La fonte des glaces

Alessio leva un sourcil quand le Guerrier Divin se mêla de la conversation sans y avoir été invité, ni par Séléné ni par lui. Même si elle ne semblait pas ravie de le revoir - ce qui le peinait énormément -, cette dernière n'aurait pas eu l'incorrection d'introduire son molosse de la sorte. Pour quelqu'un qui se permettait de critiquer ses manières - pour des raisons qui lui semblaient parfaitement négligeables -, il ferait mieux de surveiller les siennes.

Profondément sceptique, le Griffon ne prêta à ce grossier personnage que peu d'intérêt ; quelconque de verbe comme d'apparence, ce n'était pas pour rien qu'il avait choisi de l'ignorer. Et lui qui croyait avoir rendu cela assez évident pour ne pas laisser de place au doute chez l'asgardien ; il devait l'avoir surestimé. Enfin, c'était également de sa faute : que faisait-il aussi à espérer la moindre subtilité de leur part ? Ce mot existait-il seulement dans leur dialecte barbare ?
Décidément, seule Séléné était un diamant de finesse dans ce pays de brutes. À se demander comment elle y avait atterri ; probablement adoptée. Ou vendue en bas âge, en tant qu'esclave ou autre rôle infamant, avant d'en gravir les échelons ; ça ferait une jolie histoire pour enfants. Car quoi qu'en dise Mordred, tous les habitants que croisait Alessio - elle y compris - donnaient raison à cette honteuse réputation.

L'étranger avait toutefois de la chance qu'il ait fini son combat avant Kazuki ; si toute forme de vie était un sac de frappe potentiel aux yeux flamboyants de ce dernier et qu'il aurait probablement agi en conséquence, le marionnettiste, lui, savait se montrer magnanime. Mais il convenait néanmoins de l'éduquer quant aux travers de son comportement, à supposer qu'il reste le moindre espoir d'amélioration. Aussi écrasa-t-il son mégot dans la paume tendue du Guerrier Divin ; recouverte de son armure, probablement n'en sentirait-il qu'à peine la chaleur, mais voilà bien la seule réponse qu'il méritait.

Je vous remercie, je peinais à trouver un cendrier ; l'endroit est déjà assez mal en point.

Faisant disparaître le chapeau qu'il tenait encore dans l'autre main, il épousseta l'une et l'autre pour s'assurer que nulle cendre n'y demeure. Il aurait au moins trouvé une utilité à cette malaimable sentinelle ; c'était probablement plus que Séléné pouvait en dire, à en juger par le fait qu'elle-même semblait ne savoir quoi faire de lui - apparemment pas l'empêcher de jouer avec sa vie. Finissant par croiser les doigts, il toisa l'anonyme avec un peu plus d'attention (plus qu'il n'en méritait) et, se parant d'un sourire aimable - mais non moins éclatant que d'ordinaire -, prit cette fois la peine de lui accorder plus de quelques syllabes.

Il est amusant de constater que vous semblez vous sentir plus concerné par le sort de son saphir que par le sien. fit-il en posant sur lui un regard plein de malice. Ainsi, le chihuahua voulait jouer dans la cour des grands ? Dans le doute, vous demanderez confirmation à votre prêtresse, mais je suis presque sûr qu'il faut l'armure en plus de la pierre pour monter de rang. Désolé de décevoir vos ambitions. Avec flegme, il désigna la falaise d'où il avait précipité à l'instant la dépouille funeste de son adversaire. Cela dit, rien ne vous empêche d'aller la chercher au fond du ravin ; avez un peu de chance, vous devriez pouvoir trouver quelques morceaux à vous mettre sur le dos. De l'armure, s'entend : pour le reste, je ne garantis rien. Mais vous faites bien ce que vous voulez. Je vous sais portés sur les peaux de bêtes, après tout.

Un dernier échange de coups, et puis plus rien ; selon toute vraisemblance, Kazuki venait d'en terminer. Fort bien : cela signifierait qu'il n'aurait plus à prolonger ce dialogue très longtemps - à moins que le Garuda décide de prendre un bain dans le sang de son adversaire ; Alessio s'était toujours imaginé que ce soit le genre de choses qu'il puisse faire. Et s'était d'ailleurs plu à en répandre la rumeur en Enfers. Ne prenant cependant pas la peine de vérifier visuellement ce qu'il en était - il entendait déjà les bruits de pas revenir vers lui -, il se contenta de montrer à son interlocuteur ses paumes démunies.

Comme vous l'avez dit vous-mêmes, il vient de disparaître ; or, un objet perdu - disons un saphir - ne réapparaît généralement pas par ses propres moyens. Si pratique que ce serait, je vous l'accorde volontiers. Et comme vous pouvez le voir, mon brillant ami, je n'ai plus rien sur moi - à part mon Surplis, cela va de soi, mais un Surplis entier me semble bien cher payé pour une simple breloque. Toutes mes excuses pour vos illusions de grandeur, encore une fois, d'autant que je ne doute pas qu'il soit plus seyant que ce que vous pourrez trouver dans ces parages. Mais ne vous en faites pas, vous finirez bien par vous aussi devenir quelqu'un d'important : vous ne pouvez pas valoir bien moins que ceux qui viennent de tomber.

C'est l'exact moment que choisit Kazuki pour se joindre à la discussion - lui aussi sans qu'on l'y ait convié, mais dans son cas au moins, Alessio pouvait s'y attendre. De plus, la bête de bataille infernale apportant un cadeau pour se faire pardonner, il pouvait bien fermer les yeux pour cette fois. Attrapant au vol l'offrande en question sans avoir besoin de se retourner, le Juge frotta le bijou contre sa manche pour le débarrasser des dernières traces de sang qui le recouvraient. Cette partie de son habit était elle-même dans un triste état, mais fort heureusement pas assez pour empêcher cela. Il referma la main sur sa surface gelée, pouvant en percevoir la fraîcheur même à travers ses gants. Merci bien, mon brave !

Je pourrais vous donner celui-ci... lança-t-il à Gabriel - avant que ses doigts ne s'écartent, dévoilant l'absence du joyau ; seule s'échappa une volute de fumée sombre. Mais je crains de l'avoir perdu également. Je dois vraiment apprendre à me rappeler où je laisse mes affaires. Fort heureusement, je crois me rappeler que ces petites choses sont appelées « saphirs d'Odin », et je ne le vois pas les réclamer ; ça devrait me laisser un peu de temps. Maintenant, si vous permettez...

Avec juste ce qu'il faut de mépris - car contenant le reste -, il lui fit signe de s'écarter, ayant épuisé la quantité de patience réduite qu'il était prêt à lui accorder. Un capital déjà lourdement entamé par Mordred avec sa propre vulgarité. S'il aurait pu en déployer plus pour d'autres, le froid contribuant à l'irriter, les asgardiens devraient se contenter d'un pot commun. Toutes ses cibles éventuelles ayant semble-t-il été terrassées, il n'avait plus guère de raison de rester, sinon que la maîtresse des lieux et lui avaient encore quelques paroles à échanger.

Hélas, nous sommes en démocratie : le lieu de vacances est choisi à la majorité. Croyez bien que si c'était moi, j'aurais choisi un site plus ensoleillé. Rappelez-moi d'ailleurs de vous inviter la prochaine fois, cela devrait vous faire du bien de changer de climat. Du reste, je suis heureux de vous savoir en bonne santé : je ne saurais que trop vous conseiller de faire ce qu'il faut pour le rester. Hélas, ça ne dépend plus de moi. fit-il en lorgnant discrètement vers Kazuki. Je dois quant à moi déjà vous quitter, à mon grand regret : comme je vous le disais, j'ai un emploi du temps fort chargé. Je suis sûr que vous comprendrez. Si je puis me permettre un conseil, vous devriez songer à changer de métier : celui-là ne semble guère vous enthousiasmer. Avec votre charme, il est bien dommage de ne pas mettre un sourire sur ces traits. Ah, et avec tout mon respect, vous devriez mieux choisir votre entourage, fit-il en avisant distraitement son oubliable garde du corps. Mieux vaut être seule que mal accompagnée, et j'eus préféré un tête-à-tête comme la dernière fois. Sur ce...

D'un battement d'ailes, il se propulsa en arrière pour mettre de l'écart entre le Guerrier Divin et lui - ainsi qu'un Kazuki, afin de doublement le dissuader au cas où lui viendrait l'idée de le pourchasser. Être traité de la sorte aurait pu déplaire au Garuda s'il n'avait de toute façon eu dans l'idée de débarrasser ce pays du peu de vie qu'il lui restait - non que les chiffres aient jamais été très fameux. N'ayant d'yeux que pour Séléné, il se fendit d'une révérence tandis que son corps entier commençait à s'enfoncer dans les ombres.

Rejoins-nous quand tu en auras terminé. Tu n'auras qu'à suivre le fil, lança-t-il néanmoins à son collègue, lui laissant entrevoir un filin dépassant de son poignet.

~ Ailleurs, si pas d'interruption en trois jours.

Non ? Vous devriez essayer. Il faut parfois savoir varier les plaisirs. dit-il à Gabriel avec un sourire onctueux. Hélas, je ne serai pas en mesure de vous aider : d'autres tâches m'appellent, et j'ai eu ce que j'étais venu chercher. Je serais bien resté pour dame Séléné, mais celle-ci semble avoir d'autres chats à fouetter - même si à cette taille, parler de tigre à dents de sabre me semblerait plus adapté. Mais je ne doute pas que vos grands principes réussiront à l'arrêter ! Vous me raconterez comment ça s'est passé. Je compte sur vous.

Les ombres en train de l'envelopper parurent ralentir, lui laissant le temps de décocher ces quelques dernières phrases. Il n'était pas non plus pressé au point de ne pas en profiter pour une fois qu'il trouvait quelqu'un à qui parler. Surtout après que son dialogue avec Mordred, paix à son âme, se soit avéré à sens unique - les grognements gutturaux ne comptant pas comme une quelconque forme de répartie. Encore une fois, ceux qui s'insurgeaient le plus de l'image d'Asgard étaient aussi ceux qui œuvraient le plus à la corroborer, à un point tel que ça en devenait risible.
Son attention revint sur Kazuki quand il sentit le fil qu'il avait installé se détendre avant qu'il ait pu lui donner du mou ; bien qu'ils soient semi-conscients, ce n'était pas un comportement habituel de leur part. Se sectionner tout seuls encore moins. S'il avait eu le moindre doute sur l'identité du coupable, la gerbe d'étincelles qui dansait encore dans sa main aurait constitué un indice notable. S'abstenant de lever les yeux au ciel, il rembobina le câble autour de ses doigts.

Bien, comme tu voudras. S'il s'était montré relativement calme au moment de leur arrivée, cette première rasade de sang avait apparemment fait retomber le Garuda dans son rôle d'adolescent rebelle. Mais puisque lui et sa crise d'adolescence étaient tout ce qui se dressait entre lui et un Guerrier Divin un peu trop collant, il n'allait pas insister. Non que celui-ci l'inquiète d'une quelconque façon, mais cela lui épargnerait la peine de s'en charger lui-même. Et puis, ils avaient au besoin d'autres moyens de se retrouver. Si tu changes d'avis, tu n'auras qu'à massacrer une petite ville, on devrait pouvoir te repérer.

À la pointe de l'index, il dessina dans les airs la forme d'un rectangle pour lui faire comprendre qu'il parlait du Livre des Morts. Bien qu'il n'ait jamais vu Kazuki s'en servir, en sa qualité de Juge, il devait logiquement connaître l'objet ainsi que ses effets. Un afflux brutal d'âmes en provenance d'une localisation précise était tout ce qu'il fallait pour trouver un point de ralliement. Qui a besoin de télépathie ?
Quand il vit l'épée voler vers lui pour ensuite disparaître et réapparaître aux pieds du lanceur avant même qu'il n'ait dû réagir, le Griffon ne se fit pas prier pour applaudir poliment, appréciant comme le tout-venant un habile tour de magie. La plupart des numéros payants étaient de qualité moindre en comparaison ; par ailleurs, il ne savait pas que Kazuki et lui partageaient cette passion. On en apprend tous les jours.

Bien ! Vous avez entendu le monsieur, fit-il à Gabriel dans un français impeccable, l'obscurité continuant de gravir son corps sans qu'il ait encore pu disparaître. Bien que ce soit avec plaisir que je vous aurais écouté vous lamenter sur votre passé tragique lors d'un duel à mort, je crains de devoir vous laisser en sa compagnie. J'espère que vous comprendrez ; il devient grognon quand on lui dit non et je ne tiens pas à en payer les pots cassés. De toute façon, je ne suis pas vraiment un combattant : vous vous découvrirez très certainement plus d'atomes crochus avec mon compagnon. Je vous recommande cependant de vous concerter avec les autres avant de venir la prochaine fois, fit-il en lorgnant vers le cadavre de l'Épée Ardente et le fossé où il avait envoyé Mordred. Tous à l'épée, ça devient très vite redondant. Sur ce, à très bientôt. Quant à toi, ne rentre pas après minuit ! lança-t-il à Kazuki avant de s'effacer complètement.

~ Anténora.

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