Au coeur du désespoir

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Sanctuaire

Les ténèbres, quel concept singulier que celui-ci ! Est-ce lié au Mal ? Au Néant ? Au fondement ? Dans toutes les cosmogonies il revêt un aspect fondamentale de la genèse quant à son rapprochement au chaos. Peu importe nos croyances, manichéennes ou non, l'absence de lumière n'est qu'une réalité primitive. Tout comme l'absence de bien est un fait des plus communs… Quand on fait ce qui est jugé comme "mal" ou que l'on se pelotonne dans le noir, nous ne faisons qu'expérimenter des "possibilités". Certains font le mal par plaisir car cela leur apporte tellement plus que de se retenir et dissimulent tous leurs forfaits dans l'ombre. Est-ce condamnable avant d'être naturel ? Seuls les humains en jugent ainsi et les dieux ont cette même tendance. Le Mal n'existe que lorsqu'on en prend conscience car la conscience elle-même lui donne sa substance, cela entre dans son origine métaphysique. Quand on aime les ténèbres et l'ombre par ailleurs, nous ne faisons au fond que regretter un état que l'on peut considérer comme notre berceau.

Cette petite étoile mourante se pose-t-elle toutes ces questions ? Oui ou non ? Entraîné dans une chute inexorable et sans fin, Tabris s'était laissé abîmer dans le maelström des ombres sans la moindre hésitation. Maintenant au-delà des limites de l'espace et du temps, sa déchéance abandonnait derrière lui une traînée lumineuse à l'image d'une comète traversant l'atmosphère. Empoisonné jusqu'à l'âme, dénaturé et corrompu au possible… sa lumière et sa vie le quittent petit à petit, son destin ne fut jamais aussi "sombre". À l'autre bout du globe, un trou de ver s'ouvrit depuis les abysses de l'Océanie jusqu'à la surface et expulsa la petite forme de son paradigme modifié. Faisant d'abord un vol plané, le corps du prêtre retomba en direction d'une île perdue au milieu de l'Océanie et envahie par la neige comme le climat l'oblige. Bien qu'ayant amorti sa chute, l'épais manteau blanc ne tarderait pas à le serrer dans son linceul s'il ne reprend pas connaissance. Si il meurt, il sera peut-être délivré de son tourment et sortira plus léger de son coma…

Ni… san ? Grand frère ?

Une langue étrangère ? Du Japonais ? Peu importe comment mais il le sait en son for intérieur. Qui sait combien de mystères recèlent encore son corps et son esprit. Tant de choses qu'il connait sans pour autant en avoir conscience. C'est cela aussi les ténèbres, le voile dissimulant l'acquis et l'inconnu… un plasma informe et invisible d'informations préexistant à l'univers même. Sans les ténèbres, sans le mal… la lumière et le bien n'auraient ni support ni mérite. Les paupières de l'hiérophante s'ouvrirent doucement, rencontrant d'emblée la blancheur de cette neige non-immaculée et de cause obscure. Se relèvant tant bien que mal, il balaya les lieux d'un regard extrêmement trouble pour n'en retenir que l'essentiel… Perdu au beau milieu de nulle part et livré à son seul désespoir. Néanmoins, son attention se porta rapidement vers la forme humaine déjà bien ensevelie sous cette manne mortelle de l'hiver. Il combla la distance entre eux et prit ce qui sembla être un bras pour la tirer d'un coup sec… une jeune fille frigorifiée et plus morte que vive, comme c'est cocasse.

Réveille-toi ! Je me fiche de savoir qui tu es ou du temps qu'il te reste à vivre. Dis-moi juste où nous sommes et je te laisserai tranquille !

Si peu de compassion, tellement peu d'humanité… est-ce le poison inoculé qui fait son oeuvre ou sa nature profonde qui s'en galvanise ? L'urgence de la situation et l'insécurité ne justifient pas tout, mais qui sait comment tout ça se terminera. De toute manière, c'en est fini d'elle et de lui-même !

Cette jeune fille semblait vraiment avoir passé un sale quart d'heure… pas une seule partie de son corps n'était épargnée. Brûlée, gelée, exténuée, elle pourrait se briser à n'importe quel moment comme une poupée de porcelaine. Ses jambes n'en tenaient plus, même la brusquerie dont il usa ne la fit pas vraiment réagir tant elle devait être engourdie par le froid. L'air toujours aussi rigide et inquisiteur, Tabris lâcha son bras lorsqu'elle tenta vainement de se relever. Que ses forces lui fassent défaut n'est pas étonnant, l'hiérophante se releva sans lâcher des yeux la petite chose frêle et gémissante à ses pieds. Son bras est cassé et pour couronner le tout elle crache du sang… quelle pitié ! Il aurait pu l'aider c'est vrai, mais voir une telle souffrance à cet instant lui procure un étrange réconfort, comme s'il n'était plus seul à souffrir. Une voix indignée attira son attention en le sommant de laisser cette malheureuse tranquille, cette bonne samaritaine eut même l'audace de lui lancer une boule de neige. Du tranchant de la main, il faucha aisément le projectile !

Qu'est-ce-que ça change ?

Imperturbable, il foudroya la jeune fille autochtone d'un regard noir et assassin. Ce poison prenait plus d'ampleur après tout ce qu'il avait traversé comme épreuves. Il le sentait très distinctement à chaque battement de coeur, irriguant chaque veine et organe de son corps au gré du courant sanguin. L'effet sur son cerveau agissait comme le ferait un euphorisant dans le sens opposé. Là, à cet instant, tout ce qu'il put ressentir fut du dédain pour ces faibles créatures juste bonnes à pleurer… son regard si paisible et éoséen d'ordinaire virait maintenant au sanguinaire écarlate. C'était plus fort que lui et il ne pouvait que s'en désoler intérieurement, en surface tout ce qu'il reflète n'est qu'irritation et rudesse. La blessée gémissait des mots désespérés, un appel à l'aide à son frère… Tabris porta une main à son visage pour maîtriser la soudaine folie furieuse qui menaça de le submerger. Harassé par toutes ces ondes de détresse, il prit sur lui pour ne pas écraser cette demi-morte sous sa semelle et leur tourna le dos pour prendre quelques distances.

Qu'attends-tu pour la soigner alors ? Au lieu de jouer les bonnes âmes charitables, tu ferais mieux de t'occuper de ce qui te concerne. Dis-moi où nous nous trouvons et je m'en irai !

La voix rauque et tremblante du prêtre n'eut pas de quoi les rassurer, ni les spasmes périodiques qui le traversèrent. C'était évident pour n'importe qui qu'il n'avait rien d'une personne saine… nonobstant le fait qu'il sue à grosses gouttes tant sa chaleur interne grimpait et asséchait sa gorge. Le gel ambiant ne le gênait presque plus désormais, cette envie de meurtre et grondante en lui enflamme déjà ses sens dans un brasier infernal.

Tabris se désintéressa un moment des deux autres filles juste bonnes à caqueter, tandis qu'un signe de rémission le prit assez soudainement. Dos tourné, il put sentir sa chaleur redescendre d'un cran pendant un court moment d'hyperventilation. Puis, plus rien… les battements de son coeur redevinrent aussi réguliers qu'au quotidien. Était-ce réellement ce qu'il osait espérer ? D'un coup d'oeil en direction des fillettes, aucune réaction notable de sa part ne le prit à la tête sans qu'il ne puisse la réfréner. Légèrement surpris tout au plus, ses yeux descendirent sur sa main droite entourée au poignet par son bracelet . Déception et frustration, il avait vraiment été privé de ses éléments… son cosmos était toujours là, mais cette ombre malsaine qui l'occulte lui ampute son domaine de prédilection englobant la Vie et la Lumière. Pestant pour lui-même, il frissonna quand le vent froid redoubla d'intensité et se rendit compte que ces idiotes l'abandonnaient.

Oh les affreuses...

Tirant une mine vexée au possible, il se pressa de les rejoindre pour ne pas perdre des bribes d'informations supplémentaires. Apparemment, leurs vêtements ne sont pas à la pointe de la mode dans ce trou perdu qu'elle nomme l'Océanie. Tabris haussa un sourcil désinvolte, sans se souvenir comment il se savait parfaitement qu'ils se trouvent maintenant en plein Pacifique… dans une partie du globe où froid et glace ne devraient pas être coutumiers. Le prêtre ne se donna pas la peine de répondre aux bons conseils de cette fillette mal dégrossie, s'armant de patience il ressentit soudainement une faible pulsation de cosmos. Était-ce le sien ? Non, pas cette bonne samaritaine insulaire… la fille plus morte que vive. Interloqué, il se garda de faire une quelconque remarque et soupira en son for intérieur. Silencieux et docile maintenant que cette sourde haine incontrôlable lui offrait du répit, il jeta de fréquents coups d'yeux vers Lenalee sans perdre de vue le panorama exotique. Puis, une idée lui vint à l'esprit et il se stoppa pour les apostropher !

C'en est assez… tu dis que nous sommes en Océanie mais pas plus tard qu'il y a deux minutes, je me trouvais en plein Sud de l'Europe… en Grèce, plus précisément. Je ne crois pas à ton petit manège, tu as sûrement dû remarquer le maelström duquel j'ai été expulsé mais curieusement tu n'as pas posé de questions sur ce plan. Je ne peux que te conseiller de lâcher cette fille et la laisser mourir ici-même… je sais de quoi je parle, tu ne sais pas de quoi elle et moi sommes capables. Vois par toi-même !

Pour corroborer ses dires, Tabris fit appel à son cosmos qui - étrangement - apparut exactement comme l'aura de la dernière attaque de l'oiseau. Très peu surpris, il fixa les deux infortunées sans se départir d'un sourire en coin bien dans le contexte. Son cosmos assombri et gangréné augmenta sensiblement en intensité, diffusant des ondes et énergies négatives tout autour de lui. Si Vanina est assez forte pour ne pas fléchir devant cela, elle ne pourra toutefois pas faire volte-face et encore moins s'enfuir. Le prêtre darda son regard transperçant vers elle et lui administra une décharge psychique bien sentie… toutes ses fonctions motrices secondaires cessèrent leur activité. Riant dans sa cape, il s'approcha de ces deux inconscientes désormais à terre… si Lenalee peut encore ramper ce n'est plus le cas de l'Océanienne qui se trouve complètement à sa merci. Austère comme on en fait plus, l'hiérophante s'arrêta à deux mètres de la paralysée et l'observa avec une neutralité accablante. À peine humain tant il avait l'air inexpressif et sombre, il déclara enfin:

Et ce n'était là qu'un avant-goût ! J'ai perdu trois quart de mes pouvoirs à l'heure où je te parle. Quant à cette petite sotte mortifiée, Dieu sait de quoi elle serait capable si elle est en pleine possession de ses moyens… j'ai bien senti chez elle cette énergie vacillante. À toi de décider maintenant, fais ton choix et je m'y plierai étant donné que je ne sais pas comment m'en sortir seul.

Détournant les yeux et pivotant dans une direction opposée, il libéra Vanina de son emprise psychique et croisa les bras en signe d'apaisement. Elle peut maintenant se relever mais à la moindre tentative de fuite ou de riposte il suffira au prêtre de simplement battre des paupières pour la re-clouer nez dans la neige. Jamais il n'aurait cru pouvoir user de ses dons sur le commun des mortels, mais il faut un début à tout.

Son petit effet avait porté ses fruits semble-t-il, l'australienne répondant au doux nom de Vanina n'osa plus se lever contre lui. C'est à cela qu'on reconnaît les faibles qu'il faut protéger des prédateurs qui courent le monde et prévisiblement, celle qu'on s'évertue à vouloir secourir depuis le début y répond enfin présente. Point surpris de déceler enfin l'expression plus vivace de son cosmos, Tabris la soupesa sans prêter d'importance à son jugement. Une demoiselle d'une bravoure exemplaire même à l'article de la mort, il ne tolérait pas son attitude abusive et hostile envers leur bonne samaritaine d'un autre continent. Le prêtre félon sourit sarcastiquement tandis que les contours de son regard se reformèrent en une expression malveillante et corrompue. Pauvre d'elles… il pourrait les éliminer toutes les deux à lui tout seul, ce serait si aisé et si tentant à la fois. Malgré tout, ce serait tout aussi suicidaire et inutile puisque qu'un seul cri de cette petite idiote terrifiée alertera tout un village de gueux pouvant devenir à tout moment de dangereux belligérants.

N'ayant pas la moindre envie de finir lynché comme le dernier des martyrs, l'hiérophante s'admonesta intérieurement et leva les mains en signe d'apaisement. En effet, il ne savait de ces deux inconscientes et l'effarement de l'étrangère prouvait bien qu'elle ne connaissaient absolument rien de leur savoir occulte. Par contre, il ne lâcha plus Lenalee des yeux maintenant qu'il eut confirmation du niveau auquel se dispose son cosmos. Son état critique mis de côté, il est clair qu'elle possède une force hors du commun… d'où peut-elle venir après il n'en a pas la moindre idée. Ni l'envie de chercher plus loin d'ailleurs, une ombre gigantesque survola leur point et un terrible rugissement leur fit lever les yeux… un oiseau du même acabit que celui qu'il avait eu à affronter en compagnie des saints passa sans les attaquer. Vanina poussa un cri définitivement apeuré et les somma de disparaître sur le champ eux et ces monstres, ce qui corroborent l'hypothèse que leur arrivée ici a à voir avec l'activité de ces créatures. Leur tournant le dos, Tabris conclua:

C'est tout ce que je désirais savoir !

Puis, sans rien ajouter de plus s'en alla par un sentier sinueux s'éloignant de la plage mais aussi du milieu urbain non loin de là. Ses pensées tourbillonnaient à une échelle inquantifiable, aucune émotion positive ne parvenait à s'y frayer sans qu'une abominable barrière de prison la refoule. Le prêtre fut déjà loin quand, n'y pouvant plus tenir, il s'affaissa sur ses genoux et tomba raide dans le manteau de neige recouvrant la terre. Jusqu'où cette torture le harcèlera-t-elle ? De fines larmes de sang violacé dévalèrent ses joues, regrettant dans un silence religieux de s'être laissé dominer et isoler par ce "poison". Il était seul désormais et complètement livré à lui-même, avec pour seul tourment sa rancoeur infinie envers ce monde impitoyable. Athéna n'est qu'une déesse artificieuse et indolente, ses fidèles une bande de pantins sans âme… l'empoisonnement justifierait-il cette soudaine révélation ? Qu'importe, penser sous cet angle extrême est déjà un signe bien plus que suffisant pour en terminer une bonne fois pour toutes.

Plein d'amertume et en pleine perdition, Tabris retira de son poignet l'artefact formant la géométrie de l'infini et le porta à sa poitrine pour le serrer de toutes ses forces. Une courte oraison ponctuée de sanglots et de lamentations, rituel aussi symbolique qu'une extrême onction salvatrice. Quelque part sans doute, ce petit quelque chose qui lui manquait témoignera de sa fin prématurée et volontaire… un sourire ensanglanté naquit chez lui lorsqu'il songea à Solveig de la Lyre, une jeune fille digne de toute sa gratitude. Elle gardera au moins une part de lui auprès d'elle et de Bridgess, il aurait aimé survivre pour elles dont le souvenir fut épargné par sa haine irréversible. Une haine avec laquelle il ne peut plus vivre… il prit alors appui pour se relever et caressa du doigt la forme du bracelet, s'en suivit alors une transformation du matériau sous forme d'ondulations jusqu'à recouvrir l'apparence d'une arme. Reprenant une ultime fois son souffle, ses yeux éoséens se fermèrent et ne virent pas le coup fatal transpercer net sa gorge diaphane.



Le rouge ne peut que se marier avec le blanc, la terre ne peut qu'accueillir le sang et ce dernier ne peut que lancer sa lamentation vers les cieux. Si une justice divine existe, puisse-t-elle avoir assez d'humanité pour s'en émouvoir !