[FB 575] Un nouveau chapitre à écrire. [PV Hermès - EN PAUSE]

« Où vas-tu comme ça, Lune de mes jours ? Une nouvelle aventure ? »

Le sourire de Cinead est sincère, quoique teinté d’inquiétude. Moi qui voulais partir sans faire de bruit, c’est raté ! Notre Grand Prêtre a décidément des yeux et des oreilles partout. Je laisse Old John, promu Second depuis le départ d’Endymion, achever les préparatifs de notre voyage. Et je rejoins le rouquin, une petite moue badine aux lèvres.

« Soleil de mes nuits. » glissé-je à son oreille, amusée. « Je pensais que notre accord était clair. Je m’envole au gré de mes envies, lorsque la mer m’appelle ! »

Ses yeux se voilent de tristesse et de regrets, ils détaillent mon ventre qui s’arrondit chaque jour un peu plus. Je ne peux plus l’ignorer à présent. Comme je ne peux pas dédaigner mes devoirs envers lui ou le Sanctuaire sous-marin. Lui faire les yeux doux ne fonctionne plus, il veut me retenir.

« Tu sais bien que notre accord ne tient plus. Il faut que tu sois raisonnable. Et cette fois je ne peux pas t’accompagner. » Je sais qu’il veut ajouter davantage, parler de notre enfant à naître, de la dangerosité de ma condition. Il sait, aussi, que je piquerai un fard et m’envolerai malgré tout. « Aoden ? »

Une ombre apparaît. Elle a toujours été là, embusquée, ravie de naviguer dans un entre-monde dont lui seul garde la clef. J’ai appris à ne plus frémir de colère ou d’appréhension. Pourtant j’ai du mal à réprimer ma frustration. Si le Cinabre l’a mandaté, c’est pour me surveiller. Et il ne pouvait pas avoir pire chaperon.

« J’aurais pu demander à Nere ! »

Je tente de protester, or je sais déjà que cette bataille est perdue. Autant ne pas m’entêter. Je me détourne, la main du Grand Prêtre me rattrape, me fait pivoter sur mes talons, me serre contre lui avec force. Il veut me retenir, me garder auprès de lui et cette sensation m’effraie, je le repousse quelque peu, cache mes émotions derrière une expression malicieuse. Mes mots, eux, n’ont rien d’anodin :

« Une promesse est une promesse, Flamboyant ! Tu as ton devoir et j’ai le mien. »

Je lis dans ses pensées qu’il me permet d’effleurer : Rien ne te retient donc ici. Ô fille de l’eau, tu es pour moi insaisissable.

Il dépose un baiser sur mon front. « Bon voyage, Capitaine. Enfin, dépêche-toi, j’en connais un qui prendrait bien ta place. »

Je vois Aoden sur le pont, claironner des ordres et mon équipage qui ne sait pas sur quel pied danser. Mes hommes me regardent et m’appellent au secours.

« Oh putain le con ! »

Je m’envole, il est temps de lever l'ancre.

***

Il fait nuit et la mer est agitée. Nous essuyons une tempête et nous dansons sur le pont. Aoden et moi battons la mesure avec une harmonie peu commune. Nous nous accordons si bien, qu’il est impossible de penser que je le déteste.
Rares sont les instants où père et fille évoluent de concert. Ces moments de tempêtes en font partie. Nos deux voix s’entremêlent, enjoignent l’équipage de la Rose Sanglante à maintenir le cap. Je sens la médaille en mercure que je porte en pendentif, rouler contre la peau de ma gorge. Je n’ai rien oublié de ces mystères. Une dizaine d’années à voguer, à les percer. Je pense être proche du but, ou peut-être pas. Peut-être que l’ambre s’éloigne. Ce n’est pas ce que me crie mon intuition.
Une vague d’encre s’écrase contre le bastingage, menace de nous renverser. Je ne peux m’empêcher de rire, prise par l’ivresse offerte par la rage des éléments. Soudain, une pensée me heurte :
Il n’existe aucune liberté pour nous. Et une mélodie supplante la nôtre. Troublée, je m’immobilise, observe tout autour de moi. Je ne vois personne.

« Nimuë ! »

Je n’entends pas Aoden. Il s’efface.

« Capitaine ! »

Et non plus Reine.

« Reste. »

Je ne le peux pas.

Le temps a suspendu son cours. Mes mains glissent avec amour sur mon ventre. L’encre, encore, balaye tout. Et je sombre avec elle. Je suis une Mère.

Une tache d’encre se déploie dans la trame de ma conscience. Elle s’étend, couvre mes yeux, dénature mes perceptions. Il me semble que la nuit devient plus sombre, la tempête plus terrifiante. Il y a des monstres qui se tapissent dans les profondeurs abyssales. Des monstres, cachés dans des recoins sombres, qui épouvantent mon esprit autant que mon cœur. Je me fige, je ne sais pas composer avec elle. L’ambre que je recherche me semble si proche et si lointain en même temps.
La pluie tombe sur ma figure, dilue les visions qui me frappent. Et si l’encre, c’était moi ? Une drôle de pensée effleure ma psyché. J’entrevois des images, des moments qui se bousculent. Il me plaît à écouter une nouvelle symphonie, piquée par un glorieux silence.
Un écho douloureux dans la poitrine, je m’insurge, balaye les spectres. La voix de mon père clame : « Un homme à la mer ! »

Combien de fois ai-je entendu cette phrase ? Trop souvent. Trop souvent pour une femme capitaine entourée d’hommes dont chacun d’entre eux est un membre de sa famille. Un homme à la mer. Chaque fois, je réagis de la même manière. Une main agrippe mon épaule. Je vois le visage de mon père, fermé, plein de cette sévérité protectrice que je ne désire pas lire sur ses traits.

« Toi, tu restes ici ! » me dit-il en voulant m’éloigner du bastingage. Mais le chant d’un corvidé reste imprégné dans mon esprit. « Cause toujours ! »

Lui rétorqué-je en me dégageant, plus vive que lui. Je l’entends grogner derrière moi, alors que je jette mon chapeau à Old John, aussi désabusé que mon paternel.

« Quelle tête de mule… »  

Le vent se lève et je plonge dans l’eau noire. La peur s’est effacée au profit d’une volonté inébranlable. Un homme à la mer. Les vagues tentent de me repousser, mais j’ai l’habitude de ces combats-là. Celui-ci ne sombrera pas ! Je nage, me moque de ma propre imprudence. Car élue ou pas, face à la colère des éléments, je ne suis rien.
Pourtant, je commande à l’océan de s’écarter, de me faire une place. Je suis une Reine ! Ici et nulle part ailleurs. Pourtant l’encre semble encore une fois me glisser entre les doigts. Je ne la manipule pas. J’enrage. Je lutte, encore contre elle.
Un homme à la mer. Je le découvre, il n’est pas seul. Un homme flotte sur le ventre, secoué dans tous les sens. Il me suffit de le sonder pour comprendre qu’il appartient déjà aux vagues. Il reposera à tout jamais dans ce royaume. Plus vaste, plus terrible que le cœur des aventuriers le suspecte.

Viens. Mon amour.
Ne fais qu'un avec les eaux.

L’angoisse s’écrase et je suis submergée. Sous l’eau, j’hurle, lutte et m’insurge ! Je combats mon poison depuis de trop longs mois. Je suis fatiguée. Mais je ne peux pas abandonner. Pour mon enfant à naître. Je prends une grande inspiration lorsque je refais surface. J’agrippe la planche sur laquelle le jeune homme repose. J’écarte le rideau de cheveux qui masque son visage. L’ambre ?  

« Tiens bon. J’vais te sortir de là. »

Je sors un couteau de ma botte, commence par le libérer de ses entraves. Mes bras le rattrapent, je m’aide du bois qui flotte pour nous maintenir hors de l’eau. Mes forces me reviennent, je sens mon cosmos m’étreindre, me libérer pour un temps, d’un poids qui me tue. J’agonise, dans un glorieux silence. Avec un doux sourire.
La Sirène Maléfique chante à mes oreilles. Un prélude de mort. Je l’endosse sans briser mon masque. Je m’envole, nous extirpe de l’encre.
Et je tombe, vidée de mes forces, enveloppe l’homme à la mer entre mes ailes pour le soustraire à des blessures inutiles. Je tombe contre le bois de mon navire, abreuve la Rose Sanglante de mon propre sang. Je suis un poison. Ma conscience vacille et je me sens tirée en arrière. La voix de mon père s’exclame :

« Bordel de merde ! »