La salle du trône, ou salle d'audience, comme on a coutume de la nommer, est plongée dans une semi pénombre qui n'est pas naturelle. D'ordinaire, ce lieu est bercé par une lumière qui semble ne jamais pouvoir se faner. Le large rideau carmin, donnant sur la vaste terrasse qui accueille la statue représentant la Déesse des hommes, étant bien souvent ouvert tout ou partie.
Mais aujourd'hui les rideaux sont tirés, occultant la lumière d'une matinée qui pointe doucement vers le zénith. Elle n'a demandé à personne de le faire à sa place quand, d'ordinaire, une armée de servantes se précipite à chaque fois qu'elle essaie de lever le petit doigt. Mais pas aujourd'hui.
Comme si Ahina ressentait le besoin pressant d'accomplir cet acte par elle même, sa main s'est refermée, solennelle, sur le cordon doré qui permet la fermeture de l'épais tissu.
Elle se coupe du monde.
Elle se coupe de ce qui l'entoure.
«
Que personne ne me dérange, en dehors du Grand Pope. »
Les deux gardes stationnés à la porte, qui attendaient les ordres de leur Divinité, se jettent des regards en biais. Aucun des deux ne semble vouloir poser "la" question, mais il va bien falloir s'y résoudre... afin d'éviter les écueils. Ainsi, le plus âgé finit il par faire un pas en direction d'Athéna et demande, d'une voix faible.
«
De quel... Grand Pope parle t'on, Déesse Athéna...? »
«
Des deux. »
Elle ne sourcille pas, alors que sa réponse s'extirpe de sa gorge sans la plus petite hésitation.
Cela fait un moment que les rumeurs vont bon train au Sanctuaire Sacré. Tout le monde essaie de l'épargner, de chuchoter loin de ses oreilles, de hausser les épaules d'incompréhension loin de son regard. Mais elle sait... elle n'en a que trop conscience.
L'absence d'Altia... est bien trop longue. Ils ne doivent guère être nombreux à encore adhérer à la thèse de la mission secrète de longue durée. Pourtant, à chaque fois qu'on lui pose la question, ce qui tend à devenir de plus en plus rare, sa réponse est invariablement la même.
Altia veille à la sécurité du Sanctuaire. Sa mission est de la plus haute importance et revêt un caractère exceptionnel. Il sera bientôt de retour.Mais... elle en arrive, elle en arrivait au stade où elle n'y croyait plus elle-même. Ne croyait plus aux belles paroles, aux mensonges éhontés qu'elle répand depuis cinq ans pour le protéger. Pour lui laisser une chance. Car elle sait qu'il va regretter sa décision. Elle le sait depuis le début, depuis cette sombre nuit sur le parvis de son temple. Depuis ce jour où son regard s'est éteint et où il a choisi de lui tourner de le dos.
De l'abandonner.
Les deux gardes se sont retirés en silence. La double porte de la salle d'audience, ses arabesques de bois vernis s'étendant presque jusqu'au plafond de pierre voûté, achève de plonger la pièce dans la pénombre que ne brisent que quelques flammes vacillantes.
Ahina est assise sur le trône au fond de la salle. Un tapis rouge se déroule de la porte jusqu'à elle. Un tapis qu'il s'apprête à fouler pour la première fois depuis fort longtemps. Car c'est ce qu'il va faire, elle n'en a pas le moindre doute. Car c'est aujourd'hui. Aujourd'hui qu'il a décidé de libérer son cosmos. Celui qu'il a choisi sciemment d'occulter il y a cinq ans, à quelques mètres de l'endroit où elle se trouve actuellement.
Pensait-il qu'elle ne le remarquerait pas ? Cela est peu probable. Pas pour quelqu'un de son rang, même s'il a choisi de lui tourner le dos il y a des années. Chaque Chevalier lui est intrinsèquement lié. La plupart ignore tout de la puissance de ce lien, ou ne l'envisage pas à la hauteur qu'il est en réalité. Chaque mort, chaque vie. Chaque douleur, chaque joie. Chaque renonciation, chaque combat. Tout la relie à eux, et leur cosmos en est la clé de voûte.
Alors... après l'avoir fait taire aussi longtemps, a t'il pu réellement s'imaginer qu'en le laissant libre de circuler à nouveau, au sein même du Sanctuaire Sacré par ailleurs, elle aurait pu passer à côté...
Non pas Altia. Car si quelqu'un a bien conscience de tout cela, c'est lui.
Dès le moment où il a posé le pied au Sanctuaire Sacré, elle a su.
Elle a su parce qu'elle attend ce moment depuis cinq longues années.
Visage fermé, assise droite et digne sur le haut siège de bois tendre, son regard tourné vers la large porte d'entrée, elle attend.
Elle n'est pas pressée. Car elle a l'habitude de l'attendre.
Cela fait cinq ans que ça dure.