[Rodorio] Une naufragée sur la plage

Précédent : Amérique

Le voyage avait été un désastre.

Les cieux d'abord cléments avaient fini par se déchaîner. Le vent et l'eau avaient fait dériver la jeune femme en tous sens, sans qu'elle ne puisse s'orienter d'une quelconque manière, et avec son sens de l'orientation déjà médiocre c'était dire combien elle avait rencontré le chaos.

Des jours, des semaines d'errances en plein océan avaient miné son moral, sa faim et sa soif. Son sommeil aussi. Lors d'une tempête particulièrement difficile, la cabine de l'embarcation avait été balayée. Les pluies n'avaient plus rencontré le moindre obstacle pour venir meurtrir la chair de leur victime. Rose pleurait, Camélia tentait de rassurer Rose, Narcisse consolait Camélia... Bientôt, plus aucune ne parla.

La frêle barque était à moitié remplie d'eau lorsque l'orage la réduisit en de simples éclats. La cardinale avait aussitôt renvoyé son armure de Feu vers le royaume d'Arès. Elle eut juste le temps d'en voir l'éclat se diriger vers l'est avant d'être engloutie par l'océan. Une douleur comme elle n'en avait jamais connue précéda la perte de conscience.

Le temps s'écoula, ballotant le corps inanimé dans les mailles de ses filets inextricables. Et un matin... la belle avait cessé de dériver pour être finalement rapatriée par les eaux douces de la Méditerranée vers la Grèce.
Allongée sur le dos, les pieds immergés et le reste du corps sur le sable, la robe en loque, la cardinale semblait sans vie. Ses membres étaient aussi raides que ceux d'un mort, son teint aussi blanc, ses lèvres aussi bleue. Sa peau semblait avoir été carbonisée, centimètre carré par centimètre carré, tant et si bien qu'il était impossible de reconnaître, son visage, son âge, son origine... Même son sexe aurait été difficile à deviner si la robe ne lui conférait une certaine féminité. Son sang s'était figé dans ses veines, de même que son cœur et ses poumons. Étrangement, ses cheveux étaient intacts et se répandaient autour d'elle comme la couronne de lumière d'une sainte Marie.

Le flux et le reflux étaient sa seule compagnie.


Note : Camélia présente plusieurs symptômes de la mort, mais pas la putréfaction. Son cosmos est indétectable puisque inexistant.

Un temps infini s'écoula. Minutes, heures ou jours, impossible à dire.

Toujours est-il qu'une embarcation renforcée contre le froid accosta. Malgré lé climat perturbé, des pêcheurs avaient tenté de ramener de quoi subsister quelques jours. Ils préféraient périr noyés que de voir leur famille mourir de faim avec eux. Bien sûr le fruit de leur voyage était maigre, une douzaine de petits poissons trop petits pour nourrir correctement une personne. Au moins, il pourraient tenir un peu plus longtemps...

Le déchargement du navire fut rapide, les deux ne cessaient de jurer à tout va contre cet hiver imprévu, improbable. Soudain, l'un des deux s'immobilisa.

"Hé ! Ce serait pas un humain là-bas ?
-Qui serait assez fou pour se risquer dehors par ce temps ?!
-Toi tu l'es, crétin. Regarde là-bas ! On dirait que quelqu'un est allongé !"

Ils se rapprochèrent après avoir solidement ancré le bateau sur la plage, jusqu'à découvrir le corps de la cardinale. Le premier pêcheur donna sa caisse de poissons à tenir à l'autre, puis palpa la forme défigurée.

"Qu'est-ce que tu...
-Sans surprise, cette personne est morte... mais pourquoi ici ?
-Pourquoi sa peau est comme ça ?
-On dirait qu'on l'a brûlée vive avant de la jeter à l'eau... Le sel et le froid l'auront conservée..."

Son comparse eut un haut-le-cœur. Pour quel pêché pouvait-on infliger une punition aussi barbare ? Et surtout prendre le temps de l'infliger avec un temps pareil. Il ne sentait plus ses pieds ni ses doigts, pressa son camarade.

"On devrait la ramener au village pour voir si quelqu'un peut l'identifier non ?
-Ou pour la manger ! HA HA HAHAHAHAHA."

Un froid glacial accueillit la plaisanterie. Le premier pêcheur souleva celle qu'il ne savait pas être au service d'Arès. Sa raideur lui donnait presque l'air d'une planche qu'il portait à l'horizontale. Il avait assisté à des exceptions dans le Grand Nord pour exterminer baleines et squales, aussi le sang ne l'impressionnait-il pas, mais transporter un être humain de façon aussi anodine le dérangeait.

Ils n'attendirent plus pour rentrer au village... ou ce qu'il en restait. Les maisons dévastées, des cadavres à demi-dévorés dans les rues, des maisons réduites en ruines. Qu'avait-il bien pu se passer ici ? Ils trouvèrent une demeure épargnée par le désastre, s'y arrêtèrent un moment, ne réalisant qu'il s'agissait de leurs concitoyens.

"On est vraiment à Rodorio ?
-Je... Je sais pas..."

Incapables de réfléchir autrement qu'à leur survie immédiate, ils mirent les vivres à l'abri et allumèrent un feu dans la cheminée partiellement effondrée. Avec la chaleur, la réalité leur claqua brusquement au visage. L'un partit vomir dans les latrines, l'autre se mit à pleurer comme une fontaine, tentant de limiter ses sanglots à des murmures, au cas où le responsable de ce carnage reviendrait.

Les heures passèrent. Ils explorèrent les ruines et trouvèrent, ô miracle ! quelques enfants terrés dans des armoires, trop petits pour s'enfuir mais aussi pour être vus du premier coup d’œil. Ils racontèrent l'invasion des bêtes étranges au Sanctuaire, la destruction de Rodorio par ces mêmes entités, le combat des chevaliers pour les protéger. Il y avait une dizaine de rescapés à peine, dont une bonne partie mourait de froid.

Ils se regroupèrent dans la maison où le feu brûlait. Faisant un grand effort de volonté, on tenta de mettre un nom sur le visage calciné de Camélia. Peine perdue.

"Il faut l'enterrer, sinon elle pourrir...
-On peut pas, les champs sont gelés ! Et par ce temps... En plus il faudrait le faire pour tout le village.
-Les... les adultes... ont été... mangés... par les bêtes... chouina l'un des enfants."

La situation paraissait tellement irréelle que personne ne se trouvait normal. On aurait dû hurler à la mort, regretter les disparus, courir vers le Sanctuaire chercher les chevaliers. Mais la peur clouait tout le monde sur place, les limitait à un monde mort et clos.

"On va aller la brûler dans une maison déjà détruite. Avec tout ce qu'il reste des autres gens. Et on se réchauffera là-bas...
-Et les bêtes ?
-Vous avez dit qu'elles étaient apparues en même temps que le froid. Donc elles doivent craindre le feu... Elles n'approcheront pas ! Sinon, vous retournerez vous cacher comme vous l'avez fait jusqu'à maintenant."

La décision fut adoptée, et ce fut avec horreur qu'on vit des enfants errer dans le village avec des bouts de bras, des têtes, des bustes entiers, des pieds dans des sandales ou autres. On fit un tas avec tout ceci, à côté du corps de la cardinale, puis on recouvrit de petit bois, de paille sèche gardée sous le couvert d'une étable, de charbon froid. Les deux pêcheurs mirent tout leur savoir-faire pour allumer ce bûcher improvisé, fouetté par les courants glacés.

Bientôt, un immense brasier illumina comme une étoile mourante le village de Rodorio.

Les flammes s'élevaient, hautes et brûlantes. Le foyer qui aurait dû réchauffer les cœurs des survivants ne parvint qu'à faire hérisser leurs poils. Oui, ils avaient chaud... chaud d'un brasier qui consumait l'une de leur maison, ainsi que les restes de leurs concitoyens. Ils reculèrent lorsque les débris commencèrent à se faire trop nombreux et menacèrent de s'étendre à une nouvelle maison. Le vent froid n'arrêtait pas les flammes, au contraire il les attisait. La neige avait cessé de tomber un moment, de sorte que seul l'air circulait dans le village.

Et puis, tout à coup, au milieu du brasier incontrôlable, la poitrine de Camélia se souleva en une grande inspiration. Le sang réchauffé s'était remis à courir dans ses veines, fit pression sur le cœur qui recommença à battre, alimenta les muscles, en commençant par les poumons, puis le reste du corps. Le crépitement du bois qui craquait réveilla son ouïe et ses paupières décharnées se soulevèrent. Elle vit tout d'abord le ciel étoilé -la nuit tombait- ornée de langues de feu s'agitant au gré du froid. L'odeur du charnier près d'elle lui fit tourner la tête vers l'amoncellement de membres encore charnus et un véritable sourire extatique fleurit sur son visage. Ah ! qu'il était beau le retour à la vie dans ces conditions !

Elle se redressa en position assise, douloureuse. L'un des enfants l'aperçut et poussa un cri horrifié, suivi des autres et des deux adultes. Un cadavre se relevait ! Un cadavre en feu se hissait sur ses jambes !!!

Camélia sembla alors absorber les flammes comme une éponge. Au lieu de se diriger vers les bâtisses environnantes, le brasier l'entourait de plus en plus intensément. Par une magie extraordinaire et inconnue des pauvres Rodoriens, la cardinale vit sa chair se reconstituer à mesure que les flammes entraient en elle. Bientôt, elle recouvrit son aspect véritable : une peau de porcelaine, délicieuse pour la vue comme pour le toucher, des yeux d'azur profond... Une nouvelle robe éclot autour d'elle, ravivée elle aussi par les flammes. La cardinale avait tant et si bien absorbé l'incendie qu'elle fut bientôt seule source de lumière, ses cheveux brûlant sans paraître être détruits le moins du monde. Elle fit un pas en avant, provoquant un pas en arrière des villageois survivants.

"Bonjour ! Pourriez-vous me dire où je me trouve ?
-Vous... vous... vous êtes vivante ?!?
-Mais pourtant elle...
-Elle était...
-Oui elle était... !
-Est-ce un miracle envoyé par Athéna ?!"

La jeune femme sourit. Le nom d'Athéna lui rappelait vaguement quelque chose. Elle ne savait plus où elle l'avait entendu. Lorsqu'elle se décida enfin à laisser les flammes dans ses cheveux s'éteindre, les enfants se jetèrent sur ses jambes et l'implorèrent de les protéger, de les aider. Si elle pouvait survivre au feu, ils ne mourraient pas de froid ! Camélia se laissa agripper un moment, puis approcher par les deux pêcheurs qui n'en croyaient toujours pas leurs yeux. C'est qu'elle était belle en plus !

"Dame...
-Pourriez-vous...
-S'il vous plaît...
-Nous avons besoin d'aide.
-Besoin de votre pouvoir extraordinaire !
-Le Sanctuaire est menacé ! Ils ont besoin d'aide !
-Nous, au point où nous en sommes...
-...nous ne pouvons que protéger les enfants...
-...mais si les monstres reviennent...
-...nous ne pourrons rien...
-...donc s'il vous plaît, aidez les saints, tuez les monstres... !"

Suivant : Temple du Bélier