Sur la Terre comme aux Enfers

« Vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir ! »

Son arrivée aux rives du fleuve Achéron s'était déroulée sans le moindre encombre, trop rectiligne pour être voulue. Ses souvenirs eux-mêmes lui semblent trop flous pour être retracés en toute objectivité, tout ce dont il était sûr est qu'il avait bien agi en se sacrifiant pour Asgard. Mais, depuis rien n'est limpide pas même ces eaux boueuses et lugubres... alors c'est cela les Enfers ? Contre toute logique, il avait une impression de déjà-vu qu'il ne s'explique pas. Tout cultivé et averti qu'il fut, il ne pouvait concrètement pas se sentir comme "de nouveau" dans son pire cauchemar. Il n'y a sans doute rien à expliquer sans doute, sa traversée spectrale et léthargique des limbes de Praesepe puis sa chute dantesque dans l'oesophage infernal du Yomotsu Hirasaka étaient déjà loins pour sa perception du temps à l'échelle conventionnelle.

Les Enfers n'avaient rien de réellement terrifiants, pas comme certaines religions se plaisent à les dépeindre aux mortels. La terreur ne vous domine plus une fois que vous êtes résignés à suivre le cycle que les dieux ont imposé aux guerriers de chaque camp. Un redondant ouroboros de morts et de résurrections, c'est ainsi qu'il connaissait de sources sûres le système judiciaire du Monde Souterrain. Hadès le Sombre Despote de cet univers obsolète de crimes et de châtiments, n'avait sans doute rien de mieux à faire que de se dorer le Surplis en Elysion tandis que les âmes atteignant étaient instrumentalisées depuis le fondement de l'inframonde. Peut-on blâmer cette déité qu'on surnomme l'Invisible ? Tabris ne peut certes pas se permettre de le juger, mais l'Insipide aurait mieux convenu.

À quoi bon instrumentaliser des âmes dont on ne reconnaît pas le droit "d'exister" ? Si Hadès est vraiment tel qu'il se prétend sous le titre du « Juste », alors qu'il annihile les humains aussitôt ses terres foulées. Inutile de rappeler que c'est à cause des réincarnations psychopurgatives qu'engendre le Léthé que la race humaine continue de se développer sur terre. Cela dépasse son entendement et n'attise que sa révolte... Pourquoi tant de rigidité, de nihilisme et de cruauté ? Hadès, non content d'être invisible au monde, serait-il aussi une faucheuse "aveugle" ? À quoi bon châtier et instrumentaliser des êtres qui ont déjà tout perdu; y compris l'espoir ? Une larme s'écrasa dans un petit bruit de splash sur la surface souillée de l'Achéron. Patienter en attendant le passeur, au milieu de toutes ces lamentations !

Un jour viendra... quelqu'un brisera la chaîne de votre tyrannie.

Les lamentations des morts couvraient le silence que la mort devait inspirer, aucun espoir pour ces malheureux de pouvoir traverser pour d'obscures raisons. Peut-être n'y en a-t-il simplement pas d'ailleurs ! Tabris, quant à lui, ne bougeait pas d'un iota et se contentait d'attendre le Passeur, vainement debout face au ressac comme dans un état second. Son expression catatonique veut tout dire en ce qui concerne ses sentiments, dominés par l'oppression des Enfers, dont il ne ressentait plus le cosmos capable de les enflammer. Il avait absolument tout brûlé au palais du Valhalla au point d'effleurer un seuil de conscience encore jamais atteint. Toutefois, cette formidable énergie libérée suivant son sacrifice fut aussi brève que diluvienne et maintenant toute trace s'en est volatilisée. Plongé dans ses réflexions, Tabris remarqua finalement la silhouette floue d'une embarcation gouvernée par une forme humanoïde au coeur de la brume. Le bruit de rame sur la surface de l'Achéron alerta quelques morts, puis des dizaines et encore plus, qui se précipitèrent en masse en dépassant Tabris. Ce dernier ne réagit pas, stoïque et vidé de toute volonté au point que se faire bousculer et piétiner ne le révolterait pas. Voir la vraie nature de l'Au-Delà ne laisse pas d'espoir; comme la porte dantesque le proclame.

Il dévisagea sans grand intérêt l'étrange créature chthonienne ressemblant à un Ange ténébreux, ainsi c'est elle qui remplit la fonction de Passeur quand ce n'est pas Charon ? Remarquons que ce dernier étant un Spectre comme les autres, il se peut que son étoile maléfique ne se soit pas encore incarnée. Tant mieux si il en est ainsi, moins il y a de spectres et mieux c'est... À cette pensée son coeur se serra de malaise, il avait omis de juger du cas de Setesh qui n'est pas un si mauvais hère malgré le fait qu'il porte un Surplis. Il est comique, insouciant et très spontané; il l'a sauvé lors de sa chute au Tartare et surtout, par dessus tout, ils se ressemblent quasiment comme deux gouttes d'eau. Il lui doit beaucoup et n'a pas encore remboursé sa dette, ce qu'il aurait pu faire au Sanctuaire si Seishiro n'était pas venu y mettre son grain de sel. L'Hiérophante baissa les yeux en entendant Néfertis le sommer de monter à bord si il ne voulait pas moisir ici, et les autres morts ne comptent pas au final. Ses mèches aux reflets d'argent cachèrent le pourpre assassin de ses prunelles qu'il destinait à l'Ange des Enfers, inutile d'apostropher des êtres incapables de raisonner avec un libre arbitre.

Le prêtre monta donc à bord en lançant un dernier regard contrit aux victimes implorantes d'Asgard qui le suivaient dans la mort. Tant de malheur peut mutiler l'âme des plus sensibles au sort d'autrui, des gens capables d'empathie et de bienveillance comme Tabris. La barque se mouva sur l'eau sous l'impulsion de Néfertis qui repartait en sens inverse, pour le conduire vers le lieu de son futur jugement. Le serviteur de Cronos lui tournait le dos, le dos voûté dans sa position assise bien au centre pour éviter tout contact avec l'eau. Durant tout le trajet, aussi long que cela fut, il ne brisa pas le silence morbide que seul le bruit des rames réduisait. L'épaisseur de la brume l'empêchait de distinguer l'horizon et encore moins ses chaussures, ce dont il ne se plaignait nullement soit dit en passant. Au bout d'une durée indéfinie et surmontée haut-la-main par le représentant divin aussi amorphe que la rameuse, l'embarcation percuta le bord du rivage de la première vallée. L'Hiérophante toisa froidement pour toute réponse l'injonction sèche de Néfertis mais ne s'y opposa pas, se contentant de se lever et quitter sans un adieu son ferry. Il n'avait plus la "bonté d'âme" nécessaire pour prendre du recul et chercher de la lumière là où il n'y en a point !

 Tribunal de la 1^ère Prison