu le sais, je suis l’unique princesse d’Ys, et à ce titre… »

C’était à elle que la couronne devait échoir.

« Vous avez un royaume à reconquérir. »

Bran se tourna vers moi, me regarda bien autrement que la première fois.

« Accepterez-vous ? »

Je me tournai vers Aedan et sa compagne.  

Une larme. Elle roula sur la joue de cet homme, s’écrasa à ses pieds, se perdit dans la terre. Une larme, qui vint tout chambouler. L’appel à l’aide d’une femme dont je ne connais qu’une partie infime de l’histoire.
Une larme, bien dérisoire en soi mais qui avait le don de soulever en moi un sentiment de révolte. J’observai à mon tour ce monstre prostré, fauché par un merle. Un arcane bien curieux de la part d’un neveu désireux de sortir ce couple maudit de la tourmente.
Et quelle était ma place dans cette vaste trame ? Je la devinai à l’instant où Aoden désigna mon cou. Évidemment, pour quelle autre raison aurais-je été utile ? Moi, marionnette à la pierre rouge ? En songeant à elle, cette dernière résonna en même temps que s’anima le corps informe de Gradlon.

« Tu connais déjà le rôle qui est le tien, Merle. » c’était la voix de Bran, revenu dans son propre corps. Je comprenais qu’il en coûtait à sa femme de se manifester de la sorte. Ou bien, il y avait autre chose que je ne soupçonnais pas. « Toi aussi, Nimuë. »

Je toisai mon père, auréolée d’une puissance bien différente de celle que je dégageai habituellement. La Stella Rubius représentait à merveille le boulet que je devais traîner, par devoir, par nécessité. Parce qu’il n’y a qu’une femme O’Bannon pour s’y sacrifier tout entière. De nouveau, la colère s’insinua en moi comme un poison. Mon poison. Celui dont je ne saurais me débarrasser, car il alimentait aussi bien mon corps que mon esprit.

Alors je fis ce que l’on me demandait : chanter. Ma voix scella, comme le Merle, la promesse de soutien à la princesse d’Ys. Aoden m’accompagna, liant ses doigts aux miens. Comme à chaque fois, je réprimai un geste d’aversion. Me fit violence pour glisser l’autre dans la sienne alors que Bran ouvrait la cage.

Aussitôt le monde changea. La brume prit possession des lieux et nous transporta ailleurs, dans le Royaume Gris, où nous attendaient des silhouettes ombrageuses, incertaines. Dont je devinais l’identité en même temps que la dangerosité. Je ne faiblis pas, m’avança vers le Roi-Fou, accompagnée de mon père.
Je me détestai en cet instant. Je me détestai, car à cette occasion, je laissai transparaître autre chose que de la haine pour mon père. Nos yeux se croisèrent. Il avait raison. J’étais comme lui. Parfaitement Maléfique.

« Merle, Oracle, de concert, avancez, ne vous soumettez pas aux Fomoires, je suis ici pour les combattre. »

Soudain, son corps se distord. Des ailes écarlates, immenses, se déployèrent et chassèrent en un instant le gris du Sidh. La bataille s’engageait, à nous de mener à bien notre mission. Pour la fille d’Ys.

Je le vis très clairement. Leur échange. Je percevais les émotions danser à travers les brumes. Le fait de mêler la voix des Sirènes Maléfiques portait à nos oreilles, des promesses teintées de noir. Je crevais d’envie de l’arrêter, cette petite silhouette si pâle, si différente, happée par un monde si semblable à elle. La Lune qui s’opposait à la flamboyance du Soleil. Mon attention vira sur Aedan, je mourrai d’envie de le lui dire. Mais la poigne de mon père se fit plus imposante, me ramenant à la réalité.
Car devant nous, se dressait non pas un monstre, mais plusieurs. L’armée improvisée du Roi-Fou sortait des ombres, s’en nourrissait, sans pour autant prendre une réelle consistance. Comme ce vaste océan de brouillard que l’écarlate faucha de ses ailes.
Les créatures difformes s’allongèrent, s’armèrent de lances ténébreuses qu’elles firent pleuvoir sur le Corbeau Rouge. Responsable de la chute d’Ys. Voilà pourquoi Gradlon se focalisait sur l’oiseau, rendu furieux par sa métamorphose.

« Bran Ruz !!!! » brailla-t-il dans une plainte qui fit redoubler ses « hommes » d’ardeur et de soif de sang.

Comme il vit que rien ne paraissait l’atteindre, il gronda, ouvrit ses bras et commanda aux Fomoires de s’assembler sous son oriflamme. Son être se décomposa, prit des inflexions plus macabres. Je reconnus la silhouette d’un immense cerf dont les bois s’envolaient en autant d’épines dans ce faux ciel. Un lit de roses noires apparut, qu’il foula en toute impunité. Ce fut à mon tour de me crisper.

« Ne respirez pas son parfum ! »

Dis-je en brisant momentanément ma position, ce qui suffit pour laisser le temps à notre ennemi de porter un premier coup. Qui m’était destiné.
Un sourire ironique ourla mes lèvres. Un peu de sang s’échappa de mes lèvres.

« Chante ma fille. Ne te soucie de rien d’autre. »

Le doute n’était plus permis. Nous devions continuer. Ainsi relevai-je la tête, une rose noire fichée dans la poitrine. Odieux souvenirs. Je t’écraserai… Lucius.
Dans les ténèbres, un homme se détacha progressivement. Drapé d’un lourd manteau noir, il guidait la folie du Monarque d’Ys. Il était l’origine du Mal. Qu’il me faudrait détruire une bonne fois pour toutes.
Les Roisins Dubh entrèrent en scène, engeance d’aspect très humain qui, d’un coup se déploya sur le champ de bataille pour attaquer Aedan et sa belle. Je devais avancer… Mais, comment le pourrais-je si la Lune et le Soleil étaient menacés ?

Un croassement sonore répondit à ma question. Et le Corbeau Rouge n’échappa pas à une lance qui perça son flanc droit. Il choisit de recouvrir le couple entre ses ailes cramoisies pour les sauvegarder d’une terrible vindicte…
Je devais avancer…

« Tu es prête, ma fille ? »

D’abord étonnée par sa question, je le regardais, tandis qu’au monde gris s’ajoutait un manteau de givre. Il se tentait aussi d’écarlate, d’un parfum longtemps renié, celui du sang et des roses. J’observai les druides noirs d’un œil mauvais, parmi lesquels ne tarda pas à se dissocier leur roi. Sa démarche, ses longues mains graciles qui vinrent manipuler une rose blanche, c’était bien lui. Pas de doute possible.

« Tu le savais ? »

Je lui répondis par une autre question. Je laissai filtrer un soupçon de colère à son endroit. Or, je me devais d’avancer. Le combat s’était déjà engagé dans nos rangs. Aedan, Sélené et Bran luttaient contre des forces séculaires que je n’aurais jamais imaginé si vindicatives. Leur soif de reconquête était telle qu’elle me donnait le tournis. Je repris un chant aux accents plus guerrier. Dans ma main libre apparut la Gae Bolga, la lance divine de ma préceptrice, la Sorcière Bleue Scáthach.
Je vis tout à coup le Roi-Fou tomber à « genoux », sa masse sombre épouser le sol alors qu’il libérait un cri qui n’avait rien d’humain. Un long frisson m’agita et une onde cosmique nous faucha, moi et mon père. Nous forçant tous deux à plier l’échine.

« Espèce de… »

Un léger rire sonore vint briser ma haine et mes forces. Lucius pesa sur mon esprit comme le poids des entraves. Je serrai les dents, quitte à m’en mordre l’intérieur de la joue. Un mince filet de sang glissa sur mon menton. Qu’un pouce se plut à récolter.

« Ma très chère Nimuë ! C’est hier que j’ai l’impression de t’avoir quitté. Toute une éternité… » Il releva mon menton vers lui. Je découvris son visage, semblable à mon souvenir. Trop lisse, trop beau, trop empoisonné. « Je croyais que je t’avais tué sale fils de… »

Sa main plaqua l’arrière de ma tête, ses doigts s’emmêlant à ma chevelure de feu. Il alla cueillir un baiser, faner le moindre de mes désirs. Toutes forces me quittaient, je fermais les yeux, captive de son étreinte. Il arrachait une partie de mon âme, comme il le ferait d’une mauvaise herbe. Mon éclat se ternit, je devais… qu’est-ce que je devais faire ?
Soudain, je me sentis tirée sur le côté. Et le chant, celui de l’insurrection, reprit son cours.

« Nimuë ! Dépêche-toi ! »

Un coup d’œil en arrière me permit de voir dans quelle situation se trouvaient le Soleil et la Lune. Le Corbeau Rouge se débattait comme un beau diable, faisant voler tout autour de lui, des particules argentées. Il tenait en respect l’armée des Fomoires, mais pour combien de temps encore ? Les autres druides noirs avaient formé un cercle autour de Gradlon, l’enserrant dans un étau que je devais détruire. À Aoden de se charger de mon démon. À moi de briser le Cycle. Arme en mains, je m’élançai vers les Roisin Dubh, prêter assistance au Merle.

Je fauchai, sans faire de distinction aucune. Je fauchai dans ces ombres, nourries par ce mal qui les consume et que je redoutais. Ces abysses, tortueux, je les connaissais aussi. Régies par une force qui nous dépassait tous. Je fauchai, indifférente aux cris et aux appels de mon esprit. Ses appels à lui, accrochés à ma poitrine, à la rose blanche qui palpitait et se colorait du rouge de mon âme. J’ignorai, pour l’heure, le supplice que Lucius m’infligeait. Je devais avancer, et ne pas regarder en arrière.
Ma lance rencontrait une résistance, se planta dans la glace. Je découvris alors mes assaillants se réunir en une seule entité, opposer au couple, une épreuve dont je ne sus les préserver. Un cri s’échappa de ma gorge, mais il était trop tard. Trop tard pour sauver l’Oracle. Je la vis protéger son époux sans faillir, sans montrer le moindre signe d’hésitation ou de peur. Mes yeux s’écarquillèrent. J’hurlai de rage, face à l’injustice.
Je fauchai l’être aux lances sombres, accompagnée par le Corbeau Rouge qui, amoindrissant sa taille, fila comme une flèche dans la poitrine des druides noirs. Mêlés à des Fomoires, ce corps explosa littéralement en cendres éparpillées. Ils allèrent nourrir les roses dont les épines ne firent que croître pour opposer leurs propres murailles face à la glace.
Venait de sonner un temps de retraite. Une accalmie, un temps mort.  
Le Roi Gradlon, emprisonné dans les ronces et la glace, se lamentait. Et ce fut sous ce chant funèbre, que je rejoignis Aedan et Sélené. L’éclat de la Lune s’amoindrissait à vue d’œil malgré tous les efforts du Soleil pour maintenir son feu. Déjà, je vis un feu follet apparaître. Un messager du Sidh, une entité psychopompe. Je le chassai d’une impulsion de cosmos, incapable de dissimuler ma tristesse. J’eus beau m’acharner, ce petit être revenait à chaque fois plus nombreux. Il se multipliait, si bien que le gris fut un moment évincé. Une main se posa en travers de mon épaule.

« Arrête, Nimuë. »

Je m’arrêtai, le corps tremblant d’indignation. Elle se dirigea contre mon père, un réflexe que je ne pus stopper. Lui aussi, je ne cesserai de le faucher de tous mes maux. Je le toisai donc avec mépris, prête à faire s’envoler ma main contre sa joue. Je m’arrêtai en le voyant ployer l’échine.

« Je suis désolé, ma fille. »

Désolé ?
Je lâchai ma lance qui se ficha dans le sol. Désolé ? Je ne comprenais pas. Désolé ? Vraiment ? Venait-il de prononcer ces mots maintenant ? Ces paroles que j’avais tant espérées ? Je m’en serai servi contre lui, retourné comme une arme dans son propre cœur, s’il en possédait un.
Désolé ?
Je voyais le Lune s’éteindre entre les bras du Soleil. Et il était désolé ?

« Va te faire foutre ! »

Je faucherai, sans distinction aucune. Mon père, comme mes ennemis, comme Lui. J’extirpai mon arme, la fit tournoyer entre mes mains, poussai un long cri. Aoden ne sut me retenir. Comme les autres ne purent arrêter le Corbeau Rouge. À mes pieds, je vis son ombre gigantesque me recouvrir, m’accompagner.

Désolé, hein ?

Je perdais pied. Tous mes cauchemars refaisaient surface en même temps et je savais que je ne pourrais pas combattre tous ces démons. Je n’en avais pas la force. Pas le souffle. Pourtant, mon cosmos s’imposa à mon corps lancé en plein cœur de la bataille ; il réagissait là où ma pensée s’étiolait peu à peu, se faisant écho aux douleurs du Soleil et de la Lune. « Je t’aime… je t’aime… désolé ma fille… chante… bats-toi ! » un cri, inhumain, outrepassa la barrière de mes lèvres. J’endossai le carcan d’orichalque, ouvrit en grand mes ailes pour prendre mon envol. Ivre de colère, ivre de tristesse, ivre de liberté que l’on tentait de bafouer, la Sirène Maléfique se manifesta dans toute sa sombre magnificence.
Je fauchai, sans distinction aucune, reflet de la douleur du Soleil et de la Lune. De leur amour perdu. Si je me refusai un tel fardeau, c’était justement pour m’éviter cette souffrance. Pourquoi me prenait-elle aux tripes ? Je fauchai, sans distinction aucune, je perdais pied. Je tuerai n’importe qui pour peu qu’il se dresse devant moi.
Il en était de même que le Corbeau Rouge. Tous deux nous agissions dans la plus grande des fureurs, perclus dans notre folie meurtrière. Nous ne faisions pas grands cas des hurlements et des supplications. Un sourire naquit même à mes lippes ensanglantées et qui goutaient au sang des ennemis. De moins en moins nombreux, leurs rangs s’amoindrissaient. Les Fomoires reculèrent enfin, sous l’ordre de leur chef. Je dirigeai mon attention sur lui. Lucius.
L’ombre du Corbeau Rouge poursuivit les derniers fuyards, les écrasant de sa vindicte alors que les autres druides noirs, blessés, nous encerclaient moi et mon ancien Maître. Devenu depuis lors, Juge et Bourreau.

« Je sens encore sur toi l’odeur de mon sang. » fit-il avec un large sourire tandis qu’il dégainait une arme que je reconnaissais sans mal. « Aiguille ». Je l’avais enterré avec lui, au lieu de la garde comme souvenir. Une erreur que je ne reproduirais plus. Il fallait qu’elle regagne sa place au Sanctuaire. « Ne me regarde pas ainsi, tu sais fort bien qu’il est impossible de me détruire. »

Personne n’était invincible. Je l’avais déjà prouvé quelques fois. J’avais fait trébucher Lucius une fois, je pouvais recommencer.

« Tu es un véritable cauchemar. »

Ma réplique sembla l’amuser. Mais il allait prendre fin. Mes pieds ne foulèrent plus le sol. J’embrassai mon destin, relâchai ma lance. Je me jetai sur l’être qui symbolisait à la fois mon ascension et ma décadence. Je n’entendis pas mon père s’écrier « NE FAIT PAS ÇA ! » Je perdais pied. Enveloppai mes ailes autour de nous. La rose blanche se para d’écarlate. Cette couleur vibra, prélude au chaos, au sacrifice que j’étais résolue à faire. L’étoile rouge, la Stella Rubius explosa.

Et à l’Ombre du Corbeau Rouge de prémunir le Soleil et la Lune. Car à leur réveil, il ne resterait plus rien.

Le monde bascule. Il sombre ce royaume gris d’errances et de tourments. Théâtre d’une tragédie qui se joue et dont je ne désire pas. Les fils pourtant, sont tirés et nous, pauvres marionnettes, ne pouvons rien y changer. Ainsi je bascule, emportée par l’idée d’un nécessaire sacrifice.
Je les entends, les chants d’amour et de désespoir de la Lune et du Soleil. Les cris suppliciés de l’âme du Corbeau Rouge, en proie au remord. Ils se confondent avec ceux du Roi Fou. Tous, je les vois tous disparaître, emportés ailleurs. La douleur à ma poitrine s’efface, et avec elle naît un sourire triomphant.
Car je vois Lucius s’effacer. Mon cauchemar prendre fin. Peut-être est cela, que j’ai tant recherché ? Pourquoi avoir couru aux confins du monde alors que la Réponse se trouvait toute proche ? Longtemps ignorée. Ma liberté est à portée, je n’ai plus qu’à m’en saisir. L’étreindre et m’endormir.

Nimuë.

Une ombre se dresse devant mes yeux. Une silhouette enveloppée de ténèbres, d’un sourire que mon cœur reconnaît. D’autres spectres se joignent à elle, me poussant à ne pas choisir ce chemin. Le cycle doit continuer ? Tu n’as pas le droit, Cinead. Tu n’as pas le droit de décider pour moi. Vous n’avez pas le droit de choisir. Je suis seule maîtresse de mon destin.

C’est faux.

Se gausse Lucius, un sourire sardonique aux lèvres, si proche et si loin de moi en même temps. Les fils, je les vois à présent. Ils se fichent plus profondément dans mes chairs, me relient à lui. Je tente de les arracher, prise d’une furieuse envie de vivre.

Je t’aime…

Toutes seules, mes larmes ruissellent sur mes joues. Je hurle, suis fauchée par une vague de cosmos écarlate. Je bascule encore.  

« Nimuë ? »

Tout n’est plus que souffrance et doutes. J’ouvre les yeux, constate que je suis protégée par un amoncellement d’épines et de roses blanches. J’arrache les sarments pour découvrir mon père, vêtu de mon armure. Passée la surprise, je comprends qu’il m’a préservé d’un destin funeste. Dans ses mains, la Stella Rubius est divisée en deux.

« Le moindre mal… » fait-il avec un sourire de connivence. Un filet de sang coule sur son menton. Il me prend entre ses bras et m’enveloppe dans ses ailes. « Tu l’as vue, n’est-ce pas ? Ta mère ? »

J’hoche gravement de la tête. Elle n’a pas été la seule à m’apparaître. Je titube. Nous sommes revenus dans la prison. Le corps inanimé de Gradlon se trouve baigné dans la lumière. Je me tourne vers la Lune et le Soleil. Le Corbeau n’est plus là. À la place, une femme à la chevelure blanche étreint Aedan. C’est lui qui a le plus perdu…

« Je suis désolée Aedan… je ne voulais pas… Ô Bran, qu’as-tu fait ? »  

Par terre, des plumes rouges et du sang.

« Il est parti, il est parti pour tenter de la retrouver… »