En quête des fragments de soi [PV Persédia]

Cette fois, la Mère des Monstres était parvenue à faire front devant les velléités que lui prêtaient volontiers ceux qui prétendaient l’inféoder. Pour s’être seulement échappée du châtiment ayant succédé sa complicité dans une guerre qui ne la concernait en rien, il était absolument hors de question de se laisser entraîner par un nouveau conflit. Restait tout de même une forme d’agacement d’être ainsi affiliée à des étrangers n’ayant jamais rencontré son chemin. Fallait-il qu’elle soit née de Gaïa pour l’assimiler aux Titans ? Tout au plus était-elle une engeance indomptable, qui le demeurerait. Un Fléau ne se commande pas ou du moins, ne se commande plus. C’était avec cette détermination qu’Echidna s’était soustraite à ses « responsabilités » survenues à Asgard, des lèvres d’un inconnu.

Et à en juger la réaction de ce chien des Dactyles, son altérité ici-bas ne se confirmait que plus. Ce dernier ne valait guère mieux qu’un chien, et il aurait été saugrenu que sa moindre envergure lui permette de la soumettre à ses ambitions sanguinaires. Les autres va-t-en guerre pouvaient bien le rejoindre dans ce conflit mystérieux, la femme-serpent avait mieux à faire ; à commencer par reconstituer les bribes égarées de son passé. En effet, les millénaires de torture au Tartare avaient quelque peu désagrégé sa mémoire. Aussi ne lui revenait-il que quelques fragments de ses réminiscences, qui l’avaient attiré vers son antre originel. Ni plus ni moins que l’Antre corycien, qui fut autrefois son refuge.

En cette place, des sentiments ambivalents la traversaient ; bons comme mauvais. Dominait parmi ses passions une forme d’amertume qu’il lui était difficile d’appréhender, tant ses pensées restaient les plus embrumées. L’espoir que sa mémoire lui revienne sur place fut quelque peu déçu. Dans cette grotte ne se présentait que la pierre froide caressée par l’humidité ambiante, manifestement inoccupée depuis une éternité. S’enfonçant plus dans les ténèbres, habitée par l’espérance que son esprit s’en trouve éclairé, la « titanide » n’arrivait à rien.

Tout au plus se laissait-elle submerger par la culpabilité d’avoir maltraité son sauveur avant sa fuite désespérée. Au contraire de ses camarades, Beowulf n’avait pas mérité ses jugements de valeur. Fallait-il que sa liberté inespérée l’ait mise à fleur de peau, elle qui jadis pouvait se targuer de mieux se maîtriser ? Tôt ou tard, il lui faudrait gagner le pardon de cet homme et payer sa dette. Mais pour l’heure, sa priorité était toute autre, et ne se tenait de toute évidence point ici. Se faisant une raison, Echidna se prépara à rejoindre le seuil de la cavité, pour se faire arrêter par une présence des plus mystérieuses. Immobile, son attitude était la plus prudente, méfiante. Une interrogation pour la prévenir de la menace.

– Qui va là ?

Sur ces mots, une douleur lui prit au crâne. Comme d’éveiller quelque chose en elle. Cette situation ne lui était pas si nouvelle. Une simple impression ? Peu importe qui viendrait l’aborder, la discussion à venir pouvait bien la sortir un peu plus du brouillard, finalement.

Cette situation lui était familière, sans qu’elle puisse mettre le doigt sur cet écho qui résonnait en son esprit. Rien ne pouvait plus la déranger, car l’odeur de ce déjà-vu lui était la plus désagréable. Voir apparaître une étrangère en son domaine lui avait jadis attiré les pires tourments. Impuissante à se rappeler exactement les conditions de sa déchéance, Echidna se souvenait néanmoins des raisons qui l’avaient attirée dans le gouffre du Tartare. Sa nonchalance. Sa candeur. Sa mansuétude. Son hospitalité dévoyée avait fait d’elle la damnée présente. Chose que la femme-serpent se refusait à répéter. Aussi ne fallait-il pas s’étonner qu’elle soit si tendue tandis que des murmures sibyllins remontaient jusque ses oreilles. Un phrasé qu’il lui était impossible de comprendre. Après tout, si elle était ancienne, la Mère des Monstres avait finalement peu vécu, peu expérimenté. Toujours enfermée entre les murs de cette cavité. N’agissant sur ce monde que par l’action de sa progéniture. Seule, elle était la plus vulnérable, la plus ignorante, la plus soumise envers son époux, sa génitrice.

Toutefois, s’il était vain de corriger sa faiblesse – après tout, privée de ses enfants monstrueux, rien ne pourrait la dégager de son impuissance –, elle pouvait au moins réviser son attitude pour regarder par ses yeux et juger suivant son libre arbitre. Typhon et Gaïa appartenaient au passé. Les guerres alentours n’avaient plus d’emprise sur elle qui s’était libérée du Temps. Rien ne l’enfermerait plus. S’inspirant cette résolution, Echidna s’avançait de quelques pas vers sa « convive ». Un être dont le cosmos lui était le plus mystérieux. Jadis, n’existait que les titans, les hécatonchires, les cyclopes, les olympiens et les géants. Le reste échappait à son monde. Sans doute les Asgardiens existaient-ils déjà. Sans doute d’autres puissances dormaient-ils dans de plus lointaines contrées. Et sans doute cette femme appartenait à l’une d’entre elles. Ne demeurait qu’une réalité : le Dunamis ne parcourait pas son être. En cela, elle était l’Autre par excellence. Une ennemie potentielle. Et devant cette évidence, la « titanide » ne lui adresserait certainement pas le meilleur accueil.

– Persédia…

Se murmurait-elle pour elle-même, comme pour l’inscrire dans sa mémoire. Cette inconnue pouvait bien lui tirer sa révérence, à cet instant, l’image d’une créature androgyne lui revenait, non moins respectueux des étiquettes d’usage. En outre, un drap de soie imbibé de venin. Et plutôt que de l’accepter, son attitude se figeait en une forme de répulsion à peine dissimulée.

– Vous avez l’honneur de vous trouver dans le domaine d’un Fléau damné, très chère. En cela, vous n’êtes pas la bienvenue. Je souhaite que vous ayez une bonne raison de profaner mon sanctuaire de votre présence. Alors ?

Disait-elle, l’intonation sèche et menaçante. Une décision dangereuse de sa part, mais peu importe. Sa volonté se tenait dans le départ de cette créature qu’elle devinait dangereuse. Elle s’était laissée tromper une fois par les atours des bonnes intentions. On ne l’y reprendrait pas une deuxième fois.

Le visage glacial, Echidna se laissait parcourir par le paradoxe le plus désagréable. N’était-elle pas en sa demeure ? Pourquoi alors s’y sentait-elle comme une étrangère ? Pire encore, pourquoi souffrait-elle de s’y tenir ? Plus elle restait sur place et plus des images troubles remontaient à son esprit, gorgées d’émotions rances. Du dégoût. De la colère. De la peur. De la tristesse. Tout ce qui la tirait par le bas. Et ayant été enchaînée trop longtemps dans le ventre du Tartare, une unique aspiration animait désormais la Mère des Monstres : celle de s’élever. Déjà confuse, l’attitude de son interlocutrice ne la tendait que plus, ignorant son avertissement. Certainement la marque d’une grande confiance en ses propres capacités. De quoi aiguiser sa méfiance. Cette présence inopportune alimentait un danger latent des plus désagréables.

Lorsque cette Persédia prétendit elle-même être une damnée, la femme-serpent eut le réflexe de sonder plus en profondeur son essence vitale, n’y percevant aucun Dunamis. Tout au plus dégageait-elle l’aura bâtarde des Olympiens. En cela, les mots de cette intruse n’avaient aucune valeur à ses yeux, pas plus que de légitimité. Sans doute le temps avait-il fait son œuvre pour que les contemporains attribuent à de nouvelles créatures le sobriquet de « damnées », mais cette idée la rendait la plus sceptique. Mutique, la Titanide écoutait cette inconnue se palabrer de plusieurs offenses à l’endroit de ce qui fut son Refuge, avant de conclure sur un trait d’esprit pour le moins curieux, voire maladroit. La raison a ses raisons ? Allons bon, première nouvelle. Arquant fugacement un sourcil, Echidna finirait par dégager un las soupir. Le sarcasme n’envenimerait que plus les choses. Quand bien même, la Mère des Monstres ne se sentait pas d’humeur très patiente. D’autant moins devant cette vision aussi agaçante qu’arrogante. Cette Persédia souhaitait élire résidence en son domaine ? Très bien.

– Manqueriez vous d’un toit pour vous arroger celui d’une « consœur » ? Si ce n'est que ça, je vous le laisse ! Faites en une villa ou ce que vous voulez de plus « civilisé », peu importe… Ce lieu vous siéra mieux qu’à moi.

L’ironie pouvait se sentir dans l’emploi de quelques termes. Intuitivement, Echidna devinait qu’elle ne s’entendrait pas avec cette fille de la noblesse. Prolonger la discussion ne rendrait qu’inévitable un conflit inutile. Si cette voie pouvait être évitée en lui cédant son domaine passé, il en serait ainsi. Après tout, cette cavité n’abritait plus rien de ce qu’elle protégea jadis. Toute valeur affective s’était éclipsée, pour ne plus laisser que la pierre glacée que l’érosion millénaire avait fini par déformer pour rendre l’Antre corycien plus méconnaissable encore. Aussi n’éprouva-t-elle aucun regret en se dirigeant jusqu’au seuil de son sanctuaire, sans jeter un regard sur cette malvenue. À présent, ses pensées prenaient trop de place, au mépris de ses sens devenus bien distraits, si ce n’est confus. Tout au plus songeait-elle que son héritage continuait de subsister quelque part, mais certainement pas ici.

Déterminée à quitter les lieux, la Mère des Monstres s’arrêta toutefois en sentant Persédia se rapprocher. Immobile, la femme-serpent tenait sa prudence la plus aiguisée. En effet, le risque était grand qu’au premier caprice, cette étrangère vienne la prendre en embuscade. Les créatures de la noblesse avaient cela d’imprévisible que leur masque ne se découvrait qu’aux moments les plus fatidiques, tapissant parfois de sombres intentions. Un univers fait d’intrigues que le Fléau ne savait guère démêler, et qui pouvaient entraîner de grands malheurs sans assez de vigilance. Quelle ne fut pas sa surprise de voir son interlocutrice s’excuser pour son attitude. Ainsi, les résidents de tours d’Ivoire pouvaient faire acte de manières en présence d’êtres de moindres conditions, appartenant à la fange. Selon toute Vraisemblance, cette inconnue s’intéressait à son passé, à ses aspirations et quelques autres indiscrétions, de façon étonnamment directe. Sans doute avait-elle sentie que l’hôte des lieux ne souhaitait pas s’éterniser plus longtemps dans l’Antre corycien.

Si Echidna se laissa un instant tenter de s’en aller sans satisfaire ne serait-ce qu’un peu la curiosité de sa vis-à-vis, sans doute cela lui attirerait-il des problèmes sur le court ou le long terme. Ce qu’elle ne désirait aucunement. Venant de s’éveiller d’une longue torpeur, il serait dangereux de s’attirer trop d’ennemis, déjà qu’Asgard venait de graver dans sa mémoire un coup de sang dont elle se serait bien passée, avec le recul. Ceci dit, ce domaine continuait de l’étouffer, habité de réminiscences troubles qui ne cessaient de corroder sa raison. Demeurer trop longtemps dans cette cavité l’amènerait certainement à perdre le contrôle d’elle-même, ce qu’il lui serait bien trop dangereux d’assumer, en l’occurrence. Aussi consentit-elle à répondre à cette femme, l’expression placide :

– J’accepte vos excuses, Persédia. Pour vous répondre, c’est tout le contraire. J’ai si peu voyagé au cours de mon existence que je ne supporterai pas de m’enfermer un instant de plus dans cette vieille prison. Je cherche en effet quelque chose, même si je ne saurais dire quoi exactement. Cela, je le découvrirai dans mon évasion.

À dessein, la femme-serpent ne réagit pas outre-mesure au sujet de leur ressemblance. Qu’elle soit ou non erronée, cela ne l’intéressait pas. De toute, une brève conversation ne permettait pas de dégager si aisément de telles affinités, sauf à s’en fabriquer artificiellement. Certainement là, un autre jeu des membres de la noblesse, lequel elle ne saurait consentir. Cela étant, dans le regard de Persédia, la Mère des Monstres perçut qu’elle ne se contenterait pas de si peu. Il n’était pas bien difficile de deviner ce qu’elle attendait. Le juste nécessaire pour la laisser partir, sans plus de cérémonie. Cette volonté, elle pouvait bien l’exaucer. Il était à présent inutile d’en faire un secret.

– Vous m’en voyez désolée, mais si je reste plus longtemps ici, je crains d’exprimer des mots qui dépassent ma pensée, ce n’est pas contre vous. Sans doute aurons nous d’autres occasions d’échanger, lorsque je me serai assez reconstruite.

S’avançant plus vers la lueur de la sortie, la femme-serpent adresserait un dernier mot à sa convive avant de disparaître dans un bond.

– Mon nom est Echidna.

Ainsi, elle espérait ne pas être poursuivie.

[ Fin du RP]