À demi-mot

Encore quelques marches. Plus que trois... deux... une... zéro. Le voilà à l'arrière du temple des Gémeaux, un haut lieu de mysticisme, en plein coeur du Sanctuaire d'Athéna. Il était suivi de très près par Alfengard. Il n'allait pas le lâcher. En même temps, ça pouvait aisément se comprendre. En tant que Général de Poséidon, il devait évidemment se poser beaucoup de questions. Évidemment, il allait vouloir en découdre. Hevruka était très ambivalent dans sa manière de régler les problèmes. Un coup il savait être conciliant, un autre coup, il n'était pas du tout sympathique et était prêt à soulever des daronnes en masse.


Et là, il était plutôt dans l'optique d'être un souleveur de mères. Néanmoins, le fait d'arriver enfin au beau milieu de son ancien temple, le calmait. Juste un peu. Il se sentait chez lui. Il était un Saint et il a toujours été un Saint. Ce passage en marina n'était qu'une erreur de parcours. Qui ne commet pas d'erreur, dans sa vie ? Il était entré en résonance avec son ancienne maison. Comme s'il n'était jamais parti, comme si le temple des Gémeaux n'attendait qu'une chose : que son véritable occupant daigne enfin montrer ses pouvoirs.


Hevruka donna carte blanche à son énergie pour faire absolument ce qu'elle voulait. Oui, son cosmos, avait une conscience à part entière et pouvait agir sans la volonté du Marina. Dès cet instant, un atmosphère très lourde s'imposa dans l'entièreté du temple. Quelque chose de lugubre, quelque chose d'extrêmement malsain, allant bien plus loin que la Mort, au delà de toute vie, au delà de toute conception imaginée du mal. Hevruka n'était pas foncièrement mauvais, mais son énergie, elle, était purement le Mal incarné. Enfin, le Maître des Dimensions était là. Enfin, le Maître des Illusions était là. Il n'avait pas connu de telle satisfaction depuis... il ne se souvenait plus. Le labyrinthe des Gémeaux était de nouveau fonctionnel. L'énergie gagnait les cieux. Quiconque se concentrant suffisamment pouvait se rendre compte que quelque chose se passait dans le Temple des Gémeaux. Hevruka matérialisa une sphère entièrement sombre dans sa main droite. Elle s'élevait petit à petit, en grossissant de plus en plus, de plus en plus vite.


"Another Dimension..."


Aucun son, aucune parole, aucun air ne sortait de cette sphère, qui était une des dimensions, une parmi une infinité, toutes si différentes, toutes si uniques. L'énergie qui s'en dégageait était phénoménale. Il y laissait un bout de son âme. A jamais le Temple des Gémeaux aura l'âme d'un vrai Gémeaux en son sein. A jamais. Qu'allait faire Alfengard ? Il s'en fichait pas mal... Il n'était pas là pour ses beaux yeux. On lui a confié une mission, il l'a accomplie... Bon, c'est un echec, mais c'est tout. Il n'y avait plus rien à dire. Hevruka regardait en direction du Temple du Bélier et sentait qu'un combat d'une rare violence avait lieu. La Guerre Sainte...

C'était le temps des explications. C'était un moment clé dans l'histoire du camp de Poséidon. Alfengard se tenait là, paraissait bien plus qu'agacé. Il voulait des réponses, des réponses à ses questions. Des questions légitimes, sommes toutes. Le gros inconvénient, c'est que Hevruka... ne connaissait pas les réponses. Du moins, c'est légèrement plus compliqué que ça. Il avait des réponses, mais elles n'étaient pas celles qu'Alfengard attendait. Il le savait pertinemment. Un autre inconvénient : il était fort probable que d'ici une vingtaine de minutes, il change d'avis. C'était l'ambivalence de son caractère qui faisait tout. S'il n'était pas habité par le mal, tout ceci ne serait pas arrivé.


Comment essayer de parler sur un ton calme alors que son esprit, lui, était encore sous le contrôle de la corruption du mal ? Dante, Alessio et d'autres encore, qui, à force d'efforts, toujours plus intenses, l'ont rendu ainsi. Il avait, malgré lui, récupéré en lui,  un peu de mal présent dans le coeur des Spectres. Il est vrai qu'il avait déjà une certaine corruption dans son propre esprit, il avait été frappé, depuis il ne sait combien de temps, par la malédiction des Gémeaux. Toutefois, c'est ce qu'il imaginait. Tout était bien plus simple. Il a simplement été mentalement torturé pendant des dizaines d'années. Il a subi la pire souffrance de perdre l'unique être aimé, il a été enfermé dans une dimensions silencieuse, noire, dans laquelle il a subi tous les tourments imaginables... Des tourments dont il était, finalement, l'unique responsable. Et enfin, il connut la véritable mort et le jugement insupportable d'un des Juges des Enfers.


"Alfengard... C'est bien plus compliqué que tu ne puis l'imaginer. Tu ne sais absolument rien de moi. Il y a encore une heure, tu ne savais même pas mon nom. Tu n'avais même pas entendu le véritable son de ma voix. Tu n'es pas qualifié pour émettre le moindre jugement sur ma personne."


Hevruka ferma les yeux et s'imagina tout un tas de choses. Il y avait tant de souvenirs qui courraient, main dans la main, dans sa tête. Il avait tant d'images en tête, tant de sons, tant de sentiments, qui se bousculaient, qui se frappaient, qui se tuaient. Le Sans-Visage était clairement dans la tourmente depuis presque un siècle. Certainement, le Kraken détenait en son coeur une souffrance que nul ne pourrait imaginer. Toutefois, on voyait bien que malgré cette souffrance, il serait toujours fidèle à Poséidon. Il rouvrit les yeux.


"Commençons, puisque tu veux absolument des réponses..." ▬ il soupira ▬ "Je n'ai pas menacé le Grand Pope d'une guerre. Je l'ai prévenu. Tu ne connais pas l'entêtement des Dieux, Alfengard, tu n'en as certainement jamais connu. J'ai vécu, pendant une partie de ma vie, avec une déesse, ma compagne, Amphitrite. Je connais tout ce qu'il y a à connaître sur les défauts des dieux." ▬ c'était rare venant de lui, mais il parlait beaucoup. Mais il n'avait pas d'autres choix ▬ "Quand nous rentrerons au Sanctuaire sous-marin et que tu expliqueras la situation au Seigneur Poséidon, connaissant son caractère, il ne laissera jamais passer ça."



Le labyrinthe des Gémeaux, pendant ce temps, travaillait. Les distances entre Alfengard et Hevruka ne faisaient que se modifier, comme si l'espace-temps se distendait. Tantôt ils étaient face à face, à quelques centimètres, tantôt ils se retrouvaient extrêmement éloignés, et ainsi de suite.


"Lors de notre mission en Asgard, le Seigneur Poséidon a pris le contrôle du corps d'Endymion, devant Thor, devant Odin. Il a été très clair. Quiconque l'empêcherait de récupérer son sceau se verrait être détruit. Il serait capable de s'allier avec les Spectres et anéantir tout Asgard s'il le fallait. Même si nous sommes ses sujets, Alfengard, notre rôle est de maintenir la paix, à tout prix. Nous devons protéger les faibles, protéger les innocents, protéger femmes et enfants. Ton rôle est d'être dans l'armée de Poséidon et de te battre. Mon rôle est de protéger Atlantide. Je suis l'un des maîtres de notre camp. La survie de l'humanité compte bien plus pour moi que tu ne peux le penser. Alors, certes, j'ai été assez véhément avec Altia Verana, néanmoins, il fallait au moins ça pour empêcher une guerre. Une véritable guerre où il n'y aura que mort et désolation, dans laquelle tu mourras, dans laquelle je mourrai, dans laquelle tout le monde mourra."


Hevruka serra le poing droit. La pression atmosphérique dans le temple des Gémeaux se fit légèrement plus pesante. Rien de bien alarmant, disons-le clairement. Mais assez pour être ressenti, assez pour ressentir une gêne, assez pour sentir le sang circuler dans chaque veine du corps, dans la plus petite des artères, chose que le Sans-visage ne connaîtrait peut-être plus jamais. En l'espace de quelques millisecondes, son écaille, dorée, ressemblant étrangement à l'armure des Gémeaux, disparut de son corps. Il ne lui restait qu'un pantalon et c'est tout. Il était torse-nu et pieds nus sous son armure. Sa musculature était plus que respectable. On pouvait dire qu'il avait bien poussé à la salle. Toutefois, un "très léger défaut" était bien visible sur son corps. D'environ dix centimètres au-dessus du coeur et jusqu'à dix centimètres en-dessous du nombril, les Gémeaux portaient une longue cicatrice en diagonale, avec un trou un peu plus important au niveau du cœur, à l'instar des gueules cassées.


"Je tiens simplement à préciser quelque chose, mon frère : je n'ai jamais prêté allégeance au Seigneur Poséidon. Jamais. Et contrairement à vous tous, il ne m'a rien dit concernant ce fait-là. J'ai beau porter une armure lui appartenant, ça ne fait pas forcément de moi un Marina fidèle et obéissant. Tu dis qu'il m'a sauvé de la mort. M'a-t-on demandé mon avis ? N'aurais-je pas voulu rester mort ? Toi, tu as eu le choix, on t'a donné l'opportunité de devenir le puissant Général que tu es. Tu as, de toi-même, décidé de suivre le Seigneur Poséidon. Moi, non. Je suis sorti des limbes de l'Enfer, et suis directement arrivé au Sanctuaire sous-marin, habillé de cette écaille. A aucun moment on ne m'a demandé si c'était ce que je voulais."


Plus il parlait, plus il se doutait que le Général n'allait pas apprécier ses propos, mais soit, il voulait la vérité, il allait l'avoir.


"Vers qui mon allégeance va ? Je n'en ai absolument aucune idée. Ne t'est-il jamais arrivé d'ignorer ce que tu penses, de ne pas savoir quoi faire ? Mon cœur ne sait pas quoi choisir. J'avais espéré trouver des réponses en venant ici, mais je n'ai trouvé que plus de doutes. J'ai besoin de faire le vide dans mon esprit, j'ai besoin de me poser les bonnes questions. J'aimerais, pour une fois dans toute mon existence, qu'on me laisse choisir, qu'on me laisse réfléchir par moi-même... Est-ce trop demandé ? A ma place, ne voudrais-tu pas la même chose ? Dans ce temple, Alfengard, il n'y a aucun jugement qui existe. Lorsque j'en étais le gardien, toute parole pouvait être prononcée sans craindre des représailles. Parle. Pourquoi n'aurais-je pas le droit, moi ?"


La couleur de ses cheveux changeaient pendant tout son long discours. Petit à petit, ils devenaient de plus en plus noirs, passant d'un blanc presque immaculé à un noir de jais. Ses yeux aussi, perdaient de leur sang, la couleur était davantage adoucie, jusqu'à obtenir, non plus un rouge sang en y ajoutant les veines explosées, mais un vert brillant, assez clair, et la sclérotique devenue entièrement blanche. La bonté revenait, parce qu'il avait pu enfin dire ce qu'il pensait.

Il avait beaucoup parlé. Il avait enfin dit ce qu'il avait sur le coeur. Quoique... Il avait encore beaucoup de ressenti. Hevruka était comme ça, il cachait continuellement ses sentiments, il cachait continuellement ses idées, ses pensées, préférant en parler avec lui-même, préférant être son propre lien entre lui et lui-même. Autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même. Pas pour Hevruka. Concrètement, il n'avait besoin de personne pour être heureux, il n'avait besoin de personne pour se connaître, il n'avait besoin de personne pour être lui-même. Toutefois, le fait de pouvoir enfin parler à visage découvert était un réel soulagement. Allait-il changer sa façon d'agir avec les autres, en étant moins froid, moins silencieux ? Pas sûr, pas sûr...


Alfengard eut une réaction beaucoup moins violente qu'il ne l'avait imaginée. Certes, il avait l'air légèrement déçu. Ou alors était-ce Hevruka qui se faisait des idées sur ce qu'avait le Kraken en tête ? Impossible à dire. Lorsqu'on interprète les sentiments des gens, nous avons pour principal défaut de voir ça avec nos propres sentiments et ainsi notre pensée peut être biaisée. S'il ne s'était pas énervé comme il le pensait, c'est peut-être parce que le Kraken comprenait le Sans nom ? En même temps, il était bien plus aisé de comprendre les gens lorsqu'ils disent la vérité, sans omettre un détail "croustillant". Dans ce cas-là, il s'agissait de sa relation avec Aarhyel, l'hôte d'Amphitrite, la femme de Poséidon. Comme quoi, la vie était soeur du hasard et que le hasard... ben c'est un bon gros bâtard des fois. Devenir l'ombre, le protecteur privilégié du mari de sa compagne... On se serait cru dans un vaudeville mal pensé.


"Tu le dis toi-même Alfengard... Tu as accepté de devenir Général du Kraken. Donc, concrètement, tu n'as jamais subi le choix de quelqu'un d'autre. Tu as eu le droit de refuser."


Le choix des mots était important. Le sens d'une phrase pouvait changer par un simple mot inadéquat. Il n'y a pas de meilleures armes que les paroles, que les mots, que l'instruction, la verve, le vocabulaire. N'allons pas jusqu'à dire qu'Hevruka était bien armé, gageons plutôt qu'avec ses paroles toujours justes, il ne risquait pas de tomber au combat. Bref. Pour un truc, il avait raison, le Kraken. S'il voulait absolument protéger la veuve et l'orphelin, pourquoi ne pas protéger Atlantide, qui venait tout juste de se relever et qui avait grandement besoin d'un protecteur de sa trempe ? Il marquait un point, et ça, Hevruka n'appréciait pas.  Il n'appréciait pas car ça installait encore plus un doute dans son esprit. Il était le maître des commencements et des fins. Il était le maître des choix, maître du passage et des portes. S'il était incapable de faire un choix, quel piètre Gémeaux faisait-il.


"Pour ce qui est d'Amphitrite, je pense qu'il s'en doute... Quoi de plus humiliant pour moi que de devoir servir l'époux ancestral de ma compagne ? Jamais je ne jugerai le Seigneur Poséidon mais force est d'admettre que les Dieux savent être un tantinet fourbes. J'espère fortement qu'il n'en est rien pour notre Maître."


Il fit un léger sourire. Un peu de paillardise entre les deux compagnons ne pouvait pas faire de mal. Après tout, ils étaient liés par le sang. Même si Hevruka décidait, CONTRE TOUTE ATTENTE, à réintégrer les rangs de la déesse Athéna, il n'en restait pas moins un Atlante, jusqu'à la fin des temps. C'était ainsi. Poséidon n'a cherché qu'à appeler les natifs d'Atlantide, pour être sûr et certain d'avoir de la fidélité auprès de lui. Malheureusement, il était mal tombé avec l'Avisé.

Hevruka se déplaça vers Alfengard, en direction de l'entrée du temple. Il venait à l'instant de stopper les illusions des Gémeaux et son labyrinthe infini. Il venait de fermer l'autre dimension. Le temple paraissait bien vide sans cette illusion, sans lui, en son centre... D'ailleurs... Qui était les Gémeaux en cette époque ? Les Saints ont-ils cherché un nouveau porteur ? Il l'ignorait, il espérait bien que non, il vivrait ça comme une trahison, sinon...


"Attends !"

Son écaille réapparut sur son corps sauf son heaume. Il arriva enfin à la hauteur d'Alfengard. Le labyrinthe des Gémeaux étant enfin arrêté, les vraies distances apparurent. Ils étaient plus loin l'un de l'autre qu'on aurait pu l'imaginer.


"Pendant que tout le monde parlait, le Grand Pope et moi discutions par télépathie. Nous avons ce pouvoir, lui et moi, car c'est lui mon véritable maître. Orion du Bélier est indirectement mon maître. Orion a été le maître de Milan Sethni du Capricorne, qui a été le maître d'Altia Verana de la Balance qui a été mon maître. Sans lui, je ne serais jamais devenu chevalier d'or des Gémeaux, sans lui, je n'aurais jamais su contrôler ma folie. Bref. Altia m'a dit : la guerre est déclarée entre les Saints et les Spectres. Préviens notre Seigneur qu'Odin lui-même est actuellement présent au Sanctuaire d'Athéna. Un combat a lieu entre un Saint et une autre aura que je ne saurais décrire, si ce n'est qu'elle m'a l'air malfaisante. Hildegarde, une Saint, a été tuée par un Spectre. La Saint pense que les Titans sont soumis aux Enfers. Les Saints sont alliés à Asgard. Que Poséidon et tous nos frères soient prêts à être attaqués ou à attaquer."


L'énergie d'Hevruka se faisait bienfaisante. Son cosmos d'ombre n'était plus là, il n'y avait que son côté... vie.


"Retourne auprès du Seigneur Poséidon, explique-lui absolument toute la situation. Et n'en parle qu'à lui. Cette Saint n'aurait jamais dû parler de tout ça devant nous. Ne faisons pas la même erreur. Ne parle qu'à Poséidon et lui seul. Ne te préoccupe pas de moi, je me dois d'aller en Enfer. Quelle meilleure opportunité de pouvoir me venger d'Alessio qu'en temps de guerre ? Dis à Poséidon que je reviendrai. Peut-être mort, peut-être en vie."


Il lui fit un sourire et prit la direction de la sortie.