Hyujae, Spectre du Tengu

Enfant maudite issue d'une famille modeste, loin d'appartenir aux groupes de lettrés passant leur temps à discourir sur l'accession au trône du vingt et unième roi sous Joseon, Hyujae avait surtout appris à servir les hommes de sa famille et du voisinage tout en s'occupant du foyer pour soulager sa mère déjà courbée par le labeur. Cachée de la face du monde et illettrée comme ses parents, son apprentissage était exclusivement assuré par la culture orale du petit peuple et les rares passages des colporteurs et autres saltimbanques itinérants qu'elle était autorisé à regarder de loin. Sa seule faute à l'origine de son opprobre était d'être née avec les yeux du démon. Jeune enfant très pâle aux cheveux noirs comme le jais, son regard terrifiait les plus porté sur les coutumes ancestrales. Si leur forme amande n'avait rien d'exceptionnelle, le bleu vif de ses iris lui valait la rumeur d'être maudite... possédée par le malin.

C'est ainsi que, recluse, elle se vit enseigner l'art d'être une mère avant d'en avoir l'âge … cuisinière correcte sans avoir la prétention d'accéder aux plats avant les hommes et couturière rapide pour repriser les tenues fatiguées de ses parents et aînés.

Seulement Hyujae était curieuse de tout. Attirée par une vie moins tracée... moins pathétique et terne que celle que son statut lui offrait. Hyujae voulait lire... compter... comprendre les choses au même titre que les riches marchands … les nobles chinois pratiquant la médecine... les navigateurs... les êtres devant lesquels les gens comme elle courbaient l'échine jusqu'à poser le front sur le sol poussiéreux.

Elle était volontaire et avide de savoir au point d'être parfois cruelle et désinvolte. Elle n'hésitait pas à abandonner le dernier né de sa famille suspendu dans ses langes à une barre de bambou noués tenant une partie du toit. Les nourrissons mourraient souvent. A quoi bon se donner plus de peine pour eux que de s'assurer qu'ils ne baigneraient pas dans leur déjections ? Si celui là devait survivre, elle aurait bien le temps de s'en préoccuper mais il était hors de question de dépenser ses maigres énergies pour rien de moins sûr que la survie de ce fardeau.

Avant ses dix ans elle avait déjà enterré trois nourrissons n'ayant pas survécus. Malades ou faibles, affamés par le lait pauvre et rare de leur mère, ils avaient échoués là où elle avait triomphé. Survivre. Maudite peut être mais existante. Avec ce tempérament dénué de pitié, elle se fit peu à peu indispensable auprès d'un homme important et craint du village de pêcheurs … celui qui assurait les rites religieux et la manipulation des cadavres. La vue des corps intègres ou non ne lui causait aucun trouble. Elle a qui on avait jeté des pierres … salis de crachats le chemin de ses pas … n'avait que peu de considération pour ce que les autres semblaient prendre en cadeau sacré. La vie l’intéressait peu. La mort lui semblait être un destin plus attrayant et ceux appelés dans l'autre monde des êtres chanceux.

De fil en aiguille, après que ses parents ne purent plus donner naissance, la maudite gagna en temps propre. Elle le passait auprès de son professeur embaumant les morts en profitant de cet aspect pour lui apprendre l'anatomie. Elle savait désormais lire et compter, ce qui lui était indispensable pour gérer ce qui ressemblait à un salaire. C'était l'unique raison à sa liberté limitée. L'argent apporté au foyer, aussi honteusement gagné pouvait il être, permettait de manger un peu mieux. Son père était celui qui lui adressait le moins la parole depuis toujours mais sa colère avait été terrible lorsqu'il avait su que sa propre fille avait osé non seulement apprendre ce qui était réservé aux nobles mais en plus qu'elle aimait à se pencher sur des tâches macabres. Elle avait bien tenté d'expliquer son attachement spirituel à ces rituels mais, déjà ivre, l'homme avait hurlé qu'il aurait eu moins honte qu'elle soit putain que nécrophage.

« ça te suffit pas d'être un monstre ?! 'Faut en plus que t'en aies les penchants répugnants ! Tu es dégueulasse ! »

Elle s'était contenté de le regarder avec la patience du prédateur. Tôt ou tard il finirait sur la paillasse de son mentor et tôt ou tard elle serait celle qui se chargerait d'embaumer son corps et de prier au milieu des encens pour que son âme rejoigne le monde où il serait délivré de son ignorance et de l'emprise empoisonnée de l'alcool.

« Tu devrais dormir abeoji. » (père)

Avec colère il cracha à ses pieds en jurant, la traitant encore d'engeance du démon avant de tourner les talons pour quitter la maison et disparaître dans la nuit. C'était une scène qu'elle connaissait d'aussi loin que sa mémoire pouvait la conduire. Sa mère pleurant à chaudes larmes sur leur destin … son père ivre titubant une partie de la nuit en maudissant les dieux de lui avoir envoyé une malédiction impitoyable.

« Ka... » (pars...)

La voix était éteinte, à peine audible derrière le tissu de son habit porté devant son visage humide.

« Eomma... » (maman...)
« Hyujae'ya … jebal ka... karago... » (Hyujae … par pitié pars ... pars je te dis.)

C'était peut être une chance et elle serait peut être insaisissable plus tard. Certes elle n'imaginait pas encore suivre son chemin seule mais si elle n'avait pas perdu le compte de ses années elle avait à présent presque vingt ans. Nombre des jeunes femmes de son âge étaient mariées et mères et même si son destin était ailleurs que dans la fondation d'un foyer, l'heure était venue de quitter sa geôle.

Sa mère tremblait, accroupie, ses doigts enchevêtrés dans le tissus de son habit. Elle avait le regard vide sans pouvoir cacher ses larmes et Hyujae ne put que souhaiter que son trépas ne tarde plus afin que la délivrance lui sourit. C'était une femme discrète et maladroite avec elle mais de tous elle était celle dont le cœur avait toujours été aimant. Elle ne se retourna pourtant pas lorsque la maudite quitta la cahute qui l'avait vu naître, petite chose hurlante et rouge aux yeux bleu démoniaques qui avaient scellé son destin parmi les Hommes.

Dès lors elle se rapprocha du seul personnage valable à ces yeux. Un être taciturne et peu bavard qui convenait au caractère froid de la jeune femme. Il ne parlait que pour l'instruire et ne se perdait pas en conventions sociales, ce qui encore une fois, convenait parfaitement à Hyujae. Elle devint son bras droit, vivant dans la maisonnée attenante au cimetière. Cela dura presque un an avant que l'homme, vieux et fatigué, ne lui demande de prendre sa place dans la pratique des arts mortuaires, plus loin au nord. Il avait reçu une lettre lui demandant son aide dans une région touchée par les rivalités entre villages et manquant cruellement d'homme de sa trempe mais la route était longue et il n'avait plus la force de subir les voyages entre champ de bataille et flots recrachants les corps boursouflés des repris par la mer.

C'est là bas, au nord, loin des côtes qui l'avaient vu naître, qu'elle se rendit, missive en main afin de se faire connaître auprès de ceux qui avaient demandé de l'aide pour les cadavres à mettre en terre. Partout où elle passait elle portait au dessus de son regard une bande de voile sombre, dissimulant avec peine le bleu de son regard. Les plus superstitieux crachaient sur son chemin en maudissant son existence … les mères dissimulaient les yeux de leurs enfants et les femmes enceintes lui cachaient leur ventre. Certains la disaient habitée par l'esprit d'un démon mangeur de chair humaine ou encore assuraient qu'elle était un fantôme marchant parmi les Hommes mais la situation était telle qu'on lui laissa accomplir sa besogne sans trop de protestations. Après tout personne ne voulait approcher les défunts et accomplir les rites pour purifier l'âme censée se rendre de l'autre côté du monde des vivants. Personne ne voulait dormir près d'eux ni veiller leur dépouilles. Ce constat ne changea pas durant les trois années qu'elle passa à enterrer les victimes d'un conflit incompréhensible à ses yeux.

« Si tu aimes tant la mort pourquoi ne pas mettre fin à ta vie ? »

L'homme possédant cette voix rauque s'était assis à ses côtés devant une paillasse où reposaient quatre corps embaumés prêts pour la cérémonie du lendemain. C'était lui qui auraient la charge de manier la pelle.

« Les gens disent que tu suis la mort comme les charognards flairent les carcasses... »
« Je ne suis pas un corbeau. »
« Et tu n'es pas non plus une femme habituelle. Alors ? Pourquoi est ce que tu vis encore ? »

Elle soupira en lui jetant une œillade discrète.

« Te rends tu chez des amis sans invitation ? »

Il émit un petit rire bas, entre tristesse et incompréhension.

« La mort n'as pas d'amis. »
« Moi non plus. »

Ne sachant que répondre, il se tut un instant avant d'oser aborder le vrai sujet de sa venue.

« L'épouse de SeonJong t'accuse d'avoir précipité son décès... elle dit que tu aimes tant la mort que désormais tu la sèmes. »
« Je ne suis pas laboureur. »

« Tes traits d'esprit ne répondent pas aux accusations Hyujae. »

Elle esquissa un sourire invisible, allumant un nouvel encens.

« Ces accusations ne lui rendront pas son mari. »
« A qui la faute ... »
« Pas à moi. »

Légèrement agacée, elle n'en était pas le moins surprise.

« Je dois avouer qu'elle soulève une question que tout le monde se pose. Tu n'es pas dégoûtée par ton labeur. Tu vis jour et nuit auprès de nos défunts et tu ne te mêles à aucune part de la vie des villages alentours... c'est … »
« Contrairement à vous et vos querelles insipides je ne provoque pas la mort. Ni la mienne ni celle des autres. Ce serait contrarier des plans auxquels nous ne sommes pas conviés. Je ne fais que m'attacher à rendre les défunts acceptables dans l'autre monde afin qu'ils aient ailleurs une existence plus belle que celle interrompue ici bas. »

Interloqué, il restait tendu, sans réponse, mal à l'aise.

« Et quand les corps viendront à manquer ? »
« Crois tu qu'en ce monde il y ait des jours sans trépas ? »
« Je ... » Il baissa la tête, le regard triste posé sur la plus petite des silhouettes dissimulées. « … non. »

La jeune femme conserva le silence en espérant qu'il quitterait les lieux mais son regard semblait happé par l'enfant allongé sous la toile.

« Tu devrais te retirer. »
« Et tu devrais partir d'ici. »
« Demain. Je quitterai le village après la cérémonie. »

Et elle tint parole. Alors que la terre ensevelissant les corps étaient encore légère et fraîche, elle disparu, montée sur le cheval qui l'avait mené jusqu'ici.