La pulpe de ses doigts parcourent la pierre lisse de la balustrade qui sépare le large balcon du gouffre béant chutant à pic vers la mer.
Combien de temps a t'elle passé ici... combien de fois a t'elle contemplé les eaux calmes en discutant stratégie avec Altia, le Grand-Pope du Sanctuaire. Combien de fois s'est-elle entretenue avec Odin, le Titan des Courants Océanos, ses chevaliers... en fixant l'horizon avec inquiétude ou confiance. Ce balcon a vécu mille existences. Il a vu naître la vie. Il a assisté à la mort. Il a observé les angoisses et les joies de ses invités. Il a discerné de la confiance entre eux, de la défiance parfois.
Elle observe le ciel qui s'étend à perte de vue, le soleil déclinant qui entame l'éternelle course qui le ramène vers les flots bleus. Si elle n'était pas une déesse, elle se demanderait si l'astre brillant, celui qui apporte tant de chaleur et de lumière aux hommes, ne serait pas en train de filer tout droit vers les Enfers. Elle pourrait oui... particulièrement en ces temps sombres.
Car si le balcon n'a pas bougé depuis des siècles, si sa pierre est toujours aussi pâle, aussi polie que le galet refoulé encore et encore par l'océan, rien n'est plus pareil.
Les temps ont changé.
Le monde a changé.
Les humains ont changé.
Plus rien n'est comme avant.
Plus rien ne sera jamais pareil.
Cinq ans se sont écoulés depuis que la distorsion temporelle a commencé à céder et, avec elle, les chevaliers qui ont survécu à la dernière Guerre Sainte en en sont sortis à leur tour. Certains en même temps que leur divinité tutélaire, d'autres peu de temps après, d'autres encore des années après ou très récemment.
Quel changement abrupt pour tous.
En un battement de cils, ils étaient passés du 18ème au 21ème siècle. Il avait fallu s'adapter à ce nouveau monde, ce qu'il avait à offrir et ses dangers.
Certains de ces dangers étaient malheureusement prévisibles. Hadès aurait gagné la Guerre Sainte. Hadès... aurait eu l'opportunité de régner plusieurs siècles pendant leur absence. Tous le savaient, tous en avaient conscience. Cependant... le savoir est une chose, le constater de ses propres yeux en est une autre. Et, quoi qu'ils aient pu imaginer, aucun d'entre eux ne s'attendait à pareil résultat. Quelle déchéance, quelle tragédie...
D'autres dangers se sont manifestés au fil du temps, au fur et à mesure que la Divine et ses chevaliers prenaient leurs marques dans ce nouveau monde. La technologie, notamment. Si elle leur apportait certaines facilités, elle pouvait s'avérer leur pire ennemie. Car si les Saints et les Asgardiens n'ont eu que cinq petites années pour apprendre à apprivoiser tout cela, Hadès et ses spectres, ont eu plus de deux siècles pour appréhender beaucoup plus facilement toutes les évolutions qu'a traversé la terre.
L'émergence de caméras, de systèmes de surveillance divers, de satellites, de moyens de transport et de communication, sont, pour l'heure du moins, au total avantage de leur ennemi qui a eu tout le temps nécessaire pour en connaitre les moindres rouages et utilités.
Un soupir s'extirpe de sa poitrine endolorie par le poids de la réalité.
Comment ont-ils pu en arriver là...
Comment n'ont ils pas réussi à l'éviter...
Lorsque la
Guerre Sainte avait éclaté, en 1757, Le Père des Asgardiens et la Protectrice de la terre s'étaient rapidement réunis. Rien d'étonnant à cela dans la mesure où ils avaient fait front commun lors de la guerre précédente, et étaient restés en très bons termes depuis. Odin pourrait toujours compter sur Athéna, et inversement. Du moins... est-ce ce qu'elle pensait à l'époque, est-ce ce qu'elle pense toujours.
La guerre entraînait invariablement son lot de morts et de catastrophes. Mais... quelque chose était différent.
Un niveau de dégâts jamais égalé. Des zones qu'Hadès se permettait de corrompre, quant il n'avait jamais osé le faire auparavant. Un nombre important d'
évènements climatiques venaient perturber le monde et, fait qui étonna les dieux et leurs armées, semblaient toujours pencher en la faveur d'Hadès, d'une manière ou d'une autre, sans qu'aucune raison plausible ne l'explique.
Quelque chose se tramait, ils en étaient persuadés, mais n'avaient pas la moindre preuve concrète pour étayer leur sombre pressentiment. Leurs chevaliers ne déméritaient pas... ils cherchaient sans se soucier de la fatigue ou des douleurs qu'ils pouvaient éprouver. Séléné, grande dame d'Asgard et Prêtresse d'Odin, avait mis sa magie à l'oeuvre pendant des semaines, caressant l'espoir que les Norns Nordiques lui montreraient la voie, en vain. Altia, Grand Pope d'Athéna, avait mené les troupes d'une poigne de fer, écoutant les préconisations des spécialistes, distribuant missions et ordres, recevant comptes rendus et débriefing sans prendre plus de repos que son homologue asgardienne.
Des troupes d'élites avaient été formées. Certaines affrontaient les spectres pour les faire reculer, comme l'équipe de Scareface, Chevalier d'or du Cancer, Angèle, Chevalier d'or du Sagittaire et Amalthia, Guerrière divine de Zeta Prime. D'autres se voyaient confier des missions plus délicates, plus sensibles, d'infiltration ou d'espionnage pour comprendre ce qui ne tournait pas rond dans cette Guerre Sainte, comme le trio composé d'Astride, Guerrière divine de Mimir, Lenore, Guerrière divine de Zeta, et de Damian, Chevalier d'or des Gémeaux. Même Kilvan, le propre fils de la réincarnation d'Athéna, était de ceux qui oeuvraient à comprendre.
Nombreux ont été les chevaliers qui ont offert sang, eau et santé, mentale comme physique, pour trouver une issue à cette situation.Ne pouvant rester les bras croisés de son côté, la réincarnation d'Athéna, Ahina, alla trouver Zeus. Quand elle y repense... son revers de main et sa réponse terriblement laconique au regard de la situation, ses mâchoires se crispent de frustration. Si Zeus... le père des Grecs, le roi des Dieux, ne lui avait pas rétorqué que cette "petite" rivalité avec son frère le lassait au plus haut point, qu'il lui avait légué la protection de la terre et qu'elle n'avait qu'à se débrouiller... les choses auraient peut-être été différentes.
Un nouveau soupir teinté d'une fine buée d'automne s'exhale de ses lèvres, mais celui-ci semble plus résigné que le précédent.
Car si elle en veut à
Zeus ne pas avoir réagi tout de suite, quand Odin et elle l'en ont prié, elle doit également reconnaitre que
c'est grâce à son intervention qu'ils sont toujours en vie, que leurs chevaliers sont toujours en vie et que leurs domaines sont intacts...
Eprouver de la rancoeur et de la gratitude envers la même personne, s'avère un mélange complexe de sentiments opposés.
Elle est bien obligée de ressentir de la gratitude, il serait très ingrat de sa part de ne pas le faire.
Car un jour en particulier, parmi les horreurs qui l'ont précédé et l'ont suivi, a déclenché une série d'évènements qui a permis qu'elle se trouve aujourd'hui, près de trois siècles plus tard, sur le balcon du Sanctuaire Sacré.
Ce jour... qui a sonné la sauvegarde de leurs royaumes, de leurs chevaliers, la leur... mais qui a également sonné le glas du monde et l'avènement futur d'Hadès.La visite des Dieux du temps fut une surprise totale, autant pour les hautes instances du Sanctuaire, que pour celles d'Asgard. Zeus avait été plus que lacunaire quand il avait finalement accepté de leur venir en aide, lorsque son enfant était venue l'en prier pour la seconde fois.
Athéna avait des arguments percutants que le Roi des Dieux ne put ignorer. Cette fois... les enjeux étaient bien trop graves pour qu'il se permette de faire la sourde oreille en laissant son frère et sa fille "se débrouiller", comme il l'avait si délicatement placé la première fois.
Car, en effet,
les espions du Sanctuaire et d'Asgard avaient obtenu une information qui, si elle ne pouvait être vraiment vérifiée, avait de quoi provoquer une très vive inquiétude du côté de la coalition qui défendait la Terre. Hadès, par on ne sait quels mystère et malveillance, était
parvenu à trouver un moyen de détruire les Dieux et leurs domaines en une seule et même action. Et la menace ne fut pas prise à la légère, même si les preuves étaient plus que disparates.
Odin et Athéna avaient parfaitement conscience qu'il était pour ainsi dire impossible de tuer un Dieu définitivement. Cependant... même si aucun d'eux ne parvenait à comprendre comment le Sombre Monarque s'y prendrait, ils avaient hélas conscience qu'il existait toujours des moyens de plonger l'âme d'un Dieu dans une léthargie si profonde, qu'elle pourrait durer des millénaires.
Outre qu'il était hors de question que tous leurs chevaliers soient sacrifiés sur l'autel de la perfidie du dieu des Enfers, il était également hors de propos de laisser le monde aux mains d'Hadès pendant des millénaires...
C'est ainsi que, lorsque Zeus apprit que son frère avait visiblement trouvé le moyen de rayer trois Divinités majeures de la carte d'un seul coup, sous l'incarnation d'Athéna, Odin et Poséidon, le Dieu des Dieux y regarda à deux fois avant de renvoyer sa fille d'où elle venait.
C'est ainsi que
Chronos, Dieu du temps physique, celui qui segmente le temps en secondes, heures et jours, celui qui règne sur le passé, le présent et le futur, et
Aiôn, Dieux du temps cyclique, celui qui règne sur les cycles des saisons, du sommeil, de l'âge, de la destinée,
se sont présentés au Sanctuaire Sacré à la demande de Zeus.
Railleurs, très au-dessus des drames qui se jouaient sur le monde, les Dieux abordaient la situation avec un certain amusement et un détachement qui choqua foncièrement la protectrice des hommes, bien que cela ne la surprit guère. Comme si cela n'était rien de plus qu'un divertissement qui les sortait de leur quotidien, les Dieux du temps acceptèrent d'aider la coalition en préservant leurs chevaliers, leurs royaumes et leurs dirigeants, mais pas sans imposer certaines choses.
Grâce à une combinaison très délicate de leurs pouvoirs,
Chronos et Aiôn protègeraient les royaumes en les plongeant au coeur d'une distorsion temporelle. En d'autres termes, durant un temps qui leur semblerait durer l'espace d'un battement de cils, les chevaliers d'Asgard et du Sanctuaire, leurs royaumes et leurs divinités, seraient propulsés dans un temps indéfini où personne ne pourrait les atteindre. Un temps qui existe... sans exister.
Cette bulle hors du temps aurait pour autre avantage, en plus de les protéger, d'engendrer une vision d'un autre temps en lieu et place du Sanctuaire Sacré, tout autant qu'Asgard. Quand Hadès et ses spectres viendraient vérifier que leur plan avait réussi,
ils ne trouveraient face à eux que des ruines d'un autre temps.Les temporels imposèrent cependant deux choses, qui n'étaient pas discutables. A prendre ou à laisser.
Poséidon était exclus du sauvetage. Difficile de dire si Zeus avait connaissance de ce point précis mais, quoi qu'il en fut, cela était non négociable. Cela servirait "de leçon" au Dieu des océans qui avait bien trop tendance à se la jouer électron libre sans subir de conséquences. Cette fois... il y en aurait.
Le second point que les Divinités temporelles imposèrent fut le temps que durerait l'ellipse temporelle dans laquelle les deux camps seraient plongés. Optimiste, Athéna avait espéré que cela serait de courte durée. Comme elle se trompait... Ou plutôt, comme elle avait sous estimé la perfidie des Dieux du temps qui ne les aidaient pas parce qu'ils le souhaitaient vraiment, mais uniquement parce qu'ils devaient une faveur au Roi des dieux et n'avaient eu d'autre choix que de se soumettre à son injonction.
C'est ainsi qu'un sombre chantage s'immisça dans leur proposition.
Athéna et Odin acceptaient de rester coincés dans la distorsion temporelle un temps qui pouvait s'étendre de un à quatre siècles, les temporels ayant visiblement un sens de l'humour qui ne bénéficiait qu'à eux seuls. Ou alors, la coalition pouvait refuser le marché, espérer qu'Hadès raterait son coup. Jouer l'avenir du monde sur un coup de poker... était leur dilemme, en sommes.
Avoir la certitude de revenir, mais courir le risque de laisser le monde aux mains d'Hadès pendant quatre siècles au maximum... ou bien parier sur une donnée inconnue mais au risque que, cette fois, leur absence se compte en millénaires et non pas en siècles... avec toutes les pertes humaines que cela entraînerait forcément au sein de leur chevalerie et des conséquences absolument dramatiques sur le monde des humains... Tel était le choix qu'ils avaient à faire.
Les évènements se bousculaient, le temps pressait. La Guerre Sainte était toujours plus violente, toujours plus sanglante, et le plan secret d'Hadès pouvait s'accomplir n'importe quand.
Alors... Odin et Athéna n'eurent guère de latitude et la décision fut actée d'un commun accord.
Ils acceptèrent la proposition de Chronos et Aiôn. Le pacte fut scellé et, avec lui, la garantie que les pouvoirs des divins se mettraient immédiatement en action lorsque le Seigneur des Enfers lancerait son attaque dévastatrice.
Le regard pers de la déesse des hommes fixe les lueurs à l'horizon. Certaines clignotent comme des étoiles sur le point de s'éteindre. D'autres sont faibles ou au contraire très fortes. Et malgré la distance assez importante qui les sépare, elle les discerne assez distinctement. Les lumières d'Athènes. Les lumières de la ville. Une ville moderne. Une ville de hauts bâtiments, avec ses rues goudronnées, ses voitures qui empestent et ses lumières vives qui remplacent le soleil en pleine nuit.
Odin et Athéna, habitués à voir défiler les ères de ce monde, ont été moins touchés. Forcément... ils ont été contraints de s'adapter à ce nouveau monde, comme tout un chacun, mais cela a été plus facile pour eux. Mais en ce qui concerne leurs chevaliers...
certains ont eu beaucoup de mal à appréhender cette époque. Comment ne pas le comprendre... La transition entre le 18ème et le 21ème siècle est violente. Les deux époques sont tellement différentes. Opposées même, sur certaines choses.
Les
Gardiens du Secret ont été formidables. Tout autant du côté d'Asgard que du Sanctuaire.
De générations en générations, ces élus se sont transmis le secret de l'existence des dieux et de leur chevalerie. Ils ont permis que jamais le flambeau ne s'éteigne, en continuant à chercher des jeunes gens dignes de servir les Dieux et les hommes. En leur prodiguant un entraînement spécial, pour qu'ils soient aussi prêts qu'ils pourraient l'être lorsqu'Odin et Athéna seraient de retour.
Ces hommes et ces femmes ont risqué leurs vies des siècles durant, pour s'assurer que l'héritage ne se perde pas. Ils ont également protégé les armures qui n'avaient pas pu être rassemblées au Sanctuaire et à Asgard avant l'apocalypse d'Hadès, autant qu'ils l'ont pu, car certaines sont malgré tout tombées entre les griffes du Sombre Monarque.
C'est ainsi que
la famille Kido a créé la Fondation Graad, qui continue encore aujourd'hui d'oeuvrer dans l'ombre pour la déesse Athéna. Grâce à cette famille, la nouvelle génération de chevaliers est en train de voir le jour. Grâce à eux, les forces de la coalition retrouvent peu à peu leur grandeur d'antan.
En ce qui concerne
les Royaumes, ils sont encore protégés par la distorsion temporelle et ne présentent qu'un tas de ruines au regard du monde. Mais pour combien de temps... ça seuls les dieux temporels le savent. Et dans la mesure où ils ont déjà démontré l'étendue de leur perfidie, cette protection tombera sans doute sans crier gare et au pire moment.
Ainsi... afin de prévenir cet instant, Athéna et Odin ont ils érigé un certain nombre de protections sur leurs domaines respectifs. Mais chacun le sait,
quand la distorsion temporelle tombera, Hadès saura qu'il a échoué. Hadès saura... qu'ils sont en vie et de retour sur le monde.
A eux d'être prêts lorsque le couperet s'abattra.