[finished] Passage à la taverne de Dorn

La taverne de Dorn est un endroit des plus chaleureux, tout à la fois crasseux et voluptueux ma bonne dame. On y croise beautés et horreurs, charmes et terreurs, des nabots volent par-dessus les tables, des élégantes jouent aux cartes, des salopards éclusent comme pas deux, des gentlemen mignonnent des fesses galbées et des verres bombés, et les patrons font le service : la proprio est une pince sans nom tandis que le taulier est un généreux bonhomme de cent vingt kilos aux riches favoris.

Casque sous le bras, le chevalier de Midgard pousse la porte de l’établissement. Ici personne n’ignore qui il est, et quand il s’avance le sourire aux lèvres il a droit à des ronds de jambe, des va-te-faire, et des baisers soufflés du bout des lèvres. Ganonlorf, derrière le comptoir, observe son client approcher et l’une de ses pommettes se plisse. Ce blondin, la dernière fois il a été la source d’un beau boxon en arbitrant une bataille rangée entre la table des nains de Stork et la table des chasseurs de la Passe Blanche.

"Mon cher Ganon ! T’as encore de mon hydromel royale hein mon coco ?"

"J’ai ça Scud, la dernière."

Là-dessus la petite bonne-femme qui sert de femme au taulier ajoute :

"Le prix du bock il a augmenté, t’es sûr d’avoir les moyens ?"

Scud lève un sourcil et vise le petit tonneau qui lui parle. Ganonlorf réplique :

"Berthine ! Scud est un guerrier divin maintenant, quand vas-tu l'comprendre ?!"

Elle fait la moue et se met à nettoyer férocement ses bocks. Ganon soupire à l’adresse de son hôte.

"Bah... Un bock pour chaque gus et donzelle au comptoir !"

A ces mots accourent toute une ribambelle de soudards qui font rapidement leur place au zinc. Secouant doucement la tête de gauche à droite, le taulier s’exécute avec circonspection.

"T’oublies pas Ganon, trinquons donc avec Berthine."

Sa voix traînante, toujours quelque peu éraillée, s’élève du zinc.

"A la divine comédie, au Borgne, et aux Asgardiens !"

Certains n’ont pas attendu qu’il finisse pour boire le nectar des dieux, ne l’ont même pas écouté, mais nombreux sont ceux qui lèvent leurs verres, au comptoir comme aux tables pour reprendre en cœur les mots de Scud. Le chevalier cogne son bock à celui de Ganonlorf, hausse les sourcils en direction de Berthine et lève le bras à son adresse. Bonne pâte, elle lui rend le geste, et hop, ça glisse comme du velours derrière la cravate, quel parfum, quelle grâce, c’est comme de boire une femme.

Son voisin de coude, Scud le connaît bien, c’est Brohmur, cette vielle enflure.

"Alors chevalier, comment s'porte le panthéon ?"

Le guerrier à la cape de fourrure hausse légèrement les épaules.

"La santé, ça ils l’auront toujours n’est ce pas ? Sinon, ils sont très peu concernés en cette époque, on n’entend plus la voix du Roi, il n’y a que l’fils Thor qui veut bien s’intéresser aux mortels."

"Ah oui ? Et Midgard ? Tu vas y retourner là-bas ?"

"Et comment ! J’ai encore un sursis avant l’hiver, alors je fais ce que j’dois au domaine de Delta, et ciao."

Brohmur porte son bock aux lèvres, l’œil vitreux dirigé vers les bouteilles derrière Ganon, d’un vide absolu.

"Oui, la forêt…"

Le regard de Scud oblique et un sourire railleur raye son visage. Il envoie une généreuse tape dans le dos de cette enflure et se retourne pour considérer la salle. Eh ben, encore du beau monde ce soir, des bâtards devisant avec des bien-nés (ce qui ne les exempte pas de consanguinité), deux nains qui dansent sur les genoux de deux putains, une table où un jupon s’adonne à un cancan, acclamée par les hommes assis autour avec leurs gros pifs turgescents, et une tablée de rangers qui jouent aux cartes, à un jeu que Scud affectionne particulièrement : Ascension. On va s’intéresser à cette partie d’un peu plus prêt.

A la table des rangers, ça joue serré, la réserve de gemmes est bien entamée et Scud constate qu’aucun des joueurs ne s’est vraiment échappé. Il repose sa main droite sur le pommeau de épée et observe le tapis. Ah ah, voilà une carte qu’il affectionne pour sa drôlerie :
L’un des trois compères lève la tête vers Scud, son œil brillant en dit long : il mijote un bel enchaînement. Son tour vient, et voilà qu’il abat ses cartes et encaisse assez de gemmes pour laisser les autres sur le carreau. Dépité, le joueur à sa gauche met fin à la partie en s’emparant des deux derniers cristaux et râle, grince, racassse, en bon mauvais perdant. Le troisième conserve le silence, amusé, et se tourne vers le blondin.

"Une partie avec nous Guerrier Divin ?"

Scud sourit d’un coin de lèvre, le ton enthousiaste.

"Volontiers, mais appelez-moi plutôt chevalier, ou plus simplement Scud messieurs."

Et c’est parti, on abat ses apprentis et on se monte un jeu du tonnerre. En 20 minutes Scud a pris l’ascendant, il a la banane, il enchaîne avec allégresse, sa main ne file jamais à la défausse pour des cacahuètes. Quand soudain un impondérable menace de tout gâcher, un gringalet vient de tirer son épée cosmique de son fourreau à une vitesse folle (remarquez peut-être pas si folle, Scud quand il joue, ses réflexes sont entièrement dédiés au jeu) et se précipite vers la porte. Un flash orange, vert, et fuchsia illumine un instant la taverne, deux petits portails de pure énergie viennent de surgir, le premier à côté du chevalier, le second à la porte. Scud expédie durement son poing à l’intérieur du premier, qui ressort par le second et s’enfonce dans le nez du voleur lancé au galop. Il s’écroule, KO. Une jeune femme ramasse l’épée et la ramène à son proprio.

"Merci ma douce. Bon, on en était où ?!"

Mais derrière lui, la mèche a été allumée, et il se retrouve tout seul à la table quand ça explose. Un robuste fils du nord a voulu corriger le voleur, mais un autre a eu la même idée et il ne voulait pas partager le petit saligaud, alors ils l’ont réservé et ont commencé à se taper dessus. Mais un opportuniste a jugé judicieux de cogner le gringalet réservé pendant que les deux autres se foutaient dessus. Et puis ensuite, on s’est bousculé, invectivé, et la poussière s’est élevée dans la taverne.

Alors Scud quitte sa chaise, va au zinc et paye ce qu’il doit à Ganonlorf qui le regarde avec de gros yeux.

"Désolé Ganon, mais c’est la faute à Virago."

Il désigne d’un geste léger celle qu’il vient de nommer, l’épée qui flanque sa hanche. Il se dirige vers la sortie, récupère deux de ses rangers pas le colback et les somme de l’aider à foutre tout ça dehors. Avec le renfort de son cosmos et des deux robustes hommes, il a tôt fait de dégager le paillasson de la taverne, la bagarre se poursuivra dehors, et sans le voleur qui a pris la poudre d’escampette depuis un moment maintenant. D’un mouvement tout à fait gracieux, le blondin salut bien bas le taulier, serre les mains des rangers étourdis de coups, les gratifie d’une tape, et quitte la crémerie.

Dehors il esquive deux furieux qui se jette sur lui, enfile son casque et marche tranquillement vers ses quartiers. Pour qui travaille donc ce lascar qui a osé tiré l’épée du fourreau d’un Guerrier Divin. Bof, on aura l’occasion d’y repenser, demain, une éprouvante journée nous attend.