Le trio des enfers en marche

Oh, vous êtes venus m'attendre ? Comme c'est charmant de votre part.

Une masse ombreuse s'écrasa au sol à équidistance des deux Juges déjà présents, de sorte à tracer un triangle parfait. Même tenu d'improviser et sans encore être redevenu matériel, Alessio n'en perdait pas pour autant son sens théâtral. Époussetant ses manches, le Griffon finit par apparaître, émergeant de ce nuage noir qui l'avait accompagné. Habituellement, il ne prenait pas le temps de s'arrêter à la porte lorsqu'il rentrait au bercail ; ce n'était pas comme si on risquait de lui en refuser l'accès. Mais la concentration d'énergie était cette fois telle qu'il se sentait forcé d'y faire une escale, de voir de quoi il retournait.

Un frisson dévala son échine ; il avait ramené le froid d'Irlande avec lui - mais c'était bien tout ce qu'il avait ramené. Probablement reconnaissant de lui avoir trouvé un repas autrement plus consistant, son cheptel l'avait abandonné. Bon débarras. Même les Enfers - dont on pouvait pourtant sentir la fraîcheur du Cocyte jusqu'ici - semblaient d'un certain réconfort après l'étreinte de l'hiver, qu'il n'avait jamais pu supporter.
Il secoua son chapeau pour chasser un peu de cette obscurité semi-palpable dans laquelle il se confondait pendant ses voyages. Dès qu'il eut retrouvé sa place, ses mains, profitant de leur liberté recouvrée, piochèrent une cigarette dans le néant pour mieux l'allumer. Tout en savourant la première bouffée, il s'approcha des deux êtres qui gardaient l'entrée - des personnages ô combien familiers.

Tiens ? fit-il en posant les yeux sur Setesh. Où as-tu trouvé cette vieillerie ? J'en venais à penser que quelqu'un l'avait fourrée dans un placard et jeté la clé. N'ayant jamais croisé Setesh lorsqu'il s'était brièvement essayé à la porter, cela remontait pour lui à Belgarath. Tu penseras à l'aérer, elle doit sentir le renfermé. Non que cela te change beaucoup de ton précédent Surplis, à bien y penser. Enfin, j'imagine que l'occasion est suffisamment grande pour se mettre en tenue.

Cette fois, ce fut au tour des ombres de s'écraser sur lui, faisant naufrage  sur son somptueux costume. Si elles eurent l'obligeance de ne point le froisser, elles n'en abandonnèrent pas moins sur ses côtes les pointes et les courbes d'un Surplis - qui, contrairement aux apparences, ne le quittait jamais vraiment ; mais pour voir, il faut savoir regarder. Comme douées d'une vie propre, ses ailes eurent un léger mouvement, dissipant à leur tour la brume obscure dont elles s'étaient jusqu'alors entourées. Son couvre-chef disparut de même, sans être pour autant remplacé par un casque dont il n'avait que trop peu l'utilité.

Ah ! Ça faisait un moment. fit-il avec entrain en lorgnant ses doigts gantés non plus de cuir mais d'acier. Au passage, je vous déconseille l'Irlande à cette période de l'année. Les habitants  ne sont pas des plus accueillants, sans parler du climat. Sa cigarette rougeoya de plus belle. Quoi qu'il en soit, je n'ai pu m'empêcher d'entendre votre conversation - comme cela m'arrive souvent, j'en conviens - et... Je ne saurais que trop vous suggérer de choisir Asgard comme destination. Vous ne risquez pas de trouver âme qui vive autre part, j'en ai peur. Si vous décidez d'y aller, faites-le moi savoir... Entre ses doigts apparut un saphir, qui aurait pu sembler avoir glissé hors de sa manche s'il en possédait encore. Malgré tout ce temps loin de son armure, il arborait encore tout son éclat. ...J'ai quelque chose à y récupérer.

Peu importe ? répondit-il à Kazuki avec étonnement, sans que son sourire n'en soit atténué. Je pense pourtant qu'il y a une épée là-bas qui pourrait bien vous intéresser. Le nom de Balmung vous est-il familier ?

Même sans en révéler l'origine, il n'était jamais prudent de révéler que l'on a un nouvel as dans sa manche. Alessio gardait farouchement ce genre de secret, y compris de ses collègues - surtout d'eux en vérité. Non que ça l'étonne de la part du Garuda : son point fort n'avait jamais été sa subtilité.
Quand bien même ils coopéraient par moments, il existait entre eux une forme de rivalité - comme c'était le cas pour tous ceux qui les avaient précédé : cela faisait partie du rôle. Heureusement pour lui cela ne se limitait pas au terrain de la force. S'il s'était déjà heurté plus d'une fois à Kazuki, leur décision allant rarement dans le même sens, ils n'en avaient pas moins créé un semblant de statut quo.
L'arrivée d'une nouvelle Wyvern pouvait aussi bien bousculer cet équilibre que le renforcer. Que ce soit Setesh était une chance : s'ils étaient désormais égaux en rang, il avait, en plus d'un respect mutuel naissant, toujours sur lui un moyen de pression - qu'il comptait bien conserver ; on n'est jamais trop prudent. Même grisé par son nouveau pouvoir, l'ex-Spectre d'Anubis ne devait pas l'avoir oublié.

Moins taciturne que son ancien supérieur, ce dernier n'en partageait pas moins les visées bellicistes. Avoir réduit à néant les Berserkers comme les Titans en l'espace de quelques mois ne semblait pas les avoir calmé - même s'il était vrai que Kazuki n'avait pas eu la chance discutable d'affronter ces derniers. Alessio doutait fort qu'il y aurait trouvé son compte, de toute façon : si lui-même n'avait pu que constater leur impuissance, l'Étoile de la Vaillance - bien plus puissant que lui ; il n'avait aucun mal à le reconnaître - n'en aurait sans doute fait qu'une bouchée.
Setesh marchait dans les traces de Kazuki, oui, mais il n'y avait pas lieu de s'en étonner : ce n'était pas pour rien qu'il appartenait à sa légion. Le Chacal avait toujours eu un tempérament violent - celui-là même qui avait déclenché les hostilités au Labyrinthe, même s'il ne se trouverait personne aux Enfers pour bien vouloir l'admettre. Même lui qui n'était pas d'ordinaire prompt à jeter le gant n'avait été que trop heureux de pouvoir exploiter le prétexte.
Et même si sa récente promotion semblait avoir exalté ce penchant naturel - était-ce pour cela qu'Hypnos voulait le voir ? Était-il seulement habilité à l'octroyer ? -, ce n'était rien qu'il ne puisse utiliser. Pour être né au temps de l'Empire Romain, Alessio n'était pas sans ignorer que c'était à cela que servait un triumvirat. Non pas parce que trois têtes valent mieux qu'une ; pour éviter que deux d'entre elles s'entretuent de crainte que n'en profite la troisième. Quoi qu'il advienne, le temps d'adaptation à ce nouveau régime ne devrait pas manquer d'intérêt.

Au fait, durant mes vacances, j'ai croisé l'un de tes nouveaux subordonnés - la Harpie, je crois. fit-il à Setesh en faisant semblant de chercher à se rappeler - il n'avait bien entendu aucunement oublié. Il m'avait tout l'air d'être de mèche avec les Saints, assez pour que l'une d'entre eux le protège de sa vie et... Son attention se reporta un instant sur sa main, entre les doigts de laquelle dansait la pierre précieuse. Ses confrères purent ainsi voir luire brièvement l'un des fils qu'il tendait en permanence - ceux qui lui permettaient de suivre à la trace quiconque y était connecté. ...Se rendre au Sanctuaire tout de suite après. Je te conseille d'y jeter un œil quand nous reviendrons. Je m'en serais bien chargé, mais puisque c'est ta responsabilité dorénavant, loin de moi l'idée d'interférer.

Il fit sauter le saphir d'une paume à l'autre une dernière fois avant de les plaquer l'une contre l'autre ; quand il les sépara, ce fut comme si la pierre n'avait jamais existé. Se balader en le portant ouvertement risquait de lui attirer une attention dont il se passerait volontiers : il ne faudrait pas non plus que leur visite de courtoisie dégénère trop rapidement.
Portant ses doigts désormais libre à sa cigarette, il en préleva la dernière bouffée, la jetant à terre pour mieux l'écraser. Sitôt après, les ombres environnantes se refermèrent sur eux, répondant à ses commandes : le transport de ces messieurs était avancé. Son sourire s'étira légèrement alors que ses traits disparaissaient dans la pénombre qui ne durerait qu'un instant.

Allons-y, alors. Asgard nous attend.

~ Asgard.