[Mordred VS Alessio] Le Baiser du Serpent

Malgré le fait qu'il ait jeté son dévolu sur la Guerrière Divine de... Gamma, si son souvenir était exact - pourquoi diantre nommer leurs armures selon l'alphabet grec ? -, Alessio restait attentif à la scène dans son ensemble. Il le devait - parce que personne à part lui ne le ferait. D'une part pour éviter les gravats qui continuaient de pleuvoir, d'autre part pour s'assurer que nul ne profiterait qu'ils aient le dos tourné.

Attention à ne pas mettre tout le monde dans le même panier ! Même si je ne peux nier que nous avons nos propres... Éléments perturbateurs, fit-il en jetant un regard au loin, j'aime à croire que je suis plus civilisé que la plupart des miens. Voyez d'ailleurs, je suis le seul à ne pas m'en prendre à votre paysage : pourtant, je vous prie de croire que la montagne n'est pas mon lieu de vacances de prédilection.

Les Guerriers Divins, en dépit de la culture viking qui était la leur, étaient réputés pour avoir un certain sens de l'honneur, mais le seul qu'Alessio avait personnellement confronté ne l'avait pas vraiment incité à y donner du crédit. Sans compter qu'il n'était pas dans ses habitudes de travailler sur des suppositions et n'avait de toute façon de ces présumées vertus qu'une bien piètre opinion.
Apercevant Séléné du coin de l’œil, il lui adressa furtivement un vague signe de la main avant d'en revenir à ses moutons - ou à ses reptiles, en l'occurrence. Il était hélas déjà bien occupé, mais pourrait toujours lui parler après. Si du moins l'un de ses compagnons n'entamait pas le dialogue avant lui : qu'y pourrait-il alors ?

Ce qui, jusqu'à preuve du contraire, ne change rien à votre âge ou à votre féminité. Je sais de source sûre que beaucoup de personnes s'imaginent Asgard uniquement peuplée de gros bras aux barbes démesurées, n'allons pas entretenir le mythe. Mais si être appelée de la sorte vous excède autant, peut-être auriez-vous un nom à me donner ? Se préparer à la malmener suffisamment pour qu'elle ne puisse plus assurer la garde de son saphir ne voulait pas dire qu'il devait en oublier les règles de courtoisie. Si ceci doit être notre piste de danse, permettez-moi de faire un peu de ménage : il serait bien malheureux que l'un d'entre nous s'y casse une jambe.

Semblant n'attendre que son signal, les ailes de son Surplis s'ouvrirent en grand, lui répondant comme si elles faisaient partie intégrante de son anatomie. Le sol s'en trouva dépossédé de son manteau d'opale, chassé à la seule force de leurs bourrasques. Drainant un peu plus de poison du bâton de cancer qu'il tenait entre ses lèvres, il laissa celle-ci s'étirer en un sourire satisfait. Bien ! Nous allons pouvoir commencer. Ne m'en voulez pas si je garde ma veste, fit-il en écartant les bras pour montrer son Surplis, je ne voudrais pas attraper froid. Ah ! Je parle, je parle, et l'heure tourne : devrions-nous commencer ?

Que le hasard ait voulu qu'il affronte un adversaire à l'épée enflammée n'était pas pour lui déplaire, même s'il pouvait sentir d'ici que ses braises n'étaient pas aussi catholiques qu'elles pouvaient le sembler - rien d'étonnant en terre d'Odin, lui dirait-on. Cela lui ferait au moins une source de chaleur un peu plus conséquente  que la cigarette qu'il n'en finissait plus de devoir rallumer, sans cesse balayée par leurs typiques intempéries.
N'eurent-ils eu une valse de programmée, il s'en serait volontiers approché pour réchauffer ses mains - que les gants métalliques de son armure étaient loin de préserver autant que ceux qu'il portait précédemment. Sachant ce qui l'attendait, peut-être aurait-il dû demander à Setesh de petites améliorations avant d'y aller. Hélas, celui-ci était présentement occupé à remodeler les traits de l'autre spadassin selon des goûts artistiques très personnels, il doutait que ce soit le moment de se raviser.

Oh, ne dites pas ça ! fit-il d'un air peiné lorsqu'elle déclara n'avoir rien de plus à ajouter. Nous n'allons tout de même pas faire ça en silence, ce n'est pas une manière de lier connaissance ! Et je suis sûr que nous avons encore plein de choses à nous dire : regardez, vous êtes pleine d'anecdotes intéressantes.

Se penchant en arrière, il évita de justesse que sa coupe de cheveux soit retravaillée sans préparation - et ce rasoir lui semblait bien peu adapté au travail de précision. Sa technique n'était pas mauvaise, mais la colère la lui faisait appliquer n'importe comment. On lui aurait donné un balai à manier que le résultat n'aurait pas été bien différent - sans qu'être homme ou femme n'entre en ligne de compte.
La laissant continuer sur quelques mètres dans son élan, il fit volte-face pour l'accueillir au moment où elle revenait vers lui... Et lui présenta sa paume, comme lui demandant de s'arrêter. Ce qu'elle ferait, qu'elle le veuille ou non, ne serait-ce qu'un instant : continuer sa course sans le contrôle de son corps serait une délicate opération. Ce bon vieux Minos avait quelques bonnes idées ; penser qu'il pourrait prendre son corps n'en faisait pas partie.

Je peux en tout cas vous dire qu'aucun d'entre nous n'a mandaté cette expédition. Ou plutôt, je ne l'ai pas fait et je pense pouvoir affirmer qu'aucun des deux autres ne s'est donné cette peine. continua-t-il comme si de rien n'était, profitant qu'elle puisse encore l'entendre bien que le décor vienne pour elle de changer brutalement. Il en venait presque à l'envier : au moins était-elle à l'abri du froid. Aussi, je vous aurais bien dit de les accueillir comme il se doit s'ils devaient revenir par ici... Mais après ça, j'imagine que c'était déjà dans vos projets.

Il leva le bras sans plus d'approcher d'elle, continuant de discutailler alors qu'il laissait ses fils faire leur travail. Une fonction qu'ils avaient remplie tant de fois que c'était à peine s'il devait encore leur en donner l'ordre. Oh, il aurait pu s'en servir pour la désarmer, mais puisqu'elle semblait tenir à son arme, il eut été malséant de l'en priver ; aussi décida-t-il de s'assurer qu'elle ne la perde pas - en broyant ses doigts sur le manche de son épée. Une douleur qui concourrait sans doute à la sortir de sa transe, si tant est qu'elle ait opéré efficacement ; ses « compagnons de danse » tendaient à s'en libérer un peu trop vite à son goût.

Ils allaient danser, oui - et il comptait bien donner le rythme.

Évidemment, soupira Alessio en sentant se briser peu à peu l'envoûtement. Trop rares étaient ceux qui restaient piégés plus de quelques instants. Doutant que ses talents d'hypnotiseurs soient en cause - il les avait suffisamment pratiqués pour savoir pouvoir s'y fier -, ce devait soit être qu'ils avaient trop de force de caractère pour se laisser emprisonner (selon la théorie rationnelle) qu'ils n'avaient pas assez de choses dans le crâne pour constituer un labyrinthe décent (selon la sienne).

Ayant prémédité que cela pourrait se passer ainsi - tristement, c'était le cas presque systématiquement -, le Griffon n'eut aucun mal à réagir en conséquence. Ainsi recula-t-il prestement quand une nappe de brume s'échappa d'entre ses lèvres. Sans juger le livre à sa couverture (ou la viking à son épée à deux mains), le manque de finesse qu'elle avait démontré jusque là le faisait douter qu'il s'agisse d'une ruse ou d'un camouflage. D'autant que si elle ne semblait déjà pas avoir l'esprit stratège au naturel, ce n'est point cet état qui y changerait quoi que ce soit.

Puis, les effets commencèrent à se manifester, le faisant se féliciter d'avoir pris ses distances avant de les avoir constaté. Si sa mémoire était exacte - et elle l'était -, l'armure de Gamma était construite sur le modèle d'un serpent mythologique. À défaut d'en avoir vu les crochets, à en croire l'érosion de la pierre partout où les volutes s'étaient répandues, il venait d'en trouver le venin.
Oui, tout bien considéré, malgré sa jeunesse et son manque d'expérience, elle pourrait bien offrir plus de résistance qu'escompté. Là où Kazuki y aurait certainement trouvé une forme de satisfaction, il en fut pour sa part dérangé. Enfin ! Il fallait bien savoir se mettre au travail quelquefois pour avoir ce qu'il voulait - car tout travail mérite salaire, n'est-ce pas ? Et il savait déjà quelle serait sa récompense.

Quant à moi, je suis Alessio du Griffon. Votre prêtresse vous aura peut-être parlé de moi, nous nous sommes côtoyés un certain temps. Il pencha légèrement la tête de côté : Non que l'information semble vous intéresser, mais il faut bien que je rende la politesse.

Hélas, le nuage corrosif décima ses fils avant qu'ils n'en aient terminé avec ses phalanges, mais ce n'était que partie remise. Même s'il était difficile de prévoir dans quelles directions ce poison allait se répandre - et elle qui pestait sur l'état de son domaine -, il lui suffisait de faire en sorte de le contourner.
Or, ce décor démantelé présentait, entre un relief qui n'était plus que l'ombre de lui-même et les éclats qui l'avaient autrefois composé, il avait quantité de matériel pour adopter les angles d'attaque les plus improbables. Ses filins pouvaient certes se courber par eux-mêmes, mais c'était rarement aussi précis qu'en ayant un point d'ancrage autour duquel s'articuler à leur gré.

Aussi, au moment-même où Mordred se décida à sortir de son écran de fumée put-elle les sentir s'abattre dans son dos, cherchant les failles dans la cuirasse pour aller s'implanter dans la chair comme autant d'aiguillons. Il n'était pas dit qu'elles y parviennent - les GodRobes couvraient plus de surface que pléthore d'armures du même rang - mais cela devrait la déstabiliser assez pour lui offrir une marge de manœuvre.
À la manière dont elle tentait de l'assaillir de toutes parts - ce que leur différence de taille notable ne rendait pas chose aisée -, il paraissait évident qu'elle tentait de le distraire. Malheureusement pour elle, il avait depuis longtemps maîtrisé l'art de la diversion nécessaire à ses activités - et ce faisant appris à les repérer, ainsi qu'il venait d'en faire la démonstration. Ce n'était pas en jouant sur ce terrain qu'elle parviendrait à le concurrencer.

Mais au fait, puisque je vous tiens - sans mauvais jeu de mot, fit-il en frappant le plat de sa lame d'un mouvement de poignet pour la dévier, non sans qu'elle ait préalablement entamé son épaulette - bien qu'il n'affecta aucune douleur, il pouvait bien lui laisser ça : dites-moi plutôt : pourquoi Asgard ? Pourquoi Odin ? N'y voyez point malice de ma part, je me pose sincèrement la question. Avec la vivacité du prédateur, sa main lui enveloppa le poignet - et se mit à serrer et serrer encore. Qu'est-ce que vous pouvez bien trouver à cet endroit ? Cette terre est déjà morte. À dire vrai, je crois qu'elle l'était dès avant sa naissance. Le froid ne diminue pas : vous êtes chaque année un peu moins nombreux. Viendra le jour où elle vous tuera tous jusqu'au dernier. Où même vous ne serez pas épargnés. Et que vous restera-t-il alors ? Si elle avait trouvé ses mots durs jusque là, elle n'avait encore rien vu : des griffes sur un tableau auraient paru agréables à côté. Vous vous battez pour protéger ce qui sera votre tombeau. Ces armures sont vos cercueils, Asgard votre mausolée.

Je crois plutôt qu'il n'y a rien à répondre à qui que ce soit. Ni moi, ni personne. Car vous savez que j'ai raison. Vous-même, n'auriez-vous pas préféré naître ailleurs ? Ne voudriez-vous pas que votre peuple soit en sécurité ? Admettez-le : Odin est un geôlier. Il garde les siens dans cette prison de glace jusqu'à ce que la mort les emporte, avec la promesse d'un paradis imaginaire comme seule clé de sortie.

En terme d'adversaires, Kazuki tenait en haute estime les bons combattants ; Alessio, lui, prisait les grands orateurs. Hélas, Mordred manquait cruellement de répartie, que ce soit du fait de son jeune âge ou de son tempérament. Néanmoins, il pouvait voir le doute s'installer : malgré tous ses efforts pour ne pas l'écouter, elle ne pouvait s'empêcher d'y prêter attention ; sa concentration déjà mise à mal continuait à s'effilocher.
Sans doute lui avait-on farci la tête de grands principes guerriers, mais à aucun moment ne l'avait-on préparée à un tel affrontement. Les duels de l'esprit n'étaient pas commun chez les chevaliers - ce qui en avait rapidement fait son domaine de prédilection. Le Griffon ne pouvait pas se vanter d'être le plus fort ni le plus rapide - pas plus qu'il n'y aurait vu le moindre intérêt. En revanche, peu nombreux étaient ceux à pouvoir mettre au défi sa langue acérée.

Le Valhalla n'existe pas. Crois-en la parole d'un Juge des Enfers. Au bout du chemin, les vôtres arrivent chez nous comme tout un chacun. La seule chose qui vous attend après le froid, c'est un froid plus grand encore, qui lui gèle jusqu'à l'âme. Si c'est cela que vous appelez les mystères et la magie d'Asgard, je crois que beaucoup s'abstiendraient de les connaître... Non qu'ils en aient vraiment le choix, incapables de quitter le mouroir que vos dieux leur ont attribué. Mais je vous en prie, libre à vous de m'éclairer.

Lorsque Mordred projeta la tête vers la sienne - là encore, un mouvement fort peu élégant de sa part : elle avait vraiment de sévères lacunes -, elle eut la surprise de rebondir en partie sur ce qui dut lui faire l'effet d'une étoffe délicate. Une toile en vérité, dans laquelle elle venait de se jeter littéralement tête la première. Alessio laissa son sourire s'étirer, ancrant son regard dans le sien - suffisamment proche pour qu'elle y perçoive la froideur d'un éclat malsain.
Un tourbillon de folie sur le point de l'emporter, comme il avait disloqué l'esprit de son porteur il y a de cella mille vies et milles morts. Ce filet se referma sur elle brutalement, avant même qu'elle n'ait pu reprendre ses esprits suite au choc. Si elle lui avait bel et bien fait plus de mal qu'à elle, l'on ne mène pas une telle manœuvre sans soi-même en ressentir les effets, ne serait-ce que le temps d'un battement de cils. Plus qu'il n'en fallait pour lui rendre la monnaie de sa pièce.

N'est-ce pas rassurant, par certains côtés ? Vous n'avez plus besoin de vous poser la question de savoir si vous finirez au séjour des morts ou au palais des héros. Faire vos preuves n'y changera rien, pas plus que de mourir en guerrier. Tous logés à la même enseigne, tous condamnés à la même damnation éternelle. Bon ou mauvais, ennemi ou allié : aucune différence. Sauf si bien sûr vous décidez de changer de bord - nous pouvons nous arranger.

Les filins n'étaient pas nombreux, aussi ne pourrait-il la piéger entièrement - mais c'était bien assez pour resserrer leur étreinte autour de son cou. Oh, approcher le Forgeur de Mensonges au corps-à-corps pourrait sembler être une brillante idée - à condition de croire qu'il n'avait rien prévu pour y pallier. Et, avec la foultitude d'options que proposait son arme de prédilection à un esprit aussi fécond que le sien, il eut été stupide de croire qu'il n'avait pas pensé au lacet étrangleur - qu'il avait démultiplié pour l'occasion ; il serait malheureux qu'elle s'y dérobe.
N'ayant besoin que d'une seule main pour maintenir ce garrot soyeux, il fut pleinement libre d'utiliser l'autre pour arrêter la charge de son épée. Certes, elle aurait pu s'en servir pour trancher ses liens - mais il aurait pour cela fallu qu'elle commence par sortir du disque d'ombre dans lequel elle venait de s'enfoncer. Utilisant ceux-ci pour voyager depuis à présent des années, Alessio en était venu à la conclusion qu'ils méritaient bien qu'on tire de leur label quelques produits dérivés.

D'ailleurs, je ne comprends pas cette hostilité. Ma mythologie nordique est peut-être un peu rouillée, (que nenni) mais sauf erreur de ma part, ce sont les restes d'un de ses grands destructeurs que vous portez sur le dos. La promesse de votre propre fin. Si avec ça vous n'êtes pas convaincue que tout cela ne sert à rien, je ne sais pas ce qu'il vous faut.

Repoussant le fil aiguisé de son estramaçon grâce à son bouclier, obscur à plus d'un égard, le Griffon parvint à reprendre ses distances d'un battement d'ailes - mais ne comptait pas en rester là. S'il était immobile désormais, se contentant d'une distance de sécurité, les excroissances de son Surplis n'en finissaient plus de s'agiter - de se préparer. Se préparer à la tempête dont l'avis était déclaré. Aux vents impatients de se déchaîner. À la catastrophe sur le point de frapper. Chaque  frémissements de leur part les rapprochait un peu plus de ce moment fatidique, réglé comme du papier à musique - annonçant la mélodie d'un ouragan.

Veuillez m'excuser pour quelques instants : ces débris qui nous entourent me sont désagréables, et je ne doute pas qu'ils vous déplaisent tout autant. Aussi, permettez-moi de faire un peu de ménage. Et puis, après que mes deux camarades se soient donnés en spectacle... Désespérant de le rallumer, il finit par jeter son mégot et l'écrasa sous son talon. Comprenez que je doive moi aussi y aller de mon petit numéro. Pression de ses pairs, reconnaissance sociale, vous connaissez la chanson.

Gigantic Feathers Flap !

Ce ne furent pas moins de trois tornades qui s'élevèrent du sol avant de s'unir en une seule lorsque ses vastes ailes eurent finalement atteint leur plein potentiel, ravageant ce qui pouvait encore l'être à proximité, déchirant la roche comme feuille de papier. Le relief du premier domaine, après les premiers saccages, était déjà bien mal en point ; il n'en resterait plus rien à présent.
Même lui était bien forcé de garder le silence face à cette force de la nature : si habile soit-il à le manier, son verbe ne saurait surpasser une telle force de destruction. Asgard était vouée à s'éteindre de toute façon ; seule demeurait l'incertitude du moment. Au moins pouvait-il changer le murmure de sa mort en hurlement - et qu'autant en emporte le vent.

Il n'y a que la vérité qui blesse, déclara Alessio alors que les vents commençaient à décroître. Aurai-je touché une corde sensible ? Est-ce que, par hasard, certains de ces questionnements bourgeonnaient déjà dans votre jolie tête blonde ? Mais ça ne les rend que plus vrai, n'est-ce pas ? Mais demandez-vous plutôt vers qui vous devriez diriger cette colère : l'inconnu qui appuie sur la plaie - par mégarde, évidemment - ou ceux qui ont fait naître le doute en premier lieu ? Ne devriez-vous pas plutôt en vouloir à vos dieux ? Car après tout, ce sont eux qui vous ont condamné. Vous êtes leur sacrifice.

La tornade finit par se résorber, ne laissant que des miettes du paysage. Là où Wyvern et Garuda s'étaient contentés de l'abîmer, d'y laisser leur trace - plus ça allait et plus les comparer à des molosses lui semblait pertinent -, le Griffon, lui, préférait le nettoyage par le vide. Ainsi qu'il l'avait déclaré plutôt, la montagne n'avait jamais été son premier choix en terme de destination.
Dès lors, quel inconvénient pouvait-il y avoir à aplanir le terrain ? Ils ne devraient pas avoir de mal à rebâtir quelque chose d'un peu plus accueillant. Le pays ne l'étant guère, pas plus que ses habitants, mieux valait se rattraper sur les installations. Et les moderniser, par la même occasion.

L'une des multiples raisons faisant qu'Alessio avait ce pays en horreur tenait à cela qu'Asgard, non contente d'être coupée du monde, était pratiquement coupée du temps. Il ne savait si c'était un choix de leur part ou une conséquence de la vie en autarcie (voire là encore la volonté d'Odin), mais, resté figé à l'âge des châteaux, le royaume avait des centaines d'années de retard sur la société moderne.
Un obscurantisme impensable en plein Siècle des Lumières, d'autant qu'Asgard était localisée en Europe, véritable noyau du mouvement. Même le Griffon, pourtant né il y a de cela près de deux-milles ans, était plus à la page. Un Guerrier Divin quittant Asgard pour la première fois devait avoir un sacré choc ; rien d'étonnant à ce qu'ils soient si peu nombreux si les leurs refusaient de revenir après avoir vu le monde extérieur.

D'un dernier battement d'ailes, le Juge dissipa le nuage de poussière pailleté de quelques flocons que son tour de force avait soulevé. Même sans cela, il aurait pu aisément s'y retrouver sans encombres, mais ne voulait point laisser à Mordred l'impression de pouvoir s'en faire un camouflage. Puisqu'elle se vantait d'être une guerrière, elle devait apprendre à compter sur ses propres ressources - même si elle apprenait un peu plus à chaque passe d'arme que ce ne serait pas suffisant. On lui avait appris à jouer selon les règles ; Alessio avait appris à jouer au-delà.
Elle n'était pas la première à l'affronter tout droit sortie de cette école de pensée ; Orion pourrait lui dire tout le bien que cela lui avait fait... S'il était encore en vie. Rien n'était moins certain : les Chevaliers d'Athéna avaient tendance à être très limités dans le temps. Les Guerriers Divins aussi, apparemment.

Ce n'est qu'en recevant quelques gouttes de sang sur le poignet - qui se mirent aussitôt à grésiller - qu'il daigna en chercher la provenance. Il est vrai qu'au vu de son négligeable gabarit, il fallait s'attendre à ce qu'elle ne puisse rester au sol. Lui laissant le temps d'atterrir plutôt que de l'attaquer dans les airs, alors qu'il en aurait été parfaitement capable, le Griffon eut même la délicatesse de recevoir son attaque sans chercher à l'esquiver.
Elle jouait ses dernières forces dans cet assaut, ou peu s'en faut : il pouvait bien lui faire cette fleur - d'autant qu'ici, elle ne devait pas en voir souvent. Ce n'était pas comme s'il pensait pouvoir revenir d'Asgard sans au moins quelques contusions. Tel était le prix à payer pour agrandir sa collection. Le choc fut violent, mais son Surplis - mieux portant qu'il ne l'aurait cru à ce stade - n'eut aucun mal à l'absorber.

Si tu es honnête avec toi-même, je suis sûr que malgré ton jeune âge, tu constateras que cette contrée ne t'a apporté que du malheur. fit-il en époussetant son gantelet fracturé ; son bras droit était presque à découvert. Tu ne lui dois rien, pas plus qu'à ceux qui l'ont créée. Pourquoi ne pas partir loin ? Abandonne ton armure. Brise ici ton serment, et je te promets de te laisser la vie sauve. Même si tu parvenais à me tuer, penses-tu avoir la même chance contre mes partenaires ?

À peine se fut-elle rétablie qu'une nuée de fils vinrent lui faucher les jambes. Elle pourrait facilement l'esquiver, mais le poids de son armure et la fatigue accumulée ne lui laisseraient probablement pas cette chance. Ce qui était bien dommage, du moins si elle avait la moindre affection pour ses tendons - non que là où elle irait, elle en aurait l'usage. À moins qu'elle n'accepte sa proposition. Alessio n'avait besoin que de son saphir, comme il l'avait très clairement manifesté ; bien qu'arrivée après, Mordred n'avait pu l'ignorer.
À la différence de Setesh et Kazuki qui aimaient festoyer dans le sang et les tripes de leurs adversaires - du moins était-ce ainsi qu'il se l'était toujours imaginé -, il préférait pour sa part éviter de trop en faire quand les choses pouvaient se régler autrement ; c'était beaucoup moins salissant. En cela, les convaincre de l'épargner serait difficile, mais pas impossible : ils avaient suffisamment de proies pour s'occuper. Une de plus ou une de moins ne devrait pas les inquiéter, d'autant qu'il doutait fort qu'ils aient pris le temps de les compter.

Levant le bras, il commanda aux éléments - bien que l'ouragan se soit dissipé, les vents en Asgard étaient suffisamment violents pour y refaire appel très facilement. Rien d'étonnant à ce que Séléné se soit rangée sous sa tutelle - ce qui avait eu l'air d'excéder au plus haut point la jeune Gamma. À moins que ce ne soit le flou qu'il ait laissé sur leur relation - elle ne pouvait pas comprendre. Agrégeant les bourrasques sous son habile direction, il l'écrasa à nouveau sous la pression - au propre comme au figuré, bien que dans le second cas, elle ait déjà l'air sur le point de craquer. Avec un peu de chance, peut-être que les dernières bougies de sa combativité finiraient par s'éteindre ; c'était dans son propre intérêt.

Que sont ces gens pour toi ? Des frères d'armes ? Sa tête pencha de côté, la mine interrogative. Et à quel point as-tu confiance en eux ? Penses-tu qu'ils paieraient de leur vie pour sauver la tienne ? Dès lors, valent-ils la peine de te donner autant de mal ? Il eut un haussement d'épaule. Peut-être m'affaibliras-tu assez pour que l'un d'entre eux puisse m'achever, te volant ta victoire pendant que tu connaîtras une mort anonyme. Puis je ressusciterai, comme tout Spectre qui se respecte, et je viendrai finir ce que j'ai commencé s'ils ne l'ont pas déjà fait. fit-il en désignant du pouce les combats lointains. Vous n'en serez pas plus avancés, et tu seras morte pour rien. Ou tu pourrais t'en aller. Personne ne t'en voudra. Du moins, personne ne sera plus là pour t'en vouloir. Il esquissa un sourire qui parut presque candide. Qu'est-ce que tu risques ? Ne plus jamais pouvoir revenir en Asgard ? Rendre Odin un peu plus grincheux qu'il ne l'est déjà ? Je pense que tu t'en remettras.

Alessio avait suffisamment expérimenté ses méthodes pour savoir quand elles portaient leurs fruits. Dans le cas de Mordred, le résultat était encore meilleur qu'escompté ; non seulement la jeune femme était dans un état physique déplorable, mais son esprit commençait également à craquer. La psyché humaine était chose fragile, en particulier pour qui sait où appuyer ; mais habituellement, ses victimes se raccrochaient jusqu'au bout à des choses comme la foi envers leur divinité.
Pas cette fois.
Que ce soit parce que le crédit qu'elle accordait à Odin était déjà limité à la base ou parce que ses paroles l'avaient incitée à ne pas y compter, qu'elle-même en ait conscience ou non, le résultat était le même, et Alessio s'en accommodait parfaitement. On ne pouvait en dire autant de la Guerrière Divine de Gamma, mais tout le monde ne peut apprécier son art à sa juste valeur. Qu'elle le comprenne n'était pas important : elle faisait partie de la Toile - nul besoin de pinceau pour confectionner les siennes.

Alessio prit le temps de replacer ses mèches de cheveux, que le vent avait charrié en tous sens. Contrairement à ses compères, s'il pouvait rester présentable plutôt que de revenir couvert de vestiges organiques, il n'irait pas s'en plaindre ; voilà peut-être qui justifiait qu'une partie de son répertoire échappe à la tristement banale nomenclature des attaques physiques, en plus d'un souhait d'originalité.
Certes, ses propres créations n'étaient pas encore capables de rivaliser avec celles qu'il avait hérité de Minos, mais il entendait bien un jour y remédier ; le temps ferait le reste. Au moins son costume était-il à l'abri dans l'immédiat, son Surplis contenant tout dégât qui pourrait lui parvenir - et accablée comme elle l'était, il était peu probable que Mordred ait encore un dernier sursaut dans sa manche. Cette occasion était passée.

S'il ne cessait de comparer son combat à ceux que livraient Setesh et Kazuki - eux sans retenue aucune sur les étalages pyrotechniques ; mais il eut été stupide d'attendre quoi que ce soit d'autre de leur part -, c'était parce qu'il était probablement le seul des trois à prendre le temps de les observer. Cette fois non pas pour faire outrage à son asgardienne d'adversaire - même si elle le prendrait probablement comme tel si elle s'en rendait compte -, mais par simple curiosité. Qu'ils se battent côte à côte était rare ; plus encore sans que ce soit dû au hasard.
Il ne croyait pas s'être déjà battu si proche du Garuda auparavant, la crainte de dommage collatéral entrant en ligne de compte ; quant à la Wyvern, elle venait tout juste de retrouver un propriétaire, et son association passée avec Belgarath pour torturer un certain Chevalier d'Argent tenait moins du combat que du jeu de massacre. Setesh et lui étaient très différents. S'il déplorait de ne pouvoir compter parmi ses collègues sur quelqu'un qui lui soit plus semblable, cela signifiait aussi moins de compétition - ce qui le rendait d'autant plus indispensable.

Oui, maintenant qu'il se battait à leurs côtés, chose suffisamment rare pour être mentionnée, il pouvait en voir toute la dichotomie. Cela l'amusait grandement ; les protecteurs d'Asgard ne pouvaient probablement pas en dire autant. Ils défendaient leur territoire de leur mieux, mais l'on pouvait lire dans leurs yeux - surtout ceux de Mordred - qu'ils savaient leur combat voué à l'échec. C'en était presque désolant, mais cela lui facilitait d'autant le travail - et il avait mis trop d'efforts à la mettre dans cet état que pour inverser le processus, même si c'eut été dans ses moyens. Le mieux est l'ennemi du bien ; à trop vouloir en faire, on finit par gâcher une œuvre d'art.

Une nouvelle fois, probablement la dernière, elle se jeta sur lui pour délivrer quelques coups d'épée. La fatigue et les blessures avaient émoussé même sa colère - pourtant si terrible au début. La prenant en pitié, y'avait-il une autre manière de le dire ?, il la laissa venir à lui, écartant les bras pour recevoir son attaque - et, avec elle, ce qu'il lui restait d'énergie ; celle du désespoir. Le choc du métal contre le métal produit quelques étincelles, mais c'étaient bien les seules qu'elle ferait cette fois. Peut-être aurait-elle mené un combat plus glorifiant contre l'un de ses pairs, mais Alessio ne lui laisserait pas cette chance.
Profitant de sa proximité, profitant de ce qu'elle était en train de se relever, le Juge l'attrapa par la gorge ; bien plus grand qu'elle, il n'eut aucun mal à la soulever de terre. Semblables aux serres de son animal-totem, ses doigts s'enfoncèrent dans sa chair, menaçant de briser les derniers os qu'il lui restait - mais veillant à ne pas entraver sa parole. Non qu'elle lui ait été bien utile jusque là, peu encline à communiquer comme elle l'était (si ce n'est par grognements et autres cris de rage ; et elle s'étonnait qu'on la traite de barbare ?), mais peut-être changerait-elle son fusil d'épaule au dernier moment. Ne serai-ce que le temps de son testament.

Cela doit pouvoir s'arranger... Mais ne sois pas si pressée, fit-il en lui caressant le front.

Geste qui ne manquerait sans doute pas de provoquer une réaction épidermique de sa part - nommément lui jeter son épée au visage. Elle pouvait toujours essayer de se débattre, mais constaterait alors que des filins s'étaient une fois encore enroulés autour de ses membres. Sans réellement restreindre la liberté d'action de son corps mutilé, elle ne pourrait agir sans se saigner davantage - s'il lui en restait encore à donner. Ses propres fonctions vitales étant depuis longtemps altérées, Alessio peinait parfois à mesurer la quantité qu'un véritable humain pouvait encore déverser. S'il aurait volontiers déchaîné les vents une fois encore, il préféra insuffler à ses mots la force destructrice qu'ils avaient déjà manifesté, écorchant tant ses tympans que sa psyché. Entre son corps et son esprit, qui craquerait en premier ?

Dans l'état où tu es, tu dois commencer à te poser des questions. À te demander si ce que j'ai dit est vrai. N'es-tu pas pressée de trouver la réponse ? D'aller voir par toi-même ? Son rictus s'étira légèrement ; un sombre reflet s'installa dans l'or de son regard. Ou... Peut-être que ça t'effraie ? Que déjà au fond de toi, tu sais ce qu'il en est. Alors, le Valhalla ou les ténèbres ? Faites vos jeux, rien ne va plus !

Mordred était à bout - de force, de patience, et tant qu'à faire du rouleau. Ses souffrances n'avaient que trop duré : ce jeu du chat et de la souris commençait à se faire long. Alessio lui-même n'y prenait plus autant de plaisir : un tel loisir n'avait d'intérêt que tant que la proie pouvait encore bouger - lutter pour sa survie. Or, un rongeur a l'échine brisée aurait probablement manifesté plus d'énergie que Mordred à cet instant.
Le Juge ne fit rien pour cacher sa déception : ne se battant que rarement, il oubliait parfois l'impact de ses techniques dans l'excitation du moment. Encore que le fait de compter des dieux anciens parmi ses plus récents adversaires ne doive pas non plus en être innocent. Qui plus est, l'ampleur de ses attaques semblait avoir augmenté récemment - sans qu'il n'ait pourtant rien fait pour produire cet effet, et pour cause, il était loin de l'arranger.

À contrario de ses homologues, encore et toujours, il avait pour préférence de faire durer le plaisir plutôt que d'anéantir toute une région au moindre battement de cil. Ce dont Kazuki et Setesh ne semblaient pas se priver ; s'il ne pouvait les suivre des yeux à chaque instant - Mordred requérant tout de même encore une partie de son attention -, tendre l'oreille y suffisait amplement.
Il s'estima heureux de savoir voler : quitter Asgard  par voie de terre risquait d'être, après leur départ, autrement plus compliqué. Au moins, là où elle allait, la jeune fille n'aurait-elle plus à se soucier du sort de son domaine : c'était déjà ça de gagné. Quelle que soit sa destination, elle aurait d'autres chats à fouetter - mais malheureusement pas celui qui l'avait dévorée.

Oui, probablement aurait-elle été plus à son aise si elle avait pu affronter l'un de ses compagnons de route. Sans avoir pu remporter la victoire - s'il n'appréciait guère leur usage libéral de la force, Alessio savait en mesurer la démesure -, au moins aurait-elle été en terrain connu. Peut-être même aurait-elle pu faire un combat honorable ; aucun des deux ne semblait y avoir de réelle disposition, mais on peut toujours essayer de négocier. Peut-être aurait-elle pu acheter sa place au Valhalla, si tant est qu'il existe ; si elle y croyait encore - et quelle raison aurait-elle eu d'en douter ?
Mais elle n'aurait rien de tout ça. Elle n'aurait droit qu'à la douleur et la honte, qu'à la rage et la peine - qu'au désespoir et la peine. Et elle s'en souviendrait pour toujours. Autant de sentiments que le Griffon prenait plaisir à insuffler à ses adversaires, comme on ferait une injection létale - que même le sang vénéneux de Mordred ne contrerait en rien ; il ne l'aurait pourtant pas qualifiée de belle plante. Enfin, c'était ainsi qu'ils devaient le percevoir ; son point de vue était radicalement différent.

Car quoi mieux que ces émotions négatives pouvait être qualifié de vaccin aux illusions ? Quoi mieux que de ressentir, en sa chair et en son âme, ce que ce monde avait de plus noir pour en voir la réalité ? Tout le monde ne peut pas être sauvé. Toutes les histoires n'ont pas une fin heureuse. Il est des récits ou le bien ne triomphe pas à chaque fois ; où les royaumes s'effondrent ; ou la lumière s'éteint ; où les héros meurent à la fin. Autant de vérités qu'elle porterait en elle comme autant de cicatrices pour l'éternité. Bienvenue à l'âge adulte ; ça va être une sacrée virée.

Bien, assez joué. Tu m'excuseras, mais je suis pressé. fit-il en regardant s'éloigner une lumière dorée alors qu'elle s'acharnait piteusement sur son plastron, sans guère de résultat - jusqu'à ce qu'il sente émaner d'elle un soudain sentiment de danger. Fort heureusement, il eut assez d'instinct pour interposer sa paume, limitant ainsi les dégâts - ce qui ne l'empêcha pas de voltiger sur quelques mètres. Eut-elle été en mesure de poursuivre l'enchaînement, cela aurait pu moins bien se passer...
...Et pour le marionnettiste, devoir compter sur ses réflexes plutôt que ses plans agaçait prodigieusement. Aussi profita-t-il de son altitude nouvelle {il s'était envolé réflexivement} pour lui envoyer son pied dans l'estomac - à ceci près que Gamma, elle, n'avait plus la force de se rattraper, ne lui laissant d'autre choix que de choir dans la neige quelques mètres plus loin. Malgré leur insistance à la chasser, elle continuait de tomber.

Sans perdre de sa grâce malgré l'emportement, Alessio reprit contact avec la pierre éclatée ; ainsi marcha-t-il jusqu'à elle, l'empoignant pour la soulever par le col de la ruine qui fut son armure autrefois. La lueur rieuse qui éclairait son regard était en train de vaciller, telle l'ampoule mourante éclairant la cabine du capitaine dans la houle de la tempête. La symbolique en était la même ; il ne servait à rien de reprendre la barre. Ne restait qu'à laisser passer l'orage.

Comme je le disais... La mine maussade, il porta les yeux à sa main ; faisant jouer ses articulations, il sentit qu'elle était encore engourdie. Sa tête se releva dans sa direction, dévoilant un soudain manque total de compassion - en avait-il jamais eu vraiment ? Je pense que nous en avons terminé. Alors, prête pour le grand voyage ? Ferme les yeux ; ça ne durera qu'un instant. Il pencha la tête de côté ; son sourire s'étendit à nouveau, inhumain - vipérin. Ou n'en fais rien et meurs en hurlant. Peu m'importe.

Il relâcha alors l'emprise qu'il avait sur elle et, curieusement, elle ne retomba pas immédiatement. En fait, elle ne retomba pas du tout, et pour cause : elle était maintenue dans les airs par une multitude de filins, installés partout sur son corps - certainement disposés là au fur et à mesure du combat sans qu'elle n'y prête attention, en faisant l'araignée involontaire de ce foyer meurtrier.
Le seul problème était que, malgré leur grand nombre, ils n'étaient nullement prévus pour soutenir un tel poids ; et si Mordred elle-même n'était guère imposante, s'agissant du bout de métal à demi déchiqueté qu'elle portait sur le dos, on ne pouvait en dire autant. Ainsi put-elle très rapidement les sentir s'enfoncer dans sa peau chacun leur tour, creusant autant de sillon dans la musculature qu'elle avait probablement mis tant d'années à forger.
Autant de crochets dans la pièce de viande qu'elle était devenue aux yeux de son adversaire, qui ne voyait de toute évidence plus la nécessité de la traiter dignement. Et l'écarlate qu'elle gardait encore jalousement dans ses veines colora tour à tour chacun de ces câbles, sans parvenir à en ronger aucun totalement. Il y avait veillé ; c'eut été trop simple autrement. Son bras se tendit vers elle, et déjà l'air se mit à trembler.

Je t'aurais bien dit que tu redeviendrais poussière... dit-il, recouvrant sa courtoisie de tous les instants - mais il était trop tard, elle avait vu par-delà le masque, et ce qu'elle avait vu était effrayant, Mais même ça, je n'y crois pas vraiment.

Du bras, il exécuta un mouvement ascendant ; une tornade naquit sous les pieds de la jeune fille, l'arrachant à sa toile, l'emportant vers le ciel, plus haut qu'elle n'avait jamais volé - plus haut que les nuages, plus haut que là où elle pourrait croire que les dieux l'attendaient - avant de brusquement retomber. L'ascension autant que la chute étaient vertigineuses, laissant toutefois tout le loisir au vent de se faufiler dans ses plaies, de la cingler pour en accroître la gravité - et plus de temps qu'il n'en fallait à Alessio pour saisir son épée. Du revers de la main, il nettoya les quelques traces venues enlaidir sa lame ; se parant de son plus beau sourire, il la tendit ensuite vers les cieux en une posture parodique du héros qu'il n'était pas.

Ah, les enfants.
Ils grandissent si vite - et meurent si rapidement.