Ne pas couler à pic (renaissance Orion)

Il y a deux sortes de torture : celle dont vous craignez qu'elle vous empêche de poursuivre votre vie, et celle qui repose uniquement sur une souffrance immédiate.
Le corps plongé dans une mare abjecte, tentant difficilement de me maintenir la tête à la surface, j'avais au moins la satisfaction de me reposer sur le fait que ce châtiment demeurait uniquement de la douleur et de l'inconfort. Ce qui en soit était déjà atroce pour un humain lambda. Mais dans ma longue vie de Saint, j'avais appris à domestiquer mes sensations physiques. Du moins en grande partie... La chair dévorée par la souffrance de ce liquide obscur, je serrais les dents pour m'éviter de hurler. Autour de moi, des masses de pauvres hères n'avaient pas bénéficié du même entraînement que moi, et leurs cris résonnaient comme une mélopée infernale.
Au bout d'interminables heures, ou jours, mes pensées commencèrent à se restreindre, comme prise en entonnoir, pour se focaliser sur deux uniques visées : l'amour pour Ahina et mes amis, et mon désir de vengeance envers les dieux jumeaux.
Un moyen comme un autre de résister à la terreur de rester coincé à jamais dans ce lieu de perdition. Quelle déchéance pour un ancien Grand Pope... Mais je n'en concevais aucun regret, et ma fidélité envers ma douce Ahina demeurait intacte. Pour elle, pour notre idéal, je pouvais bien souffrir des éons.
Se débattre ne servait visiblement à rien, hormis à m'épuiser. Mais têtu comme j'étais, cet effort vain me servait à maintenir intacte ma détermination à lutter. La constellation du Bélier reposait sur un schéma simple et infiniment complexe à la fois : Assurer la fin d'un cycle, et le début du suivant. Et mieux valait encore cette mare obscure, plutôt que le Tartare...
Avec un peu de chance, les rares amis que je comptais aux Enfers pourraient peut être un jour remarquer ma présence... Setesh, Lenalee... Kazuki ? Le juge du Garuda n'entrait certes pas dans mon cercle proche, mais je voulais croire que nous avions au moins tissé un respect mutuel. Au désespoir, on se raccroche à tout ce que l'on peut trouver...
La pensée dérangeante qu'un Alessio devienne mon sauveur me fit frisonner d'horreur. Car cela aurait surtout suffit à me plonger dans une situation infiniment plus terrible...
Bref, ne restait plus que l'attente, la lutte, et cette volonté qui me poussait à résister, pour conforter ma certitude que j'avais encore une mission à accomplir...

Un rêve... Un simple songe brumeux.
Cette scène n'est-elle qu'un cauchemar ou venais-je de récupérer pleinement le sens des réalités ? Difficile à dire, tant mon esprit est embrumé.
La guerre est perdue, mais a-t-elle seulement eu lieu ? Probablement, vu qu'Ahina gît devant moi. Mérite t-elle ces tortures ? Probablement, si elle se trouve là, attachée à une table des martyrs. Et le seigneur Hadès ne saurait commettre d'erreur. Jamais.
Je les observe, notant le manque de précision, de conviction de leurs gestes maladroits. N'ont-ils donc jamais torturer quiconque ?! Qui se cache donc sous ces masques ? Altia, Angèle, Dio, Hogo, peut être ? Un sourire mauvais se dessine sur mes lèvres à la pensée que jamais Scareface n'aurait été aussi peu habile dans l'art de la souffrance...
De plus en plus agacé par cette incompétence, je les repousse avec violence, avant de me pencher au dessus de mon aimée pour l'embrasser d'un regard presque chirurgical.

Quiconque s'oppose au sombre monarque mérite le pire des châtiments. Et tu ne fais pas exception.

Pourquoi ma voix exprime t-elle du... regret ? Étrange, comme réaction.
Non seulement cette femme a hébergé l'âme d'une déesse indigne et veule, mais elle a causé bien plus de douleur et de souffrance que je ne pourrais lui en infliger sur ce chevalet des horreurs. Une constatation qui, ironiquement, colle également à ma personne. La punition prend donc tout son sens : lui faire payer ses crimes, mais aussi expier les miens aux yeux du seigneur Hadès...

Dans son infinie bienveillance, le seigneur Hadès prévient pourtant tout ceux qui osent poser un pied dans son royaume : Nul espoir n'existe par delà les frontières du monde des morts pour les impurs.

Avec une infinie douceur, je saisis un tisonnier que je pose dans un brasero flamboyant. D'ici quelques minutes, le métal sera assez chaud pour servir à marquer sa chair impie... Les doigts toujours posés sur le manche, je sens un étrange liquide se mettre à couler le long de mes joues, sous mon masque. Et je perçois alors une odeur caractéristique : du sang ?
Je pleure des larmes de sang ?! Pourquoi donc ?...

Tel l'oiseau de mauvais augure qu'il était, le juge du Griffon fit son entrée pour m'encourager dans mon travail à venir.
Je ne répondis pas, ne bronchais pas. Paralysé par un étrange sentiment que je ne parvenais pas à saisir. Je ne vis même pas le mouchoir qu'il me tendit tant les larmes poursuivaient sans discontinuer leur course sur mes joues.
Machinalement, incapable d'en comprendre la cause, je portais mes doigts à mes yeux pour voir par moi même ce liquide carmin bien étrange.

Re... Reprendre connaissance ?

De quoi parlait-elle ? Etais-je endormi ? Pourtant cette situation semblait si réelle.
J'étais un spectre dévoué à sa majesté Hadès en personne. Son tortionnaire. Le bélier d'or déchu de son piédestal. Dévoré par sa colère et châtié puis pardonné. Tout paraissait clair. Limpide. Évident.
L'esprit embrumé, je me saisis d'un scalpel posé à portée de main, avant de le promener sur la gorge de cette femme. Et je sentis alors mon cœur me foudroyer la poitrine, coupant mon souffle comme si une main étrangère était venue l'enserrer. Comme si j'allais mourir une seconde fois...
Mais d'ailleurs ?... J'étais un défunt, mais quand avais-je renié ma déesse ? Trahir mes amis, mes proches et la femme qui gisait devant moi ?
Et surtout... Pourquoi ?
Une main sur la tempe pour tenter de résister à un étrange vertige, je sentis mes pensées se mettre à tournoyer, comme partagée entre deux vérités : ma loyauté envers le seigneur Hadès et... moi... Comme un flash, je revis les visages machiavéliques d'Hypnos et Thanatos, et un début de fureur naquit en mon regard. Mais très vite, cet électrochoc ramena mes pensées vers une certaine stabilité. J'étais un homme perfectible, mais quelqu'un de fondamentalement bon et bienveillant. Alors pourquoi avais-je juré fidélité à Hadès ?... Où était la logique ? Je me connaissais, je veillais sur mes valeurs morales, sur l'exemple que je voulais être pour les générations futures... Alors comment avais-je pu accepter un tel déshonneur ? Servir Hadès revenait à tuer la femme que j'aimais plus que ma propre vie.... Et là était la faille de cette réalité absurde. Plutôt pourrir à jamais au Cocyte que de faire le moindre mal à Ahina...
Il ne me restait donc qu'une solution.
Un ultime sourire envers ma douce, et je projetais mon scalpel à la vitesse de la lumière sur ma véritable cible : Alessio du griffon.
Qu'importe si ce geste signait ma fin... Au moins, je serais resté moi même jusqu'au bout.