Le mal du pays

Étonnamment, Mnémosyne ne pensait pas à sa petite personne, ni à sa haine profonde du Tartare, mais seulement et simplement à sa petite hôte, laissée inconsciente dans la sécurité d'un cercueil de flammes. La Titanide se demandait s'il y avait un risque que l'humaine se réveille. Elle s'en voulait de l'avoir ainsi entraînée dans un combat qui n'était pas le sien, de l'avoir comme oubliée...
Mais le berzeker avait soulevé une possibilité intéressante: rendre sa liberté à Aodé après la résurrection de la Mémoire... Mais l'humaine aurait peut-être du mal à se reconstruire, étant donné que la seule famille qui lui restait était sa tante, sous la forme d'un mamba resté quelque part à Ithaque... Et Mnémosyne s'était attachée à l'enfant, elle ne voulait pas se séparer d'elle. Si l'échange était équitable pour les deux personnes, ce qu'espérait la Mémoire, il n'y avait aucun mal à fusionner à nouveau avec Aodé.
Mais il y avait une autre conséquence: tant que la Titanide ne sortirait pas de cet enfer, l'humaine resterait prisonnière des flammes.
Cette résurrection n'avait donc pas pour but la fuite d'un lieu haï par une déesse, mais bien la libération d'Aodé.

Les lieux n'avait pas changé depuis le départ de Mnémosyne... Il s'agissait toujours des mêmes paysages torturés, et monotone. Où que la Mémoire posait son regard, elle voyait les mêmes brumes nauséabondes, les mêmes sols arides et désechés... Et la Titanide, sous une forme plutôt fantomatique, y errait à nouveau, sans repère...
Mnémosyne se demanda si elle était à nouveau en possession de ses pleins pouvoirs. Rien ne valait un petit essai. Celle qui sait tout ce qui fut, tout ce qui est et tout ce qui sera s'immobilisa au-dessus d'une crevasse, et laissa s'étendre ses pensées. Oui, elle parvenait à connaître la suite des événements à Ithaque: il semblait que, comme l'avait promis son adversaire, les berzeker battaient en retraite et s'en retournaient vers leurs contrées.
Mnémosyne poussa un soupir de soulagement: Ithaque était sauve. A présent, la Titanide pouvait se concentrer sur l'instant présent.

Bon, comment je sors de là...

Une vision de cauchemar frappa la titanide aussi brusquement que si un éclair l'avait frappée. Ithaque était alors à feu et à sang, ses frères et soeurs étant mis en pièce par des silhouettes qu'elle ne pouvait distinguer clairement. Un mal de crâne martelait alors l'esprit de la malheureuse titanide tandis qu'une douleur l'envahissait. Partageait elle la douleur des siens? Ou bien était ce encore autre chose? La vision apocalyptique qu'elle venait d'avoir avait disparue aussi rapidement qu'elle était venue. Etait ce ce qui allait arriver? Etait ce ce qui était en train de se produire? Ou bien tout autre chose? Les images paraissaient si réelles... Autre vision, autre image, autre lieu. L'Olympe. Elle se voyait offrir au Roi des Cieux le Keraunos de Coeos, geste qui scella le destin de la Titanomachie ainsi que le sort des anciens dieux. Le flash fut bref et brisé par un rire, un rire lointain et sombre.

Le paysage autour d'elle commençait à s'effacer. Les flammes devenaient grîses, les roches de plus en plus terne, et si la chaleur atroce du Tartare était semblable à celle qu'elle avait connue par le passé, elle avait l'impression que celle ci se faisait moins mordantes, moins destructrice mais davantage étouffante, ce qu'elle n'aurait pas crue possible. L'air s'asséchait et respirer devenait un supplice pour elle. 

Tout devenait gris et noir autour d'elle, tandis que la chaleur l'oppressait au point que sa vision en devenait trouble. L'air était suffocant et aride, asséchant non seulement son corps mais également son esprit, ses sens et son âme! Elle n'était rien de plus qu'une malheureuse petite poupée en ce lieu infernal où un être mystérieux se jouait d'elle, sa voix provenait de partout et nulle part à la fois.... 

Les pensées de la Titanide étaient restées sur les terres d'Ithaque, autour du cercueil de feu qui protégeait son hôte.
Mais peu à peu, ce que la mémoire voyait se métamorphosa. De nombreux combattants de son camp avaient fait irruption sur les lieux... Tant mieux si les renforts étaient arrivés, la victoire n'en serait que plus proche. Mais... Il semblait pourtant à Mnémosyne que, sur le sol, des ruisseaux de sang coulaient, et que ce sang tombait des blessures ouvertes et des corps fracassés de ses frères et de ses soeurs, qui gisaient à présent au sol... L'ennemi semblait bien plus puissant que les simples soldats d'Arès...
Une violente douleur fit irruption dans le cerveau de la Titanide, qui s'arrêta quelques instants d'errer. Il lui semblait elle aussi avoir été mise en pièce, il lui semblait que son propre sang engraissait les terres d'Ithaque.
Mnémosyne hurla:

Si tel est le présent, je ne permets pas qu'il se produise! Je le modifierai et le modéliserai à l'image de la puissance des Titans...

Justement, la mémoire se vit entourée des dieux Olympiens, elle tenait un objet lourd et précieux dans ses mains... Le Keraunos, qu'elle venait de voler à son frère Coeos, pour prouver à Zeus son allégeance... A partir de là, les Titans allaient choir et ne règneraient plus jamais sur le monde.
A cause de Mnémosyne. La titanide refusa de culpabiliser. Encore une fois, ce qu'elle avait fait, elle le referait, si l'un de ses frères ou l'une de ses soeurs sombrait à nouveau dans la folie. Elle ne regrettait rien, à présent les Titans devaient mériter et regagner leur puissance de jadis.
Une voix brisa ces visions par un rire inquiétant.

Je ne veux pas être pardonnée car je ne m'estime pas coupable. Je ne vois pas de quelle rédemption tu parles, je te prie de tenir des propos un peu plus clair... Vois-tu, cette chaleur m'empêche de réfléchir aussi sereinement que je le voudrais.

En effet, tout autour d'elle, la pierre comme le feu, ternissait à vue d'oeil. Seule la température augmentait, atteignant un degré difficilement supportable. Tout fraîcheur avait disparu et l'âme même, qui est pourtant censée être libérée d'un souci aussi bassement matériel que la respiration, semblait étouffer.
Mnémosyne voulut utiliser son cosmos pour connaître l'identité de son interlocuteur, elle n'était plus limitée par son hôte. Cependant, pour une raison qu'elle ignorait, elle ne le put pas.

Si c'est ce que tu veux savoir, je ne suis pas morte de la main de mes frères, mais j'ai péri pour eux, pour sauver leur domaine. Nous avons su oublier les différends qui nous opposaient pour nous soutenir et nous défendre.
Et je te prie encore une fois de parler de manière moins sibylline, aujourd'hui j'ai vraiment la flemme de réfléchir.

La lumière, à son tour, faiblissait, les yeux de l'âme de la Titanide voulaient se fermer, puis la Mémoire comprit qu'elle aurait récupéré son corps originel...
Fière, la Mémoire se redressa, supportant la chaleur et la douleur avec courage, prête à entendre, à l'intérieur même de son âme, cette voix qui se jouait d'elle.

"Ha! Quelle tristesse de trouver une titanide dans un tel état! Incapable de réfléchir correctement...." 

Une ombre s'approcha de la malheureuse, claquant dans ses mains avec ironie. 

Une aura oppressante tomba alors sur Mnémosyne. Effroyable et sans pitié, elle fut emportée dans une chaleur infernale qui n'avait rien de commun avec ce qu'elle avait ressentit avant. Elle tomba au sol, calcinée, tandis que l'être observait le spectacle avec intérêt et sévérité.

L'être claqua dans ses mains, et tout le décor vola en éclats autour d'elle. La titanide meurtrie tomba alors dans un trou sans fond. Au bout d'une éternité, des formes firent leur apparition autour d'elle. En haut, en bas, à droite ou à gauche, elle voyait toujours la même chose: une bibliothèque. Celle ci semblait éternelle.... Si Mnémosyne attrapait un livre, elle ne verrait qu'une chose, des pages blanches. Elle était bloquée dans un espace infini où la mémoire n'était rien... 

La chaleur montante s'avérait de plus en plus insupportable. Les sarcasmes de l'être qu'elle affrontait n'étaient pas franchement appréciés par la Titanide, pas dans la fatigue qui l'accablait. Un instant, Mnémosyne se demanda ce que son hôte humaine ressentait, dans sa gangue de feu... Dans son état normal, la Mémoire aurait pu savoir...
En tous cas Aodé avait sans doute bien plus chaud que Mnémosyne. Sur ces pensées, Mnémosyne se ressaisit et se redressa, chassant de son esprit les inconvénients du Tartare.

Je te déçois? Tant pis, peu me chaut.

Une ombre alors s'approcha de la prisonnière des lieux. Celle-ci ne trembla pas, ni ne bougea d'un pouce. Cette ombre tenta de mettre le doute dans l'esprit de Mnémosyne, après avoir affirmé le trépas de son frère, Océanos. Mais cela, la Mémoire en avait eu un pressentiment.
La Titanide resta muette, attendant la suite. Rien ne servait de crier ou de faire du bruit. Même quand l'atmosphère se fit bien plus lourde et bien plus oppressante.
Tandis que son âme se consumait et fut projetée au sol comme un fétu de paille, Mnémosyne ne laissa échapper aucun cri, elle se contentait de regarder en face d'elle avec fierté. La seule chose qui comptait était de quitter cet endroit sinistre, et vite.

Mais la Titanide choisit de changer de comportement lorsque la personne en face d'elle voulut affirmer sa supériorité, en frôlant le chantage.

Tu veux corriger mon orgueil? Pourquoi pas... Je te souhaite bon courage. En revanche, je ne supporterai pas que tu te venges de moi sur mon frère. Je trouve cela assez veule, surtout de la part de quelqu'un d'assez puissant pour me détruire. Quant à l'endroit dont tu me parles, si tu me connaissais, tu saurais que j'aime enrichir mes connaissance, même la pire des prisons servirait à développer ma base de données. Montre-moi donc ce fameux lieu...

D'un claquement de main, l'ombre fit disparaître le sol. La Titanide chut sans qu'elle ne pût déterminer le temps que dura sa chute. Cependant elle n'affirmait pas par bravade qu'elle ne ressentait aucune peur, cela était vrai. Le seul sentiment qui animait Mnémosyne était une sorte d'impatiente curiosité, face à une épreuve dont elle finirait bien par sortir de toutes façons, étant immortelle.
Des formes que la Mémoire ne pouvait pas identifier dansèrent autour de cette dernière. L'agacement causé à la Titanide par la fin de son omniscience avait disparu, cela ressemblait à présent à un jeu qui ne déplaisait pas tant que cela à la Mémoire, qui avait confiance en l'avenir.
L'étonnement frappa Mnémosyne, elle se trouvait dans une bibliothèque infinie. Par curiosité, la Titanide prit un livre dont le titre, qu'elle ne parvenait pas à déchiffrer, semblait intéressant. Cependant rien n'avait encore été marqué dans ce livre. Sans rien montrer de sa déception, la Mémoire reposa le livre à sa place.

Pourquoi m'as-tu menée ici? Dois-je remplir ces millions de pages avec ma connaissance pour gagner le droit de rejoindre les miens?

Le silence. Voila quelle fut la réponse à la question formulée par la titanide. Elle s'imaginait pouvoir remplir les pages blanches de ces innombrables livres par ses connaissances et sa mémoire, mais elle n'avait pas d'encre, ni de plumes pour ce faire. Elle fut laissée  à l'abandon dans ce si étrange univers, flottant dans un espace sans repère. Elle était impuissante dans ce lieu si insolite. Le gardien du Tartare n'avait, semble t il, guère apprécié son arrogance pour un être si faible qu'elle. Il l'observait, silencieux, invisible, curieux de voir quelles seront ses réactions dans un tel environnement où elle n'avait aucune prise, où elle n'avait aucun moyen d'influencer. Ses pouvoirs, qui semblaient faire sa fierté et son orgueil, ne lui servaient à rien ici. Elle n'était ici rien de plus qu'une simple mortelle. Et si elle s'évertuait à croire qu'elle s'échapperait ainsi, sans s'être remise en cause, sans montrer davantage de craintes et sans cesser de se penser supérieure, et bien elle aura toute l'éternité pour espérer y arriver. Un frisson sinistre parcouru l'esprit de la titanide. Si elle tentait d'user de ses sens de divinités, elle ne pourrait que ressentir le vide dans lequel elle flottait. Il était inconcevable qu'un être divin comme elle soit dans une posture aussi malheureuse, aussi impuissante, et pourtant, telle était la réalité. Quoiqu'il en soit, elle avait tenue à se montrer suffisante et vaniteuse face à son bourreau, alors elle n'aurait aucun indice, abandonnée à son triste sort. 

Aucune réponse ne fit écho aux interrogations de Mnémosyne. L'absence la plus complète de son devenait perturbante. L'entité s'en était-elle allée? La Titanide ne pouvait le savoir. Et restait ignorante était l'une des choses que la Mémoire détestait le plus. Cependant elle apprendrait, un jour elle connaîtrait le Tartare comme sa poche, et nul ne pourrait alors la tromper, même dans ce lieu. Un jour elle regagnerait sa puissance, son omniscience, les Titans règneraient à nouveau sur le monde...
Mnémosyne sourit. En un instant d'énervement, elle avait récité pour la énième fois son éternelle litanie. Le monde évolue. La Titanide devrait-elle aussi évoluer? Pourquoi pas.
Tout d'abord, la Mémoire devrait accepter que sa famille cédât le pas à d'autres divinités. Mais après tout, qu'est-ce que la puissance, qu'est-ce qu'être vénérée? Du moment que les humains continuaient à se cultiver, l'existence de Mnémosyne aurait un sens...
Point peut-être plus important, mais en tout cas plus immédiat, Mnémosyne devait-elle accepter de ne pas tout savoir? A court terme et dans la situation immédiate, sans doute. Et la seule manière de remédier à cet état des choses serait d'apprendre, de voyager, de chercher à connaître ce monde qui évoluerait sans elle. Peut-être que si elle recommençait à apprendre, elle saurait où ses filles ont disparu...
Et dans le cas présent, comprendre quel était le maléfice dont la Titanide était prisonnière était prioritaire. Tout ce que la Mémoire pouvait savoir était que le néant l'entourait, dans ce lieu où le savoir était vain, où tout était vain. Il serait facile de sombrer dans le désespoir, mais Mnémosyne n'entrevit cette issue qu'un instant, avant de la repousser. Quitter ce lieu était son seul objectif.
Y parviendrait-elle? Peut-être pas, après tout, puisqu'elle en ignorait les tenants et les aboutissants. Alors, pour la première fois depuis un bon bout de temps, un soupçon d'angoisse s'immisça dans l'esprit de la Titanide.

La voix cynique de son bourreau se faisait entendre. Mais nulle ombre ne faisait son apparition, non seule ses mots, aussi sarcastiques qu'ils puissent être, se faisaient entendre. Mnemosyne devenait elle folle? Se sentait elle elle si seule, si faible, et si angoissée qu'elle venait à s'imaginer l'être qui l'avait "accueilli" au Tartare continuer de lui parler? Difficile à dire, car pour elle, cela faisait une éternité qu'elle dérivait dans le vide, qu'elle dérivait dans cet endroit si insolite où nulle loi qu'elle connaissait n'avait de prise. Ici, tout la déroutait, et à commencer par sa faiblesse pathétique. 

Les mots de l'être se répétaient, au mot près, tandis qu'elle voyait défiler en tout sens les mêmes rangées de la bibliothèque, les mêmes livres aux pages vierges, vides de tout écrits. Qu'est ce qu'il faisait froid ici, tandis qu'elle dérivait à la fois lentement et à une allure folle. Le temps même, à condition qu'il existait ici, devenait complètement fou pour elle, perdant absolument tout repères et toutes notions de temps et de l'espace. 

"Alors jeune titanide, apprécies tu ce lieu où l'ignorance et le néant sont tout?" 

Tel un écho, les mots de l'être se répétèrent, inlassablement, immuable et insensible à tout les mots que la titanide pouvait prononcer. Elle parlerait au vent que cela ferait le même effet. Cette voix sarcastique qui se raillait d'elle, sans doute condamnée pour toujours à errer ainsi, à écouter ces mots provocants qui lui rappellerait sans cesse d'avoir provoqué le gardien du Tartare.

Allait elle un jour craquer? Devenir folle? ou bien céder à l'angoisse lente et froide qui s'emparait de son être au fur et à mesure que la scène se répétait, inlassablement. A moins que son esprit ne finisse par céder et se fendre, sombrant dans une catatonie paisible pour y rester pour l'éternité. Peut être était ce alors un sort plus enviable qu'être consciente de ce qui était apparemment sa réalité actuelle.

La voix de l'entité régnant sur les lieux se fit entendre à nouveau, prononçant une sentence résumant parfaitement la situation.
La Titanide ne répondit rien, constatant bien que toute bravade serait contre productive. Et puis Mnémosyne se sentait très lasse, son cerveau tournait au ralentit, elle ne trouvait pas, dans l'immédiat, de pique qui servirait de répartie. La Mémoire pensait simplement à ses frères et soeurs qui l'attendaient pour terminer la reconquête ou la fortification d'Ithaque.

L'entité avait-elle parlé? Au fond, Mnémosyne ne savait pas. Peut-être avait-elle parlé il y a extrêmement longtemps. La Mémoire ne possédait plus aucun moyen de mesurer le temps qui passait.
Toutefois la voix retentit à nouveau. Etait-ce une voix, au fond? Ou bien le vent? Ou encore une hallucination?
Dans chacun des cas, cela pourrait peut-être permettre à Mnémosyne de caractériser un tout petit peu le lieu dans lequel elle se trouvait.

La Mémoire, soudainement transie de froid, se tourna vers l'une des étagères en particulier, se demandant d'où provenait cette sensation de froid, et tentant de la relier dans son esprit avec les mots qu'elle avait entendus ou pensait avoir entendus.

Dans tous les cas il fallait rester calme. La colère, l'angoisse et le désespoir empêchent de réfléchir. Avec résolution, Mnémosyne se saisit d'un livre et, patiemment, commença à examiner chacune de ses pages.
Puis, avisant que toute question attend une réponse, la Titanide lança à la cantonade, avant de se replonger dans sa "lecture"

Je ne sais point encore.

Une sensation étrange envahissait peu à peu Mnémosyne tandis qu'elle parcourait les pages blanches du livre. Quelque chose se passait en elle, ce n'était pas du froid qui prenait place en elle, mais une toute autre chose. Ce n'était pas un sentiment comme la peur ou l'angoisse, non, c'était plus particulier que ça. Elle n'arrivait pas à savoir quoi... Cela continua longtemps encore. Cette sensation étrange continuant d'avancer en elle, mais elle avait beau être une titanide, ses efforts pour savoir ce dont il s'agissait restait vain. Dans ce lieu si étrange où elle errait, sans le moindre repère, sans le moindre indice, elle était en proie à un malaise singulier. C'est alors qu'elle réalisa ce qu'il se passait. Le vide. Voilà ce qui prenait place dans sa tête. Déjà ses frères et soeurs n'étaient plus que des ombres si elle y pensait, les souvenirs des derniers événements qui se sont déroulés à Ithaques n'étaient déjà plus, et c'est à peine si elle se souvenait désormais de qui l'avait expédié au fin fond du Tartare. L'être qui l'avait condamné semblait se délecter du spectacle.

Visiblement, l'être n'avait pas apprécié le manque de tenue face à lui. Mnemosyne s'était montrée particulièrement hautaine pour quelqu'un dans sa situation, et elle allait payer le prix fort pour son insolence. Et l'être avait fait en sorte qu'elle se souvienne de ce qui avait provoquée cette condamnation sommes toutes ironiques quand on connaissait les pouvoirs de l'esprit et de la Mémoire qu'elle possédait habituellement.

Combien de temps Mnémosyne avait-elle passé à lire?
La Titanide releva brusquement la tête de sa lecture, tenaillée par l'étrange impression qu'un grand laps de temps s'était écoulé depuis... Il y a longtemps.
Le passé commençait à s'embrouiller dans les souvenirs de la Mémoire, et cette dernière n'appréciait pas tellement cela. Une sorte de vide glacé et effrayant s'emparait peu à peu de son esprit, sans que sa nature ne pût être définie.
Mnémosyne devait avouer son ignorance complète. Sa défaite était là, devant ses yeux, elle ne pouvait plus nier. Lire ce livre au page blanche avait anéanti ses souvenirs, elle s'était anéantie, elle était devenue une enveloppe vide. Ou pleine de ce sentiment extrêmement désagréable.

Se reprenant, la Titanide tenta de remonter mentalement le fil de ses souvenirs: l'arrivée au Tartare. Et avant? Le Tartare. Et toujours avant? Encore le Tartare. Vaguement, très vaguement, le visage d'Aodé flottait devant les yeux de la Titanide, qui ne parvenait plus à identifier son hôte, ni à se souvenir de là où était la dernière fois qu'elle s'étaient vues.
Puis ce dernier souvenir disparut aussi.

Seule restait la voix qui la harcelait.

Juste je ne sais pas. Je pense que ta conception de la justice est différente de la mienne. Mais amusante... Sans doute.

La question posée par le Tartare surprit un instant Mnémosyne. Si c'était la seule manière de revenir au plus vite... Et ce serait sans doute le meilleure moyen de reconstruire son entente avec ses frères et soeurs sur des bases solides...

Soit. De cette épreuve je sortirai grandie... Si j'en viens à bout!

Toutefois, peu à peu, les mots qu'elle utilisait et les mots qu'elle employait perdaient de leur sens.

C'est alors que, tandis que la voix grondait tel le souffle d'une tempête, le décor changea. De l'obscurité, tout passa alors au blanc, un blanc si lumineux qu'il en aveugla la titanide. Tout se désagrégeait autour d'elle, les bibliothèques et les livres tombant en morceaux avant d'être happés par ce blanc absolu qui semblait tout effacer. Mnémosyne se sentait écrasée par une force irrésistible, prise dans un tourbillon implacable qui lui faisait perdre tout repères, tout ses sens étant malmenés avec force. Elle fut prise alors de nausée tandis que tout ce qui était en elle s'effaçait. Tout ce qui concernant la titanide, les titans, et autres disparaissaient de son esprit, désormais, la divinité de la mémoire ne se souvenait plus de rien. Elle fut rejetée du Tartare telle une feuille blanche où rien n'avait été encore écrit, où seule l'esprit de Mnémosyne existait encore. Quant à Aôdé, elle même ne saurait rien concernant la déesse. La voilà ainsi prête à découvrir le monde comme si cela était la première fois! 

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Ma décision? Quelle décision?
Et puis qu'est-ce qu'une décision... Et puis...

C'était fini. Mnémosyne avait oublié le langage, cette invention merveilleuse qui était pourtant née de son esprit il y a deçà si longtemps...
Les yeux agressés par une lumière violente, la Titanide ferma ses paupières, tachant de comprendre qui elle était et où elle se trouvait. Tout ce qu'elle voyait autour d'elle se désagrégeait sans qu'elle ne pût comprendre ce qui se passait.
Une tempête se produisait dans son esprit, tandis que tout ce qu'elle avait pu savoir s'enfuyait, enlevé par cette tornade.
Un malaise prit la Mémoire, qui tenta de s'endormir, puisqu'elle était devenue l'Oubli.


Et puis le décor changea brusquement.