Wilfrid de Grani, sbire de Loki

Il est des guerriers qui sont portés par l'idéal de leur dieu, à qui la foi donne la force d'affronter les guerres les plus terrifiantes. D'autres, plus farouches et désabués, n'ont confiance qu'en eux-mêmes. Il se battent pour devenir plus forts, pour la gloire ou suivent un quelconque intérêt personnel.

Wilfrid quant à lui n'a absolument foi en rien. Les règles de vie, les philosophies, les lois, tout cela lui semble un tas de grossiers outils pour mener une vie. Il fait indifférement le bien ou le mal en fonction des impulsions extérieures, sans conviction philosophique. Ainsi, selon les circonstances, il est capable du meilleur comme du pire.

Ayant vendu la force de son sabre aux plus honorables causes comme aux pires crapules afin de voyager dans le monde, il a sans doute participé à toutes les bonnes actions qu'il est possible de faire comme à tous les crimes dont sont punis les humains. Celui qui aura l'idée de faire la pesée de son âme aura le vertige en constatant qu'il est confronté à un gris d'un parfait équilibre, mélange de toutes les couleurs des péchés et des vertus.

Insaisissable quant aux catégories du bien et du mal, Wilfrid se bat essentiellement parce que c'est la seule chose qu'il sait faire : c'est le réconfort de l'habitude. Son envie de combattre est fluctuante, capricieuse, très dépendante de ses émotions. Il a assez peu de prise là-dessus. Car tout le désespère : l'humanité et ses vicissitudes, l'absurdité du monde, de la vie, le cycle répété des guerres saintes entre des dieux qui ne seront jamais départagés.

Cet homme ne voit pas seulement le verre à moitié vide, mais aussi le vide autour du verre, au point que dans ses pires moments, son pessimisme frise le ridicule. Que l'on ne s'y trompe pas : même si l'optimisme des autres le désespère tant il le trouve aveugle, il en est un peu envieux, au fond. La seule chose qui lui donne encore l'énergie de continuer est ce seul espoir qu'un jour l'étincelle d'une foi l'habitera.

Heureusement pour ses rares compagnons, il est assez taciturne et leur épargne ses ruminations déprimantes. Sa tranquillité extérieure peut se révéler apaisante, et il a même tendance à aimer s'amuser pour fuir l'ennui et la morosité à profiter de l'instant présent, même s'il ne se leurre pas sur les bonheurs éphémères. Si l'on veut rester dans une relation normale, il vaut mieux essayer de ne pas chercher trop loin, ou d'éviter de lui offrir le verre de trop.

Un coup de tonnerre éclata dans le ciel et la foudre illumina à plusieurs reprises les replis cotonneux des nuages. Une pluie glaciale se mit à tomber sur le paysage de neige dont le blanc immaculé se décomposa en traînées beiges et grises.

Une agitation fébrile régnait dans le septième manoir qui bordait la forêt d'Asgard. Le maître venait de rentrer. Tous, servantes et serviteurs, s'empressaient de l'accueillir avec complaisance. A la manière dont le maître, un homme grand au visage en lame de couteau, se débarassa de son manteau trempé d'un geste brusque, ils sentaient que toute personne qui aurait le malheur de lui déplaire regretterait amèrement sa négligence. Les seuls mots qu'il prononça semblèrent être un grognement de fauve :

" Où sont-ils ? "

" Dans la chambre de votre épouse, maître. "


C'était l'intendante qui avait répondu précipitament en inclinant son front parcouru d'une mèche argentée. Le visage fermé, le seigneur des lieux prit aussitôt le chemin des appartements de sa femme. L'intendante lui emboîta le pas, trottinant aussi vite que son âge et son embompoint le lui permettaient, afin de ne pas se laisser distancer par les longues foulées de son employeur.

Des portes claquèrent, et lorsque le maître fit irruption dans la chambre de son épouse, un nouvel éclair déchira le ciel et agrandit son ombre déjà démesurée au mur. La pauvre créature qui lui tenait lieu de compagne poussa un cri de frayeur, se blottit dans son lit et se cacha dans l'ombre du baldaquin. Sa réaction n'aurait guère été différente si elle avait vu une ghoule. Le maître se pencha sur le berceau qui se trouvait à côté du lit, et d'où sortaient des pleurs de nourrisson. Le long visage changea de couleur à la vue de ce qui se trouvait entre les couvertures.

" Vous êtes devenue folle, ma parole ... Vous êtes tous fous, tous, autant que vous êtes ! Trois jours. Cela fait trois jours ! Vous voulez ma ruine ! "


La colère du maître était immense, et son épouse qui était déjà un être frêle, encore affaiblie par l'épreuve de l'accouchement, ne réussi qu'à laisser échapper quelques sanglots. Seule l'intendante trouva le courage de s'interposer et de tenir tête au terrible seigneur.

" Le problème allait être résolu. Nous avions simplement besoin de temps. "


" Du temps ... Du temps pour quoi ? Il suffisait de se débarasser de l'un d'entre eux, de préférence le plus faible. Mettre notre famille hors-la-loi pendant trois jours est de l'inconscience. "


" Le père a le devoir de choisir lequel des deux jumeaux deviendra son héritier et lequel sera abandonné. C'est celui qui est loin de son épouse alors qu'elle met au monde ses enfants qui est un fou ! "


La colère froide qui émanait de la petite bonne femme laissa le maître bouche bée. Avant que l'expression de stupéfaction ne prenne la place à la rage, l'intendante se dépécha d'avancer ses arguments.

" J'ai envoyé le garde-chasse à la recherche d'une famille pour l'un de ces enfants. L'exposition de l'un des jumeaux est inscrite dans la loi, mais rien n'empêche d'aider la chance de l'enfant abandonné ... Dans cette région reculée du pays, rares sont ceux qui recueillent les nouveaux-nés. "


Devant cette sortie de l'intendante, la mère des enfants rassembla ses maigres forces pour s'asseoir dans sa couche et plaider d'une voix plaintive :

" Je vous en prie, monseigneur, ayez pitié ! Pensez que ces enfants sont de votre sang ! Imaginez qu'il arrive malheur à celui que vous garderez, ne regretterez-vous pas d'avoir conduit l'autre à une mort certaine ? "


" Chercher à contourner la loi ne peut rien apporter de bon. Je n'ai pas l'intention de vous laisser mettre votre plan à éxécution. "


La foudre illumina une fois de plus la pièce d'un flash d'une froideur sinistre. Le maître du domaine se pencha à nouveau sur le berceau pour y observer les jumeaux dans leurs couvertures. Au bruit du tonnerre, l'un d'entre eux sursauta et se mit à pleurer, entraînant son frère dans un duo de hurlements qui fit froncer les fins sourcils de leur père. Celui-ci attrapa le plus brailleur par la cheville.

" S'il y a une chose que je n'aime pas, ce sont bien les pleurnichards ... Avec des cris comme ceux-là, même les loups ne voudront pas s'approcher. Tu créeras ta propre chance. "


C'est alors qu'une voix s'éleva derrière une tenture de la pièce.

" Tant de bêtise et de cruauté ... Je crains d'avoir fait une terrible erreur en vous donnant la main de ma fille. "


Un homme sortit de l'ombre, de taille moyenne, plus âgé que le maître, mais aussi plus richement habillé.

" Mon beau-père ? Mais que faites-vous donc là ? "


" Je n'aurais jamais pû le croire autrement qu'en le constatant de mes propres yeux et oreilles. Lorsque les servantes de ma fille m'ont dit que vous la traîtiez de cette manière, j'ai d'abord pensé à des affabulations. Mais cela était bien vrai ... Vous n'êtes qu'une brute.  "


" Voilà bien une façon de penser de marchand. Vous, les roturiers, vous enviez la noblesse des guerriers. Vous souhaitez acheter leur gloire par des alliances et des mariages, mais dès lors qu'il est question de vie ou de mort, vous fuyez en prenant des airs épouvantés. "


" Amusant ...  Il paraît que vous, c'est lorsque l'on vous parle d'argent que vous fuyez comme un étourneau. Alors, combien avez-vous perdu aux cartes pendant que ma fille vous donnait des héritiers ? Comme vous le voyez, je suis au courant de vos déboires. Je sais même que cette fois-ci, vos compagnons de jeux ne vous demanderont pas des comptes en duel, mais devant la justice. "


" De quel droit vous mêlez-vous de mes affaires ! Je n'ai pas ce genre de comptes à vous rendre ! "


" La vérité vous blesse, mon gendre. Cependant, il est dans notre intérêt à tous les deux de nous entendre. Vous aurez de l'argent pour éponger vos dettes. Mais je m'occuperai "d'abandonner" mon petit fils dans un lieu où je sais qu'une bonne famille le trouvera. "


La tension tomba petit à petit, et le maître se décida à reposer l'enfant dans le berceau.

" Très bien ... Cette affaire est réglée. Je dois aller vérifier que mon cheval a bien été soigné à l'écurie. Lorsque je reviendrais, cet enfant devra avoir disparu, ou c'est moi qui me chargerai de lui. "


Lorsque le seigneur fût sorti de la chambre, la jeune mère laissa éclater sa reconnaissance, les yeux brillants de larmes.

" Oh, papa ... Je te remercie d'être intervenu. Tu ... tu  m'épargnes un terrible chagrin ! "


" Je suis désolé de ne pouvoir faire plus pour toi, mon enfant. Je crains que tu ne puisses être heureuse avec un tel époux, mais pour le moment, un divorce ne me semble pas envisageable si tu souhaites sauver tes fils. "


" Cela ne fait rien, je suis prête à endurer. L'idée que l'un des deux puisse mourir m'est trop insupportable. Je vais devoir me séparer de l'un de mes fils, mais savoir que tu vas tâcher de lui trouver une famille qui prendra soin de lui atténue ma douleur. "


" Il ne faut pas que je tarde trop. Je vais repartir pour la cité d'Asgard. J'emmène cet enfant. "


" Laisse-moi le serrer une dernière fois dans mes bras, je t'en prie ... "


Et c'est ainsi que deux jumeaux furent séparés ce jour-là. L'un devait grandir loin de ses véritables parents, l'autre devait rester auprès de son père et de sa mère dans cette région reculée d'Asgard. Lequel des deux fut le plus favorisé par le destin ? Ni l'un ni l'autre ne manquèrent du nécessaire. Pour le reste, chacun jugera par lui-même.

L'enfant reconnu par son père fut élevé dans la rudesse du style de vie guerrier. Dès qu'il fut en âge de tenir une épée, Wilfrid eut un entraînement d'une grande qualité avec des maîtres aussi respectés qu'impitoyables qui devaient lui donner les moyens de porter son nom avec honneur. Il développa une rigueur et un talent technique remarquables.

L'enfant abandonné fut recueilli par une famille de commerçants proches de la famille de sa mère, afin que son grand père puisse garder discrètement un oeil sur lui. Il reçut le nom de Wilhelm, et il grandit dans un certain confort matériel mais aussi affectif. Contre toute attente, il choisit la voie des armes et s'engagea dans l'armée d'Asgard. Il avait un courage incroyable, et tout le monde s'accordait à dire qu'il avait une âme de chef.

Peut-être les deux frères ne se seraient jamais croisés en temps de paix, mais les dieux se réveillèrent, et la guerre sainte éclata entre le Sanctuaire, Asgard, les Spectres et les Titans. Cet évènement eut lieu quinze ans après la naissance des fils du septième château en remontant la lisière de la forêt d'Asgard. Et le destin fit se croiser les chemins de Wilfrid et Wilhelm. Littéralement.

" Holà ! Mais que fais-tu là au milieu de ce carrefour ? Tu vois bien que tu m'empêches de passer ! Pousse-toi sur le côté, je suis pressé. "


Le cavalier qui avait prononcé ces mots irrités était encore sur le coup de la frayeur. Il s'était imaginé qu'en arrivant au galop, l'autre se serait poussé de lui-même. Mais il avait été obligé de s'arrêter au dernier moment, et avait faillit tomber de son cheval. L'autre lui tournait le dos, et regardait en direction de la cité d'Asgard dont on voyait la silhouette à flanc de montagne, destination que le premier souhaitait visiblement atteindre. Avec son cheval qu'il tenait à la bride, il prenait toute la place au milieu du chemin, et ignorait complètement le cavalier pressé.

" Hé, tu pourrais au moins me répondre ! Tu es sourd ou tu te moques de moi ? "


" Je suis en train de prendre une décision importante. Tu m'ennuies. Si tu veux passer, tu n'as qu'à descendre de cheval et me contourner. "


" Quelle grossièreté. Tu es en train de prendre une importante décision, vraiment ? Je vais t'apprendre une chose qui va bouleverser ta vie : tu n'es pas le centre du monde ! En ce moment, le sort de l'Humanité est en jeu. Ecoute-moi ! Je suis Wilhelm, capitaine dans l'armée d'Asgard ! Je viens offrir mon bras et ma vie au Seigneur Odin. Si tu as quelque chose à redire à cela, tu ferais mieux de me le dire les yeux dans les yeux. "


Ainsi interpellé, celui qui était à pied se retourna et montra ainsi son visage. Il se passa quelque chose lorsque les regards entrèrent en contact. Comme un déclic.

Chacun s'en rendit compte, cette tête était familière. Ils avaient le même âge, un type de visage assez semblable, peut-être étaient-ils cousins ? Pour autant, leur ressemblance n'éveilla pas la sympathie entre eux. Au contraire, leurs différences n'étaient que plus frappantes et fit monter un sentiment d'inimitié partagé. Cette balafre qui courait sur le visage de l'impoli était sûrement le signe d'une vie de brigand aux yeux de Wilhelm, quant à cette tresse à la mode dans la chevelure du capitaine, elle inspira une moue de dégoût à son interlocuteur.

" Regarde-toi. Tu dois faire à peine six pieds de haut. Tu crois que tu vas sauver l'Humanité ? Changer le cours de l'Histoire ? Laisse-moi rire. Je m'appelle Wilfrid, et ta stupidité me sort par les oreilles. "


" Un déserteur, hein ? Je ne pense pas que la lâcheté soit le pire des crimes, mais cette façon de se payer le luxe de l'arrogance est tout à fait déplaisante. Hé bien je vais te faire bouger moi ! Prends garde ! "


Et Wilhelm dégaina son épée pour l'abattre droit sur le provocateur. Un être humain normal aurait bougé pour éviter le coup. Mais Wilfrid n'avait pas bougé d'un pouce. Ou du moins, il semblait avoir changé de position en une fraction de seconde : il tenait désormais son épée en travers du chemin de celle de son adversaire, juste devant son visage. Le choc entre les fers fut si violent que les lames se fissurèrent à l'endroit de l'impact.

" M ... Mince alors ... "


Wilhelm n'eut que le temps de se laisser glisser de sa selle pour éviter la riposte de Wilfrid, et il lui fallut encore quelques réflexes de survie et de pas en arrière avant de se reprendre. Il n'avait jamais affronté quelqu'un d'aussi rapide, d'aussi efficace, même parmi les plus aguerris de ses instructeurs. La lame ennemie semblait couper l'air en deux à un doigt de son bras, de son flanc, de son oreille. Cependant, il n'allait pas perdre son temps à se lamenter de s'être embarqué dans une telle histoire. Après une souple esquive sur le côté, il réussit à placer un coup de taille qui ne rencontra que du vide, ainsi qu'une tentative d'estocade.

A ce moment, Wilfrid comprit que le duel allait durer. Le style de combat de son adversaire était plutôt décousu, difficile à lire, et il y avait chez lui quelque chose de plus, une ténacité hors du commun, il pouvait le sentir. Cela pourrait durer des heures. Il ne savait pas exactement pourquoi il avait accepté de se bagarrer avec cet idiot. Pour laver son honneur ? Il n'en ressentait même pas le besoin. Quelque soit l'issue du combat, il ne serait pas plus avancé sur sa décision. La seule raison pour laquelle il enchaînait les parades en préparant le prochain assaut était cette étrange répulsion qu'il sentait à l'égard de ce Wilhelm.

En reculant, Wilhelm trébucha soudain dans une ornière du chemin. Il se rattrapa d'une roulade dans la poussière, mais le type à la balafre avait réussi d'une allonge à lui faire lâcher son épée et celle-ci valdinga dans le fossé. Il laissa échapper un juron, et se résigna à se passer brièvement de son arme. Il lui fallait se relever rapidement ... Un petit effort. Vite !

" Hyaaaaaah ! "


Le coup percuta Wilfrid à une vitesse surhumaine. La violence du choc le retourna, et il porta la main à son épaule avec un cri de douleur. Si Wilhelm avait eu le temps de se concentrer davantage, la partie aurait été terminée. Le capitaine profita d'ailleurs de ce répit pour plonger sur le bord de la route pour rattraper son épée et reprendre le combat.

Furieux contre lui-même de s'être laissé avoir, Wilfrid se résigna à esquiver jusqu'à trouver l'ouverture idéale. Son adversaire utilisait la force de son âme, hé bien il allait faire de même, et tant pis pour les conséquences. Il profita d'une audace de Wilhelm pour riposter avec sévérité, encaissant le choc pour mieux préparer son coup. Sa volonté grandit au point de devenir une aura sensible et son coup d'épée suivant provoqua une petite tornade qui déséquilibra son opposant.

Wilhelm poussa une exclamation de surprise et tomba en arrière sur le sol. Sonné, il parvint à relever la tête pour voir cet adversaire qu'il avait sous-estimé s'approcher d'un pas décidé. Soudain, on entendit un petit crissement. Le dit Wilfrid s'arrêta net avant de regarder ce sur quoi il avait posé le pied. Il ramassa un petit objet qui brillait au bout d'un cordon de cuir. Wilhelm porta instinctivement sa main à sa gorge et réalisa qu'il avait perdu son collier, avec ce porte-bonheur que ses vrais parents lui avait laissé pour le protéger lui avait-on dit dans sa famille adoptive.

Wilfrid prit un peu plus de temps pour dévisager son adversaire. Son expression changea du tout au tout, elle devint nostalgique, presque douloureuse.

" Alors, c'est à toi qu'elle pensait pendant tout ce temps-là. "


" De qui veux-tu parler ? "


La bouche de Wilfrid s'incurva en un petit rictus amer. L'héritier du septième bastion de la forêt d'Asgard repensait à cette soirée de tempête auprès du feu. Sa mère lui avait fait promettre après lui avoir offert un porte bonheur, identique à celui-ci. Elle lui avait dit de ne jamais faire de mal à la personne qui porterait semblable breloque. Wilfrid avait toujours senti que l'affection que lui montrait sa mère n'était jamais entière et satisfaisante. Elle n'était jamais vraiment là, comme si elle pensait à quelqu'un d'autre quand elle était en sa présence. Et il en comprenait désormais la raison. Au fond, il se disait qu'il l'avait toujours su. Il lança le collier à Wilhelm, encore couché sur le dos, qui l'attrapa au vol.

" Attrape. J'ai pris ma décision. "


" Attends, de qui tu parles ? "


" Bonne chance pour ... ta guerre. Wilhelm. "


" Wilfrid ! Réponds ! "


Mais avant même que le jeune capitaine ait eu le temps de se relever, Wilfrid était monté en selle pour partir dans la direction opposée à la cité d'Asgard. Son frère avait beaucoup de questions en tête mais l'urgence était à la guerre sainte, et il renonça à le poursuivre. Il avait des amis qui comptaient sur lui et qui attendaient son arrivée au palais.

Wilhelm participa aux combats de la guerre sainte de 1747, mais il semblerait qu'il n'y survécut pas. Il fut porté disparu. Pendant ce temps, Wilfrid errait de par le monde, se disant qu'il n'aurait jamais assez de conviction et de foi pour se battre pour Odin, ou même pour sa patrie. Pendant sept ans, il tenta de se fondre dans la masse du genre humain. Mais jamais il n'y trouva sa place. Alors, il rentra en Asgard, et trouva un pays ruiné par les guerres.

On avait découragé Wilfrid de voyager par ce temps de brouillard, mais il n'avait pas d'argent pour passer la nuit à l'auberge. Et puis, une heure passée en compagnie des Asgardiens lui avait suffit. Il y avait appris la disparition de sa famille, et s'était décidé à retourner au septième bastion en remontant la lisière de la forêt, le lieu où il avait passé son enfance. Il avait hâte d'y arriver : peut-être y trouverait-il l'inspiration pour savoir ce qu'il allait faire désormais.

Quelques lueurs dans le brouillard attirèrent son attention. Cela ressemblait à des lucioles, mais cela venait de plus loin. Il se laissa attirer par ces lumières jaunes, et s'apperçut au bout de quelques minutes de marche dans les fourrés qu'il s'agissait d'un petit campement. Il y avait là cinq personnes autour du feu. Certains eurent un mouvement de crainte, mais leur chef, un vieux borge à l'oeil caché sous un bandeau leur fit signe de se tenir tranquilles, et invita  Wilfrid à s'installer.

" Alors c'est vous les partisans de Loki. Ne me dites pas le contraire : ces chevaux, vous les avez volés. J'en ai entendu parler à l'auberge. Très astucieux de les avoir envoyés sur une fausse piste avec des traces allant vers la cité. Mais vous avez tant besoin de chevaux que ça ? Pour des gens au service d'un dieu, je m'attendais à quelque chose d'un peu moins ... misérable. "


Cette entrée en matière lui valut quelques regards hostiles, mais au grand étonnement de Wilfrid, le borgne garda son flegme et lui offrit d'un geste de la main de se servir dans les poissons embrochés sur des brindilles qui grillaient sur les braises. Il devait avoir senti la curiosité qui animait l'épéiste derrière ses provocations. Et la faim aussi. L'assurance du vieux intrigua Wilfrid, et il accepta l'invitation sans trop se faire prier.

" Ce n'est certes pas une manière très glorieuse de s'y prendre, mais j'ai deux blessés avec moi et je n'ai pas envie d'être ralenti. C'est un emprunt. A l'occasion, on le leur rendra. "


" Drôle de façon de voir les choses ... Habituellement, les voleurs que je rencontre se justifient en disant qu'ils ne font que réparer les injustices qu'ils ont vécues. Les plus cyniques prétendent que si leur victime se laisse voler, c'est qu'elle le mérite parce qu'elle est faible ou naïve. "


" Cela tient à la vision du monde de celui que je sers. Dans le combat entre le bien et le mal qui se livre entre les dieux, le dieu Loki ne prend qu'un seul parti : celui de la branche sur laquelle nous sommes assis. Yggdrasil. La Justice n'est pas son étendard favorit ... Je vois que cela ne te choque pas. Mais peut-être est-ce dû à tes voyages. "

Wilfrid leva un sourcil.

" Belle perspicacité. J'ai parcouru de nombreux pays. J'ai compris que la justice n'était qu'une manière de s'organiser. Ce qui est vu comme un crime d'un côté de l'océan est considéré comme un bien à défendre farouchement une fois que l'on a fait la traversée. "


" Et tu es revenu parce que où que tu ailles, au fond, tout est partout pareil, n'est-ce pas ? Et lorsque l'on se rend compte de cela, on revient de l'endroit d'où l'on vient, histoire de voir si l'on n'a pas omis de comprendre quelque chose. "


Le borgne avait touché si juste que Wilfrid détourna le regard et se tut.

" Il est temps de prendre du repos. Demain, nous allons traverser la rivière et remonter la vallée de l'est. Nous devons nous lever tôt. Si c'est ton chemin, tu peux nous accompagner. La nuit porte conseil. "


Le chef des partisans de Loki s'enveloppa dans des couvertures et s'allongea non loin du foyer. Son invité contempla pensivement le feu pendant un quart et échangea quelques mots avec le responsable de la garde. Wilfrid esquiva l'habituelle question sur la cicatrice de son front, et la conversation s'éteignit d'elle-même. Il n'aimait pas l'idée que quelqu'un sache l'origine de cette balafre, et laissait courir les rumeurs sans y prêter attention.

Alors qu'il s'adossait à un arbre, appuyé sur son épée et laissant le sommeil s'approcher, il ne put s'empêcher de se remémorer le jour où il avait essayé de fuir les obligations de l'entraînement. Cela s'était passé dans une forêt de sapins comme celle-ci. Et c'était ce qui lui avait valut de connaître la plus grande colère de son père qui lui avait infligé cette blessure.

Il se souvenait qu'il s'était échappé afin d'aller écouter dans les bois le son d'une harpe. Il se souvenait de l'air comme s'il l'avait entendu des dizaines de fois, envoûtant et merveilleux. Jamais il n'avait réussi à trouver le nom de cette ballade, ni à mettre un nom ou un visage sur son interprête. En faisant le compte, Wilfrid se rendit compte que cela avait été la première fois qu'il avait souhaité quelque chose aussi intensément, et peut-être la dernière fois, car il avait alors payé très cher sa désobéissance.

Il se souvenait de son père qui l'avait rattrapé par le collet, en le traitant comme à son habitude de vaurien. Il s'était débattu et avait réussi à échapper à la poigne. A 10 ans, il avait déjà quelques années d'entraînement derrière lui et maîtrisait sa force vitale, même si sa carrure restait celle d'un enfant. Révolté, il s'était mis en position d'affrontement face à son géniteur.

" Je ne veux plus avoir à supporter tes insultes et tes ordres ! Tu traites mieux tes chevaux et tes chiens. Je m'en vais, et je ne reviendrais jamais ! "


" Tu ne veux pas sérieusement te battre contre moi. Tu sais qui aura le dessus. Même si tu avais déjà suffisament de force physique et de technique pour de me résister, il n'y a pas la moindre flamme en toi. Tu es comme ta mère, tu as de l'eau à la place du sang. "


" Assez ! "


Le garçon était passé à l'attaque et avait chargé en bondissant, le poing en arrière, et l'avait asséné au niveau du torse de son père. C'était à peine s'il avait vu la riposte arriver en sens inverse. Il s'était réveillé le jour d'après, avec un bandage sur la tête, et très affaibli. Jamais plus il ne s'était entraîné avec son père à partir de ce jour, et jamais il n'avait plus éprouvé une colère semblable à ce qu'il avait senti alors.

Wilfrid se réveilla tandis que le borgne et ses amis levaient le camp. La nuit lui avait paru durer à peine deux ou trois heures, mais il se força à se mettre en marche. Des compagnons de route, cela n'était pas si désagréable, même si avec l'expérience, il savait ce qu'il en était de ce lien réputé indéfectible entre voyageurs. Le bout de chemin qu'ils devaient ensembles faire était très court de toutes façons.

Il les aida à traverser la rivière en reconstruisant le passage à gué. Il fallait des rochers très lourds pour résister à la force de l'eau, mais ce n'était pas un problème pour lui. Lorsqu'ils arrivèrent au milieu du gué de la rivière glaciale, Wilfrid remarqua un éclair d'argent parmi les flots gris.

" Qu'est-ce que c'est ? J'ai cru voir quelque chose  au fond de l'eau. "


" Ce sont les rênes qui retient la robe divine de Grani, le cheval légendaire capable de traverser tous les éléments. On dit qu'il fut le seul à sortir de cette rivière lorsque Sigurd y mena un troupeau de chevaux pour choisir sa monture. Il traversa le cercle de flammes dans lequel se trouvait captive Brunehilde et l'en sortit saine et sauve. Habile celui qui parviendra à attraper sa bride et le dompter, car elle échappe à ceux qui cherchent à l'obtenir par la force. "


" C'est une idée étrange que de mettre une armure en un tel endroit. La force du courant et le poids des rochers qui sont entraînés risquent de l'abîmer. "


" Crois-moi, cette armure se gorge de la puissance de cette rivière. C'est dans une eau stagnante qu'elle s'affaiblirait et ne servirait plus à rien. Un peu comme les humains qui laissent leurs dons en sommeil. "


L'oeil unique du borgne fixa Wilfrid, et celui-ci se sentit visé, mais il n'était pas question de se laisser provoquer.

" Je te remercie pour ton histoire. J'ai encore du chemin à faire pour rentrer chez moi. Aussi, je vous souhaite une bonne route. "


" Toi aussi, fais bonne route. Peut-être que nos chemins se recroiseront bientôt. "


Wilfrid était déjà reparti. Il rentra au manoir de ses parents, où il avait passé son enfance. Il était vide et délabré. Il erra quelques heures dans les couloirs qui sentaient la ruine. Il n'y avait presque plus rien de meubles et de mobilier qui restait : peut-être que tout avait été emporté à la cité d'Asgard. Pendant quelques jours, Wilfrid commença à s'installer, mais il réalisa rapidement qu'il ne se sentait même plus chez lui dans ce bastion vide, devenu étranger.

Il devait s'occuper lui-même de tout, aussi ne se prépara t-il qu'un aménagement minimal. Il devait en outre s'occuper de trouver sa propre nourriture. Un jour qu'il avait décidé de pêcher du poisson à la rivière, il repensa à la fameuse armure qui se cachait sous les eaux. Ce qu'il faisait en vivant loin de tout, à l'abrit des guerres, n'était qu'une fuite à contre-courant, une survie dénuée de sens. Le borgne avait raison. S'il stagnait, il allait s'affaiblir petit à petit. Il ne découvrirait jamais qui jouait de la harpe dans les bois ce jour où il avait affronté son père avant de décider de passer sa vie à fuir.

" Bon ... Grani, à nous deux. "

Quelques efforts suffirent à réparer une fois de plus le gué éphémère jusqu'au niveau où il retrouva l'éclair d'argent des rênes de Grani. Il tenta d'attraper la bride, mais elle lui échappait à chaque fois, insaisissable comme une anguille. Il y passa ainsi des heures, au point qu'il ne sentait plus ses mains. Trempé jusqu'aux os, c'était à peine s'il arrivait encore à réfléchir, à penser. Il était épuisé lorsqu'il plongea ses bras dans l'eau, les yeux à moitié clos de lassitude. Il lui semblait qu'il était de l'eau, qu'il faisait partie de la rivière. Alors, il laissa ses mains glisser dans le courant.

Illusion de son esprit fatigué ou miracle improbable ... La bride se glissa dans ses paumes. Il la saisit, et tira. L'armure de Grani l'avait accepté, et il savait quel était le dieu pour lequel il se battrait désormais.