[F.B]Menu : bouillon de Tengu et omelette norvégienne assaisonée feu et glace

N’importe qui d’à peu près humain aurait été bouleversé par un tel magma de révélations aussi abjectes.

Bien-sûr qu’elle en avait entendu des récits de viols et parfois même, plus qu’on ne le croit, sur des enfants … mais jamais encore cela n’avait concerné un petit garçon vendu en pâture à des vieux daimyô. Sacs à m*rde disait t’elle souvent et quoi de plus vrai en ce moment.

Cette dernière portion de vie avait presque éclipsé le récit accablant de sa jeunesse auprès de sa famille mais elle garderait en tête que son parcours n’avait rien d’un chemin pavé de facilité.

Cependant, et bien qu’il soit tremblant de rage et que ses émotions suintaient de toutes parts, il n’aurait pas pu choisir pire moment pour s’épancher sur sa condition et le pourquoi de sa haine viscérale chevillée au corps. Elle était certes devant lui, mais les poignets tranchés soulevés au-dessus de l’armure à réparer ne lui laissait que peu le loisir de succomber à l’élan d’empathie l’enjoignant à l’étreindre. Il lui fallait trouver un contact apaisant mais dénué de gêne et c’est naturellement que son double animal apparut, geignant de tristesse, venant frotter de sa truffe glacée le pantalon du Bénou. Himnae ne réclamait pas de caresses ou de friandises, il était la peine et la compassion ressentie par Hyujae et sculptées en glace.

« Na… neomu neomu neomu… mianhae … Nathan. Jinjja mianhae. » ( Je suis … terriblement désolée Nathan. Vraiment désolée.).

Elle se sentait quand même bien impuissante et ridicule dans cette posture. Tant pis pour le surplis, elle pourrait y revenir ensuite, du moins le pensait elle. Le fluide carmin cessa de se répandre alors qu’elle y appliquait le même sort que pour la blessure, d’ailleurs rouverte.

« Gaman isseo bha » (Reste tranquille.)

Rendue étourdie par la perte de sang, et peut être aussi parce que l’entraînement avait été féroce, elle se délesta du peu d’énergie cosmique lui restant encore pour soigner à nouveau cette vilaine plaie.

« Il va falloir perdre cette habitude de te faire du mal systématiquement. Je ne serais pas toujours là pour remédier à tes âneries mmh ? »

Elle manqua de trébucher en voulant reprendre le chemin de la maisonnée et préféra s’asseoir à même le sol en quête de stabilité. Pour être tout à fait honnête elle avait l’attitude de quelqu’un parfaitement ivre.

« Tchaaa… » (soupir rauque et guttural trahissant la fatigue extrême)

« Puisqu’on en est à se parler... » elle hésita sincèrement, se demandant avec malice si elle était saine d’esprit de parler au type qui avait incendié le village…

« Je suis née et j’ai grandi à Mapo, comme tu le sais maintenant. Peut être que tu seras intéressé de savoir ce qu’il s’est passé après ton passage remarqué. »

Sa voix était plus basse, monocorde alors qu’elle dodelinait de la tête par moment fugace. Elle luttait contre le sommeil l’engourdissant peu à peu dans cette fin d’entraînement ubuesque et emplie de révélations.

« Tu as l’air de te moquer éperdument de la couleur de mes yeux … tout le monde depuis ma mort se fout particulièrement de ça d’ailleurs mais il faut que tu gardes en tête que cette couleur a impacté ma vie depuis ma naissance. »

Elle eut un petit rire désabusé alors que sa main repoussait une mèche folle de son visage.

« Peu importe le comment j’ai grandi, disons juste que pour mes parents j’étais le poids d’une punition et d’une malédiction à la fois. Au fond ils auraient préféré que je meurs comme d’autres de mes frères et sœurs mais j’ai survécu malgré la faim et les mauvais traitements. Je n’en tire ni joie ni fierté. J’étais un nourrisson qui a survécu. Point. »

Elle étendit ses jambes, jouant avec le talon à déplacer la poussière de métaux due à la forge.

« Toi qui a vécu dans une organisation de sac à me… une organisation, je dois te mettre parfois mal à l’aise. Je n’ai pas quitté la hutte de pêcheur de mon père avant que ma mère n’ai plus l’âge d’avoir des enfants et j’ai dû élever ces insupportables rejetons une bonne partie de ma vie au village. Je quittais cet endroit essentiellement la nuit… comme ce soir là où tu as pris Mapo pour cible. »

La Coréenne se racla la gorge, gênée.

« A partir de là, écoutes bien, tout ça découle de ce jour-là. »

Elle lui jeta un regard dur mais presque amusé.

« Les récifs acérés étaient vus comme des alliés parce qu’ils tenaient loin de nous les bateaux pirates. Peu arrivait à passer et parfois nous étions tranquilles quelques années à suivre. Cependant j’ai appris grâce à toi qu’un corps écrasé contre eux par des vagues agacées se déchiquetait à vue d’oeil. Ma seule chance a été d’être vomie sur le rivage comme après une tempête. On m’a trouvé mais… comme je te le disais … ma mort aurait été une bonne chose et un soulagement pour tout le monde alors on m’a laissé là en attendant que les Dieux s’occupent de moi. Si je devais survivre à ça, il ne ferait pas de doute que je sois la fille ou la réincarnation d’un démon.

Et j’ai survécu. »

Elle lui sourit, dissimulant presque entièrement la présence de ses yeux.

« Je te vois venir. Les yeux du démon sont une absurdité d’un autre âge. Je suis la fille d’un pêcheur taciturne et violent et d’une femme … éteinte. c’est tout. »

Elle marqua une pause, cherchant à assembler sa vie par des liens compréhensibles.

« Je dois ma vie à un embaumeur itinérant. Il m’a recousue, nourrie, hydratée. La première chose que j’ai vu en ouvrant les yeux fut une ligne parfaite de cadavres plus ou moins frais. J’étais tenue à l’écart bien sûr mais de ma paillasse je ne voyais que ça. Le temps d’être de nouveau sur pied, j’avais eu le loisir d’apprendre son travail. Il en a profité pour m’apprendre la lecture puisque personne n’avait jugé bon d’enseigner aux filles qu’elles pouvaient lire, écrire et compter. »

Ses paumes s’ouvrirent en coupole sous son menton, maintenant son visage redressé.

« Je suis allée l’aider très vite après mon retour à la cahute. Il appréciait ma compagnie parce que je ne parlais que si j’avais quelques questions à lui poser et que je supportais très bien ses silences, un peu comme les tiens. Après quelques semaines, il a décidé que trop vieux pour reprendre la route, il s’installerait au village et formerait une succession. Personne ne veut s’approcher des morts. Personne ne s’imagine embaumer les corps… coudre des organes qui ne devraient pas l’être de leur vivant mais pour moi c’était le métier parfait… A ceci près que mon père n’a pas apprécié ma vocation et qu’avoir une fille démoniaque traînant parmi les cadavres sous son toit lui était impossible. Il m’a jeté dehors la semaine qui suivit et je fus officiellement la shaman qu’on appelait pour les funérailles. »

Elle sourit… nostalgique.

« J’ai beaucoup voyagé. Toujours seule. Je n’ai eu ni mari ni enfants ni ami-e à part mon cheval. J’ai vu des paysages à couper le souffle… des villes fortunées au plus petit village miteux frappé par les épidémies. J’ai préparé les défunts de tout âge et de tout sexe comme s’ils étaient chers à mon coeur pour qu’ils soient tous irréprochables au moment de rencontrer leur créateur. Je ne savais rien d’Hadès tu t’en doutes. »

Elle s’étira en concentrant ses forces pour se relever, gémissant sous l’effort. Certes tout n’était pas exact. Du moins tout l’était sauf son absolue solitude. Il y eu un homme une fois…

« Si tu veux, je te raconterais un jour comment j’ai appris à tirer à l’arc et à jouer du kôto. Ça devrait te plaire. »

Elle lui sourit d’un air neutre, lui présentant son visage marqué par la fatigue et les émotions.

« On… on peut faire une pause ? »

Comme ce pouvait être humiliant de transiter de onsen en futon. À croire qu’elle n’avait pas évolué depuis l’âge des siestes infantiles. Elle était une Spectre maintenant et ces dernières heures, à moins que ce ne soit des jours, lui avaient permis d’encore grandir alors pourquoi diable cette propension à l’effondrement ?

L’image du Bénou crachant son feu infernal mû par une colère que rien n’aurait su stopper lui apporta une bribe de réponse, et par la même un vague sentiment de soulagement. Elle avait passé le test… « survécu » au phénomène… c’était quand même une belle réussite.

Ses paupières encore closes, elle écoutait le Nippon vaquer à ses occupations, relevant par la même occasion qu’il était aussi silencieux qu’un chat en chasse, fait étonnant pour un type de sa corpulence.

Bientôt cependant il n’y eut plus un bruit juste après le clapotis de l’onde et le soupir d’aise d’un baigneur se prélassant dans l’eau chaude du bain typique. Très bien. Sa petite trempette lui permettrait de se couvrir et de préparer de quoi le remercier pour son accueil et ses enseignements efficaces, quoi qu’un peu brutaux.

Elle glissa hors du futon, grimaçant malgré le bandage gras limitant les craquelures de l’épiderme et se dirigea dans la pièce à côté où flottait encore le parfum du repas. Encore de la viande, décidément. Ah et quelques fruits de mer pour changer... Elle savait très bien que la curiosité était un défaut jugé très inconvenant pour la majorité de la population mais quelque chose l’avait intrigué les rares fois où elle était venue.

Les sphères de divination.

Ces choses étaient vraiment le symbole de tout ce qu’elle ne s’attendait pas à voir chez un lieutenant d’Hadès. Quel obscurantisme que de croire voir l’avenir dans des bulles. Pourtant à mesure qu’elle approchait du système, elle fronçait les sourcils, incrédule. Il y avait bien des images mobiles dedans…

Elle se plaça devant, appelant Himnae d’un petit mouvement des doigts en lui chuchotant qu’elle devait monter la garde devant le onsen, afin de rebrousser chemin si Ryu décidait qu’il en avait assez profité.

Assise devant les sphères, les images mobiles lui montraient le monde extérieur et ses paysages, villes, champs, forêts, même des étendues d’eau parsemées d’îlots parfois habités d’une poignée de malfrats. Il n’y avait rien d’autre que des images du dehors mais visualiser les gens à leur insu était suffisamment amusant pour qu’elle comprenne un peu pourquoi le Bénou avait cet étrange dispositif. À moins que sa lubricité ne le pousse à regarder ses sphères en espérant tomber sur des femmes nues ? Après tout il avait cette fâcheuse tendance à regarder de manière appuyée ce que son hanbok était censé cacher.  

Himnae veillait toujours sur le Spectre au bouillon aussi elle le rejoint ne trouvant plus rien d’intéressant à surveiller les sphères. À son approche l’animal poudreux quitta son poste, trop content de retourner fouiller le garde manger carné.

Elle ne s’attendait pas à ce qu’il somnole, lui toujours sur ses gardes, mais la scène était apaisante autant que cocasse. Le cruel Bénou dormant à demi nu (l’espérait elle) avec sa serviette pliée sur la tête comme les aînés du village… Bien sûr la musculature n’était pas la même mais la posture elle… D’ailleurs une farce enfantine lui revint en mémoire, quand la source chaude à quelques kilomètres du village s’habillait de neige. Les galopins lançaient des boules de neige aux vieux corps harassés, leur valant souvent d’être poursuivis… attrapés et jetés à l’eau dans des éclats de rire tonitruants. Pourquoi ne pas s’amuser un peu ?

Une boule de neige par main, c’est une attaque nourrie qui déferla sur le pauvre Nippon endormi.

Elle n’avait aucun souvenir d’avoir rit à ce point les derniers temps de sa vie. Les rires qui lui échappaient étaient comme ceux des enfants qui n’arrivent plus à se retenir durant les parties de cache-cache quand approche celui qui cherche. Un sentiment de légèreté mêlé à une sorte d’excitation par anticipation l’empêchait de pouffer en silence et cette joie simple sonnait d’un rire cristallin et sans fard.

Même lorsqu’il la balança dans l’eau par une tricherie dont il avait la recette, elle continuait de rire en se débattant les yeux fermés, projetant l’eau du onsen en gerbes erratiques et ce n’est que le rire encore plus tonitruant que le sien qui lui fit ouvrir les yeux, fatiguée mais libérée d’une certaine tension.

Le doux sentiment s’effaça quasi instantanément, juste le temps qu’elle réalise qu’il était certes fier de lui mais surtout entièrement nu et plutôt content de la voir. L’image avait brûlé ses rétines à jamais. Le Bénou, nu, les poings sur les hanches agitant ses attributs au rythme de son rire … décidément cet entraînement prenait des tournures aussi bizarres et gênantes les unes que les autres. Malgré tout, et bien qu’elle le nierait si on lui posait la question, l’une de ses pensées premières fût que l’homme était bien façonné de la même manière dans la fonctionnalité mais que la nature semblait avoir quelques chouchous.

Il avait détalé comme un lapin et si la manœuvre se voulait pour dissimuler sa virilité, la vue arrière n’en était pas moins … charmante. Pour sûr elle avait rarement profité d’une vue aussi … vivante et encore moins sur un fessier aussi … rond et charnu. Elle rit pour elle même, pataugeant encore dans le onsen, s’amusant de l’erreur commune à la majorité des gens. Il semblerait qu’on se doute de son inexpérience en terme de relation amoureuse et charnelle mais qu’on oublie un peu vite que la nudité des corps était partie prépondérante de son travail et que ce n’était pas le moins du monde une source de gêne pour elle.

L’eau chaude, par contre, lui faisait un mal de chien et d’ailleurs elle allait sortir du bassin lorsqu’il réapparut, vêtu et penaud. Elle avait appris à ses dépends que complimenter la  nudité d’un homme n’avait pas l’effet rassurant escompté, voir même que cela amplifiait le malaise ressenti aussi elle se garda bien de commenter ce qui s’était passé.

Pour elle même:

« Me sécher ? La chaleur ne va pas aggraver mon état ? Je ne tiens vraiment pas à finir écorchée. »

Une fine couche de gel se formait sur les bandages recouvrant ses brûlures, signe que l’inconfort commençait à être intolérable.

« Himnae ! Nappeun aegi … ouh nappeun nappeun aegi ahou. » (Himnae ! Méchant bébé)

Visiblement il y avait encore beaucoup à faire sur le sans gène de ce chien. Il était aussi décomplexé que Hyujae pouvait se montrer timide et effacée. Parfois. Pas toujours.

« Aish je suis désolée… ce petit vaurien est un enfant mal élevé.. ahou jeongmal nae ssaeki » ( sérieusement mon gamin)

Comme toujours depuis qu’elle visitait ce restaurant le patron assurait en cuisine asiatique et c’était chaque fois un petit retour nostalgique à une vie qu’elle pensait pourtant ne jamais regretter. Quoi qu’il en soit elle percevait très bien des émotions plutôt contraires se battant dans l’esprit du Bénou. L’impatience des combats… la curiosité attentive à son histoire. L’un effaçait l’autre et vice versa, ce qui lui faisait dire que ce n’était peut être pas le moment de se livrer … après tout, l’histoire d’une vie, ça se mérite, surtout quand le dépositaire de cette existence ne se livrait qu’à une personne.

En effet, on ne lui avait jamais demandé la moindre précision sur son vécu. Elle venait, faisait son office sous les regards tantôt effrayés tantôt dégoûtés des autres humains pouvant se targuer d’avoir une vie aussi normale qu’insipide finalement.

« Ce n’est pas que je ne veuilles pas parler de mon passé, mais » elle se leva préparer le thé, rituel immuable qu’elle affectionnait par dessus tout, profitant d’être moins sous son regard inquisiteur pour poursuivre. « je n’ai pas pour habitude de me confier à quelqu’un qui a la tête ailleurs. Je te propose d’en parler plus tard mais pour étancher ta curiosité, je vais te donner un indice. »

Elle revint, déposant sur la table tasses et théière ainsi qu’un pot à thé en vrac aux effluves de jasmin en fleur. Tout en faisant le service en s’assurant de gestes délicats, elle reposa l’ustensile et planta son regard amusé dans celui cola de son instructeur.

« Hwasadang. »

Et ce fut tout. Un sourire franc et amusé mais rien d’autre.

La Coréenne s’amusait un peu tout en sachant que le pire serait à venir. Elle avait beau avoir opté pour une attitude frivole et légère, elle n’oublierait jamais l’image de cette forme humaine dressée devant elle, sa puissance, son aura et le sentiment bizarre de l’avoir toujours connues. Elle se sentait comme quelqu’un qui aurait dû reconnaître un membre de sa famille mais qui n’était pas capable de remettre son nom ou sa filiation.

Agaçant.

« Alors ? Une idée ? Si non, je t’apporterai un indice pour chaque réussite d’apprentissage. Ottae ? » (ça te va ?)

Himnae était particulièrement enjoué et frivole. Il exultait de joie et d’envie de jouer, sautillant de droite à gauche, se dématérialisant en une traînée de givre pour finalement épouser de nouveau sa forme canine et aboyer bruyamment, sa queue battant l’air avec vivacité. Si cela la rendait heureuse et avait le don de mettre des étoiles dans ses iris, quelque part en arrière plan de son esprit elle ne cessait de penser que sa nature propre changeait peu à peu. Elle était plus froide… plus réservée et ténue, tout le contraire de l’animal qui n’avait aucun filtre sur ses « émotions » si tant est que l’apparition pouvait en avoir. Peut être avait elle tout simplement plus de facilité à exprimer ses ressentis par le prisme du canidé.

Le sérieux de son aîné la tira de sa rêverie. Et ses propos n’étaient pas pour la rassurer. Pourquoi fallait il qu’il revienne sans cesse sur un discours martial l’éloignant de ce brin de vie qu’elle n’avait même jamais frôlé du doigt avant son renouveau.

Cependant son destin était auprès d’Hadès, pas de Dionysos ni d’Apollon et la douceur de vivre ne faisait pas partie de ses prérogatives. Elle quitta Himnae qui s’était soudainement roulé en boule, le museau enfoui dans la duvet floconneux de sa queue. De nouveau devant la forge elle écoutait le nippon parler et son discours presque ésotérique la laissait dans le flou. Si elle avait eu une grande destinée elle n‘en serait pas à façonner des chiens à défaut de réaliser les desseins de sa Majesté. Elle préféra garder ses réflexions un poil trop négatives pour les confier à son mentor. Ce dernier lui promettait d’ailleurs un dernier enseignement qui ne lui disait rien de bon.

Il revint cependant avec un hanbok plus lourd qu’il en avait l’air mais était très beau avec ses motifs non plus brodés mais comme gravés en filigrane. Contrairement à l’ancien modèle brûlé par les soins du Bénou, la silhouette osseuse surplombait le Tengu fièrement assis en arrière plan. De la brume bleutée s’enroulait autour de ses pattes et semblait se déverser depuis l’entourage du la silhouette décharnée. Quant à l’arme elle paraissait affûtée et surtout bien équilibrée. Le manche en bois joliment sculpté semblait se diviser en trois parties reliées par une chaîne en obsidienne. Ryûichi avait beau être bourru son talent de forgeron était indéniable bien qu’encore perfectible.

À son contact, ses doigts s’enroulèrent sur le manche comme s’ils avaient retrouvés un souvenir lointain de sa vie de nomade. Puissante comme une lame de fond, la mémoire inconsciente mais bien réelle du corps prit le pas sur sa sacro-sainte réflexion. Elle savait qu’elle faisait bien mais pas encore comment elle le savait. Mue instinctivement la main armée bougea, entraînant une rotation de la lance autour d’elle. A chaque geste effectué une traînée de givre se dessinait, un ballet à l’arme longue exécuté d’une main de maître.

Elle se sentait danser… tourbillonner dans une suite de postures aussi artistiques que dangereuses et quelque part, dans un recoin oublié de son esprit, elle entendait la musique traditionnelle et entêtante des représentations martiales et artistiques que donnaient les femmes recluses de Hwasadang.

C’est tout naturellement qu’elle s’inclina face à une tablée de nobles qui n’existait plus, laissant son salut n’atteindre que le Bénou attentif. La naginata croisée dans son dos, son autre main au sol, elle sentait que le bois avait changé sous ses doigts et pour cause, lorsqu’elle repassa l’arme devant elle, le manche était recouvert d’une couche de glace ouvragée tandis que la lame était désormais hérissée de vestiges gelés.

« C’est … magnifique. Merci … merci infiniment. »

Combien de temps s'était écoulé depuis ? Beaucoup apparemment. Des heures ? Des jours ? Allez savoir. Des bruits de pas lents se firent entendre, des bruissements faits par des sandales en toile sur le sable. La silhouette de Ryûichi se détacha de l'ombre formée par l'entrée de la forge. Sa tenue martiale était déchirée à de nombreux endroits et laissait apparaître quelques blessures. Son visage marqué d'ecchymoses ne montrait aucune émotion si ce n'était une immense fatigue. Ses mains étaient dans son dos et paraissaient porter quelque chose ou plutôt quelqu'un.
Sur le dos du Bénou, la tête reposant calmement sur ses larges épaules, Hyujae semblait dormir paisiblement malgré les bleus sur son visage. Légèrement abîmé son hanbok violine avait tout de même bien encaissé les chocs et ne présentait que quelques traces. Tout en avançant vers sa maison Ryû était satisfait car l'entraînement avait bien porté ses fruits : le niveau de la jeune femme avait augmenté et sa maîtrise cosmique était totalement différente. Elle n'avait plus rien à voir avec le petit bout de Spectre timide de ses débuts.

...

Bientôt ils arrivèrent sur le perron - dommage pour le moelleux dans son dos - et franchirent le pas de la porte. Ryû déposa sa jeune consœur sur son futon et après un dernier regard se rendit dans sa pièce de vie. La fatigue aidant il ferma les yeux et finit par s'endormir. C'est le bruit de la porte que l'on essayait de fermer discrètement qui tira le Spectre céleste de sa torpeur.

Hyujae ?

D'un coup d'œil il remarqua que la chambre était vide. Sur le futon les bandages que la Tengu portait il y'a peu étaient soigneusement repliés et dessus un mot griffonné à la main en lettres romaines.

Komapseumnida. (Merci.)

Un mot de remerciements ? Que voulait-elle faire ? Ryû sortit précipitamment pour constater que la Spectre n'était plus là, sa signature cosmique avait tout bonnement disparue. Elle savait même faire ça maintenant ?

Pourquoi fuir ainsi Hyu ?

Il soupira mais se reprit : après tout elle avait atteint son objectif. Peut-être qu'elle cherchait à progresser d'elle-même désormais ? Seul l'avenir le dira...