La fonte des glaces

Conformément à ses prévisions, Setesh semblait n'avoir pas apprécié la nouvelle - ce pourquoi il avait sciemment attendu le dernier moment pour en parler. Bien que le plus vieux Spectre encore en activité - du moins à sa connaissance - ait déjà hâte d'étrenner ses nouveaux pouvoirs, une motivation supplémentaire n'était jamais de trop. Surtout quand elle était aussi facile à instiller.
Ainsi, en quelques instants, leur destination venait d'être décidée ; Alessio se fit fort de leur offrir le transport. S'ils étaient désormais tous capables de voler jusqu'à ses frontières, il n'était pas pressé que ses ailes embrassent les cieux glacés d'Asgard - non seulement n'aimait-il pas le froid, mais le givre était pénible à en retirer. Quand éclata la bulle d'ombre - l'affaire d'une poignée de secondes -, ils étaient arrivés.

Comme de bien entendu, il demeura en retrait pendant que ses compagnons commençaient à explorer les lieux, ne tardant pas à pester contre les conditions climatiques déplorables de l'endroit. Asgard n'étant même sur aucune carte, il doutait fort que quiconque se soit risqué à en anticiper les variations météorologiques - mais si ç'avait été le cas, le pauvre bougre n'aurait certainement pas mis longtemps avant de se trancher les veines.
Que du blanc à perte de vue, sans espoir d'amélioration. Un cauchemar, surtout pour qui comme lui émanait de la péninsule italienne. Il fut l'espace d'un instant tenter de revêtir un manteau, aussi épais que faire se peut - sans le prémunir entièrement du froid, cela lui éviterait peut-être de périr gelé avant d'avoir croisé le moindre adversaire. Par bien des aspects, les conditions de vie locales attentaient autrement plus à sa vie que le seul Guerrier Divin qu'il ait jamais confronté.

Seulement voilà : compte tenu des raisons de la visite, il doutait fort que ses camarades apprécient de le voir mettre le Surplis de côté. Il pouvait certes le rappeler en un instant, mais aussi désert soient les parages pour le moment, ils n'en étaient pas moins en plein territoire ennemi. Même s'ils n'avaient pas encore déclaré leurs intentions, la manière qu'avaient Garuda comme Wyvern de s'annoncer constituait un indice de taille, à moins de manquer cruellement de sagacité. Et il ne tenait pas à devoir argumenter.

S'efforçant tant bien que mal de garder sa chaleur - le Surplis faisait des efforts en ce sens, mais c'était loin d'être assez -, il suivit donc à distance ses deux compères, leur laissant le soin de remodeler le paysage à leur convenance. S'il aurait volontiers remis en cause leur sens artistique, il doutait fort qu'ils l'entendent au milieu des éboulements - ou prennent en considération son avis pourtant expert sur la question.
Dans son sillage, un réseau de fils indicibles se tissait déjà pour s'assurer que nul ne les prendrait à revers ; non que cela aurait grande incidence, mais puisqu'il fermait la marche, il préférait éviter les mauvaises surprises. Même si, compte tenu du relief, passer par ce biais demanderait d'être prêt à visiter les tréfonds du ravin, on ne sait jamais. Il y avait nombre de légendes vantant la témérité des héros du nord ; de là à les dire stupides, il n'y a qu'un pas.

S'éloignant d'un battement d'ailes pour prendre place sur un sommet voisin - il ne tenait pas à recevoir un pan de montagne sur le crâne -, il vit arriver de loin leur premier hôte depuis son point de vue surélevé. Malgré la distance, il put estimer d'un simple regard que celui-ci ne portait aucun saphir en évidence, pas plus que son armure ne comportait d'emplacement. Cela voulait certes dire que personne ne s'en était emparé avant lui, mais aussi et surtout que l'individu n'en portait pas au départ - et n'était donc d'aucun intérêt à ses yeux.

Bonjour, mon brave. lança-t-il depuis son perchoir improvisé - trahissant sa présence du même coup, celui-ci ne semblant pas l'avoir remarqué. En ce qui me concerne, je suis venu faire quelques emplettes : j'ai entendu le plus grand bien de votre joaillerie. Mes compagnons, en revanche, semblent avoir d'autres idées sur le meilleur moyen d'occuper leur séjour ; je vous laisse donc voir ça directement avec eux.

Ce n'est un pillage que si vous refusez de nous les donner. contra Alessio avec son habituel sens de l'à-propos. Une dernière fois, son regard parcourut son interlocuteur de pied en cap pour s'assurer qu'il n'ait raté aucun joyau sur sa personne, sans s'en cacher désormais. Soit son saphir était très bien caché, soit il n'en était pas doté ; si le Griffon avait correctement appris sa leçon, seuls les Guerriers Divins de plus haut rang étaient habilités à en porter. S'il avait tout l'air d'un homme d'expérience, Odin n'avait de toute évidence pas jugé bon de lui faire cet honneur. Si cela facilitait d'autant leur progression, la collecte du Juge s'en trouvait quant à elle délayée, ce qui n'était pas pour le réjouir. Laissant à ses camarades le soin de se répartir la besogne, il ne fit pas même mine de quitter son rocher.

Mais de ce que je vois, ce n'est de toute façon pas à vous que je suis censé m'adresser. fit-il en tendant le bras vers Setesh dès lors qu'il fut choisi pour l'affronter. Pour ce qui est des réclamations, je vous prierai de vous adresser à mon collègue juste à côté. Je ne doute pas qu'il saura vous renseigner.

Avant de se désintéresser complètement, il eut toutefois le temps de remarquer que l'asgardien portait une épée à la ceinture - qu'il s'empressa de dégainer, ne comprenant que trop bien qu'il allait en avoir besoin. Ainsi, les Guerriers Divins avaient accepté les armures d'Athéna en lui laissant ses principes ; peut-être étaient-ils plus dégourdis qu'ils n'en avaient l'air. Mais déjà, avant même que le combat n'éclate, un deuxième autochtone était apparu devant eux - preuve que leur petit numéro avait eu l'effet escompté. Alessio aurait pu se plaindre de ce manque de finesse de la part de ses coreligionnaires... Mais c'eut demandé qu'il en ait espéré la moindre au départ.

Tandis que les premiers chocs provenaient du côté où Setesh et son vis-à-vis s'étaient isolés - rapprochant de la destruction à chaque impact ce décor déjà ravagé -, il scruta des yeux la protection bleutée du nouveau venu, jusqu'à y trouver ce qu'il cherchait. Néanmoins, puisque celui-ci semblait avoir déjà élu son adversaire en la personne de Kazuki, il n'allait pas s'interposer. À défaut d'autre chose, il pouvait bien les laisser choisir leur mort. À ce sujet, il lui faudrait un jour enquêter sur la raison pour laquelle les suivants d'Odin échouaient aux Enfers et non dans leur propre équivalent ; la lutte de paradigmes sous-jacente ne devait pas manquer d'intérêt. Mais encore fallait-il trouver la documentation propice ; peut-être leur bibliothèque serait-elle plus à même de le renseigner.

Je pourrais vous répondre, mais vous ne seriez pas plus avancé. fit-il au nouvel arrivant en haussant les épaules, une cigarette aux lèvres, soutenant son menton de la paume. Pour gagner du temps, je vous invite à considérer cela comme un « pourquoi pas ? ». Quant à cette troupe dont vous parlez, n'ayant aucune idée de laquelle il s'agit, j'aurais sans doute eu quelques questions à vous poser - il pointa cette fois l'index vers Kazuki - mais quand vous en aurez fini, je doute que vous soyez encore en état de parler. Faites-moi signe si c'est le cas néanmoins, on ne sait jamais. Je crains qu'il ne soit un peu tard pour faire valoir les privilèges que votre bon accueil aurait pu vous valoir, mais... Merci quand même !

Je n'y manquerai pas. rétorqua-t-il à Kazuki d'un air tout aussi narquois.

Si celui-ci espérait lui faire affront, il était bien loin d'y arriver ; contrairement à lui, Alessio ne tirait pas de joie particulière du fait d'affronter un adversaire puissant. S'il pouvait parvenir à ses fins sans devoir se retrousser les manches, il s'en porterait tout aussi bien. Il laissait volontiers cette joie macabre à ses compagnons - qui n'avaient d'ailleurs pas attendu sa permission, mettant déjà à feu et à sang le mont enneigé qui les avait accueillis.
Qu'ils se nourrissent des larmes des vaincus si tel était leur bon plaisir, mais qu'on ne lui demande pas d'en faire de même. Ils n'auraient qu'à désacraliser les cadavres qu'il laisserait derrière lui pour faire bonne mesure, lorsqu'il serait depuis longtemps parti. Ce serait leur récompense pour lui avoir ménagé le passage comme ils s'apprêtaient à le faire. Malgré ses railleries, Kazuki ne s'en conforma pas moins à ce qu'on attendait de lui. Que ce soit parce qu'il reconnaissait la sagesse dans les paroles du Griffon ou parce qu'il n'avait pas sauvagement révisé ses fractions sur un autre être vivant dans les dernières vingt-quatre heures restait à déterminer.

Avant longtemps, un autre Guerrier Divin se présenta devant eux - une femme, cette fois, bien qu'il n'en fut pas certain au premier regard. Un maquillage à base de crasse et d'ecchymoses, couplés à une armure aux lignes peu féminines, n'était pas le meilleur moyen de lui rendre justice. Trouver une épée entre ses mains ne le choqua pas plus que cela ; leur culture légitimait cette parité guerrière, et avoir croisé en premier l'autre escrimeur lui ôtait l'effet de surprise. Même le brasier qui en sortait n'était qu'une redite de son prédécesseur : étaient-ils liés d'une quelconque façon ?

Que voilà un langage indélicat de la part d'une jeune fille. Je n'ai pas besoin d'aide pour voler : pour vous en revanche, quelques leçons de politesse ne seraient pas de trop. fit-il en se postant dans son dos - elle ne l'avait apparemment pas remarqué. Enfin, ça ne devrait pas m'étonner de la part de ce pays de rustres : on ne peut s'en prendre qu'à votre éducation. Puisque je suis là, autant m'efforcer d'y remédier ; il n'est que trop temps que vous appreniez à mieux vous mettre en valeur.

Il recula d'un pas pour éviter un éventuel coup de lame avant qu'elle n'ait pu se retourner, prise au dépourvu comme elle l'était. Il en profita pour l'examiner de pied en cap. Si les séquelles d'un précédent combat - avec ces autres Spectres qu'ils ne cessaient de mentionner ? - contribuaient à son allure dépenaillée, le Griffon doutait qu'elle prenne tant soin de sa personne au naturel. Une honte, vraiment ; n'y avait-il donc que Séléné à savoir s'occuper d'elle ?
Exhalant un nuage de fumée - et trouvant du réconfort dans sa chaleur éphémère -, le tisserand rabattit ses ailes derrière lui. À défaut de manières, au moins portait-elle à la ceinture ce qu'il était venu chercher. Qui plus est, ses propos contenaient un détail intéressant entre deux vulgarités, corroboré par ce qui s'était dit précédemment. Un Saint et un Spectre seraient venus ici pour convoler ? S'agirait-il de la Harpie ? Voilà peut-être de quoi agrandir son dossier.

Que diriez de vous de quelques pas de danse pour commencer ? faisant mine de replacer une sombre mèche, il en profita pour barrer le passage à la demoiselle d'une de ces toiles dont il avait le secret, au cas où l'idée d'aller aider ses compagnons lui viendrait. Vous en profiterez pour m'en dire plus sur ces tourtereaux dont vous parlez.

~ Alessio défie Mordred.

Une bonne chose de faite.

La lame toujours tendue vers les cieux, le Juge observa le corps de Mordred avec satisfaction. Malgré les nombreuses fois où l'arme avait rencontré son Surplis sans lui faire de réel dommage, elle n'avait visiblement rien perdu de son tranchant. Preuve en était de l'aisance avec laquelle elle avait traversé le corps de sa précédente propriétaire. D'aussi excellente facture qu'elle soit, ce n'est pas pour autant qu'elle manifesterait la volonté propre qui lui aurait permis d'éviter cette trahison.

Malgré le poids du corps au bout de l'arme, le Griffon parut n'avoir aucune difficulté à la maintenir dans les airs - il aurait pu le faire indéfiniment. Mais si distrayant qu'il soit de la voir ainsi plantée sur sa propre épée, il n'aurait nulle part où ranger un tel trophée - sa demeure comportait déjà plus de tapis qu'il n'en fallait. S'il cherchait sans cesse à agrandir sa collection, il lui faudrait opter pour quelque chose de plus discret. Par chance - même lui n'aurait pu l'anticiper avec tant de précision -, l'acier miroitant s'était enfoncé à quelques centimètres à peine de l'emplacement de la seule pierre précieuse dont elle se soit jamais affublée.

Ainsi, la dernière étincelle de vie n'avait pas encore quitté son regard que déjà, il instillait au métal suffisamment de mouvement pour trancher quelques pouces de chair supplémentaires - et d'ainsi la faire jaillir de son socle. Le saphir n'atteignit bien évidemment jamais le sol, cueilli au vol par une main aussi habile qu'opportune.
S'il prit le temps de l'examiner attentivement, de vérifier son authenticité, le Juge n'avait pas grand doute à ce sujet : feu la gardienne de ces montagnes - de ce site qui en était désormais dépourvu - n'aurait pas eu la ruse de mettre en place un tel subterfuge. Cela aurait pu se faire à son insu, certes - mais à défaut de lui accorder beaucoup de crédit, au moins lui laissait-il celui de ne pas laisser approcher son armure par n'importe qui. Son meurtrier n'étant bien sûr pas n'importe qui, la question ne se posait pas dans son cas.

Satisfait de son butin, il se détourna de celle sur qui il l'avait prélevé, perdant les dernières onces d'intérêt qu'il avait pour elle. Ce qui, en l'occurrence, se caractérisa par le fait de jeter son corps dans le ravin - et, avec celui-ci, le mètre et demi d'acier tranchant qui le traversait. Si la chute aurait plausiblement déjà été fatale en temps normal, même pour un éveillé - surhomme ne voulait pas dire immortel ; les Spectres en gardaient jalousement les clés -, l'anéantissement des lieux augmentait encore ce risque de quelques degrés.
Si le cadavre n'échouait pas sur quelques débris acérés, aidé là encore du poids de son armure, des bêtes féroces se chargeraient sans doute de le dévorer. Il ne jugea pas utile de s'enquérir de ce qu'il en adviendrait ; il avait eu ce qu'il voulait. Dans un second temps, il rappela à lui les fils utilisés pour la retenir quelques instants auparavant ; obéissant au doigt et à l’œil, ceux-ci s'agrégèrent en une pelote sanguinolente, qu'il observa un instant avant de le faire disparaître comme il l'avait fait de la gemme précédemment.

Il avait bien fait de les renforcer ; sans cela, ils auraient été consumés comme leurs prédécesseurs. Même en procédant de la sorte, les propriétés érosives de son sang étaient tout de même parvenues à les attaquer sévèrement - mais pas assez pour lui faire perdre son échantillon. De même lui semblait-il que sa mort en avait interrompu les effets, comme si son sang lui-même se demandait à quoi bon. Tout cela mériterait de plus amples analyses. Mais pour l'heure, Alessio se contenta de remettre de l'ordre dans sa chevelure avant de repartir d'où il venait.

Ton anglais est désastreux, chapitra-t-il Setesh avant que ce dernier n'ait eu le temps de s'éloigner ; d'où lui venait cet accent ? Au mépris des éléments, il parvint une nouvelle fois à allumer une cigarette, et prêta serment de ne la laisser s'éteindre. Il l'invita à partir d'un geste de la main. Va ! Kazuki devrait en avoir bientôt terminé. Son attention se reporta sur Séléné qui ne se tenait qu'à quelques pas. Je me charge de divertir nos amis pendant ce temps.

Son combat n'avait en effet mis que quelques dizaines de mètres entre lui et la prêtresse. Moins intense que les autres - il se félicitait de cette « propreté » -, il n'avait pas requis autant de mouvements ; s'il pouvait s'abstenir de transpirer, Alessio n'allait pas s'en priver. Contrairement à Setesh, que son duel avait laissé relativement éprouvé - quoique moins qu'on aurait pu le penser : avait-il toujours été aussi résistant ? -, le Juge du Griffon était encore fringant, exception faite de son gantelet fracassé. Feignant le geste d'ôter son chapeau, il vit celui-ci réapparaître au creux de sa main, ignorant superbement ce qui devait être son garde du corps dans la foulée.

Cela faisait longtemps, fit-il d'un air affable. Excusez-moi de n'être pas venu plus tôt vous rendre visite : j'ai été très occupé. Et je n'aime pas le froid, comme vous devez vous en rappeler - sans vouloir insulter votre pays. Je m'excuse d'ailleurs pour les manières de mes compagnons : je crois qu'on ne leur a jamais appris à... - posant l'index sur ses propres lèvres en signe de réflexion, il fit mine de chercher ses mots - ...Ne pas casser la demeure où ils sont invités, j'imagine. Enfin, vous savez ce que c'est : ce n'est pas faute d'avoir essayé de les éduquer... Mais évitons les sujets qui fâchent. Et donc, très chère, comment allez-vous depuis tout ce temps ? Fidèle au poste, à ce que je vois. J'avoue m'en étonner : je ne vous pensais pas aussi investie dans cette fonction.