Un dernier rappel sur les rives de l'Achéron

Je viens d'ici après avoir traversé l'ensemble des prisons depuis le Palais d'Hadès


Combien de temps s’était-il écoulé depuis son envol sur le parvis du palais des sombres monarques ? Si peu en fait. Quand on possédait les ailes d’une No-Life Queen, rien n’était plus simple que de remonter la voie des damnés du plus profond des Enfers vers la plus pure lumière. Des pas, des battements d’ailes que la chasseresse à la peau d’albâtre nacrée n’avait pas comptés. Pour Perséphone, pour Hadès et les Enfers entiers, elle était prête à user de tous ses pouvoirs vampiriques.

Ainsi, une à une, les prisons avaient défilé avec leurs lots de gardes et de prisonniers. Ainsi, à chaque fois, sa voix s’était élevée, à chaque fois, les gardes avaient répliqué. A la manière d’un chant, d’un refrain monotone. Un leitmotiv qui changeait du sempiternel mélange de râles et d’agonie. Un son auquel elle avait mis un certain temps à se réhabituer. Il fallait dire que c’était tout sauf un chant agréable mais c’était aussi cela l’ambiance et le parfum des Enfers. Passer la Cascade de Sang avait été le plus éprouvant pour elle. Rien n’était plus écœurant pour une Céleste de son genre que l’incroyable débit de fluide mort dévalant le long des prisons. Le Sang et les Larmes des défunts n’étaient pas sa nourriture. Ils ne le seraient jamais. Tout aux Enfers appartenait avant tout aux sombres monarques et l’éternelle chasseresse s’était fait un devoir de ne jamais prélevé quoi que ce soit sans l’invitation explicite du Garuda ou de ses divins maîtres.

Ainsi s’était passée la traversée jusqu’à ce qu’elle se retrouve enfin sur les rives de l’Achéron. La dernière étape avant la phase finale marquant le vrai début de sa mission en tant que prêtresse éphémère. Après tout, ce n’était qu’une question de temps et qu’était quelques instants, quelques jours voire quelques saisons en regard d’une éternité. Qu’importait le temps consacré, seuls les résultats comptaient…

Ses pensées en tête, elle se laissa glisser le long des courants avant de toucher terre, suivie de près par la fantomatique Zelphyra. Un rapide balayage des lieux et elle ne tarda pas à repérer l’infernal nocher. A le voir singulièrement inactif, elle ne put retenir le sourire satisfait qui éclaira soudain ses traits. S’avançant alors vers lui, elle remarqua la rame toute proche et le regard avide du passeur.

- Enchantée de te revoir Charon…
- Spectre…
- Althéa, mandatée par notre merveilleuse reine pour faire expressément respecter ses volontés.

Une façon comme une autre de se présenter et d’éviter dans le même temps l’emploi du titre précis de prêtresse tant que sa situation n’avait pas été confirmée par les maîtres absolus des lieux. Un instant, elle crut voir le regard du Nocher glisser vers Zelphyra.

Étrange…

Sans doute devait-elle se tromper. Enfin, le temps n’était pas à cela. Si elle-même venait à douter, pourquoi Charon devrait-il la croire, l’accepter ? En cela résidait sa première véritable prise de fonction…

Un silence commençait même à s’installer avant qu’elle ne reprenne la parole.

- Volontés qui sont plus que claires. Plus aucune âme ne doit passer aux Enfers, que ce soit par la porte ou par le fleuve. Personne ne doit plus traverser l’Achéron à partir de maintenant.
- Oui ne vous en faites pas…
- Vous avez bien entendu les paroles de Perséphone comme votre passivité le montre mais je tiens à être certaine que vous respecterez sa volonté dans le temps. Si d’aventure certaines âmes parvenaient malgré tout à passer.
- C’est-à-dire…

Glissant un instant la main dans son surplis, elle en tira l’un des pendentifs ancestraux de la lignée des Vampires Couronnées avant de le tendre vers Charon.

- Personne ne doit passer et personne ne doit remonter. Tout est paralysé sur ordre de notre souveraine. Que ceci te rappelle que les âmes ne sont pas les seules à pouvoir t’apporter la seule chose faisant battre ce qui te sert de cœur…

S’accordant le temps de voir l’effet que faisait son présent sur le passeur, elle poursuivit.

- Il en existe quelques autres… Maintenant, au risque de me répéter, pour la dernière fois, plus personne, hormis les spectres ou éventuels invités de notre reine, n’entre en ces lieux et, encore moins ne traverse le fleuve.
- Bien…
- Ne prenez pas mes paroles à la légère, Charon, jamais je ne reviens dessus.
- …
- Les autres pendentifs encore sous le sol seront pour vous lorsque tout prendra fin mais si jamais, votre mémoire venait à vous jouer des tours entre temps, ce sera en pensant à Marcus Licinius Crassus que je vous les offrirais.
- La…
- Alors à tôt ou tard, Charon. Que les Enfers vous protègent.

Sur ce, elle prit congé du premier être qu’aurait à croiser les âmes des défunts avant même de se diriger vers le temple du jugement, une fois le fleuve passé. Quelques pas plus tard, elle traversa les derniers arrivants qui avaient sans le savoir gagner un certain sursis. Zelphyra toujours sur ses pas, elle s’immobilisa sous la porte du Désespoir marquant l’entrée des Enfers.

- Voilà, c’est fait…

Son regard se perdit au loin un instant. Toutes les prisons avaient été visitées et si elle ne s’était pas arrêtée auprès des différentes demeures des juges, c’est parce que Perséphone était déjà entre les murs de l’Anténora. Et que comme la déesse ne l’avait pas invitée à la suivre, sa présence n’était simplement pas spécialement désirée. Irriter Perséphone encore davantage avait été loin de la tenter. Aussi, avait-elle préféré s’adresser directement à l’ensemble des gardes présents, prenant juste le temps de s’assurer que la Caïna et la Tolomea étaient vides de leurs maîtres.

- Tout est en place. Il ne nous reste plus qu’à sortir et fermer le Puits. Et lorsque ce sera fait, plus aucun défunt ne pourra passer.

" Plus personne ? "
" Oui, Zelphyra, plus personne… Et viendra sans doute le temps où la terre sera suffisamment submergée pour que la pagaille s’installe… "
" Euh, parlant de Crassus… "
" Oui ? "
" Vous aviez quoi en tête… "
" Charon aura tout le temps d’y penser… Crassus et l’or, l’or et Crassus… Mais assez parlé, en route, il est temps pour toi de redevenir un lynx et pour moi de ressembler à une prêtresse digne de nos divins souverains… "

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