Retrouvailles [1757 ¤ Japon] / PV Kazuki

Les rites funéraires sont d’une extrême complexité au Japon. Ils sont également longs et fastidieux.
Ahina avait assisté et présidé à la veillée funèbre de sa mère, mais il était peut probable qu’elle soit présente à l’enterrement plusieurs semaines plus tard. Vu la façon dont elle envisageait la suite des évènements, qui ne faisait aucun doute pour elle, cela serait probablement impossible.
Elle n’avait pas pris la peine de changer de vêtements quand elle avait quitté la veillée. Elle arborait toujours le sévère mais néanmoins très élégant kimono blanc, de circonstance dans ce genre de situations. Tout le monde l’avait trouvé très affligée. Sans doute avaient-ils pensé que le décès de sa mère la détruisait de chagrin, et bien entendu c’était le cas. Mais c’était loin d’être la seule raison.

Elle aurait tant aimé la revoir une dernière fois… cette jolie clairière bordée d’une source, cet écrin magique au sein de la dense forêt qui jouxtait leur village. L’endroit où il avait passé tant d’heures à s’entraîner, et où elle le rejoignait en cachette dès que ses études du jour s’achevaient.
Et bien qu’elle en connût les moindres centimètres, chaque pierre, chaque arbre, elle aurait vraiment voulu les revoir une dernière fois.

A genoux, dans la posture traditionnelle dont les japonais été si fiers, le bout des doigts d’Ahina trempaient négligemment dans la source fraîche aux pieds de laquelle elle était assise. Elle attendait depuis quelques heures et elle continuerait d’attendre. Car elle en était persuadée. S’il venait à sa rencontre, c’est ici qu’il viendrait, sans le moindre doute.

« Tu vois ce que je vois… »

« Un peu ouais ! »

Deux voix au timbre assez rauque sifflèrent dans son dos. Sur ce coup-là, il n’y avait vraiment pas besoin de voir pour savoir que ces personnes là étaient mal intentionnées. A leurs premiers mots cela suintait par tous les pores de leur peau.
Ahina resta sans bouger, le visage penché au-dessus de l’eau qui reflétait les traits d’un visage qu’elle ne pouvait plus voir désormais. Mais quelle importance après tout…

« T’es sûr que c’est elle ? »

« T’es miro ou quoi ? Evidemment que c’est elle ! »

Un troisième larron s’invitait à la fête. Ahina ne bougeait toujours pas. Elle ne se tourna pas, ne leur adressa aucun mot. C’était presque comme si elle ne s’était pas rendue compte de leur présence… jusqu’à ce que…

« Il ne peut pas vous avoir envoyés. Non… il préfèrera s’en charger lui-même… Une coïncidence alors… oui, sans doute… »

On n’avait pas l’impression que c’était à eux qu’elle parlait, mais plutôt qu’elle réfléchissait, ou constatait à haute voix pour elle-même, sans tenir compte de leur présence. Car s’ils semblaient savoir qui elle était, le contraire était aussi de circonstance. Trois spectres d’Hadès. Cette clairière avait visiblement le don de les attirer. Cela fit ressurgir l’un des nombreux souvenirs qu’elle avait récemment retrouvés, quand ils s’étaient fait tous les deux surprendre par des spectres en ce même endroit, et qu’ils avaient fait la connaissance de Kyô pour la première fois

« Bon on fait quoi ? »

L’un d’eux osa mettre des mots là où la fierté de ses homologues les en empêchait clairement. Car la question méritait effectivement d’être posée. Les trois compères se jetèrent des œillades, comme si chacun d’entre eux attendait de l’autre qu’il prenne la responsabilité de la décision finale.

D’un côté l’aubaine était trop belle, trop improbable. Athéna, seule, loin de tous, sans la moindre escorte… alors qu’ils étaient trois, c’était une occasion à ne pas manquer. Mais d’un autre… il s’agissait tout de même de la Déesse de la Guerre… ne serait-elle pas capable de les balayer tous les trois en même temps d’une simple pichenette ? A vrai dire ils ne s’étaient jamais retrouvés dans pareille situation et, n’étant pas complètement demeurés, chacun d’eux prenait en considération la complexité de la chose.

« Si on se fait tuer on va se faire défoncer par nos Juges… »

« Ouais c’est clair, mais à côté de ça si quelqu’un apprend qu’on n’a pas saisi notre chance quand elle s’est présentée… là c’est Hadès qui va nous défoncer et ça sera pas la même histoire… »

L’un d’eux déglutit bruyamment. Visiblement l’argumentaire mentionnant Hadès avait suffit à motiver les troupes. Mieux valait se prendre une raclée par Athéna et se faire ressusciter encore une fois, plutôt que de faire comme si de rien n’était. Au moins ils pourraient dire qu’ils avaient essayé.
Puis, si ça se trouve, tout se passerait bien. Après tout ils étaient en supériorité numérique.

Ahina, quant à elle, n’avait toujours pas bougé. Seuls ses doigts s’agitaient doucement de temps en temps dans l’eau clair.
Un nouveau regard entendu fut échangé entre les trois spectres. Leur cosmos se mit à briller, auréolant les armures de métal qu’ils portaient sur le corps. L’un dans son dos, un sur chaque côté, ils s’élancèrent à grande vitesse vers la jeune femme pour la prendre en tenailles. Si elle continuait d’être aussi amorphe, ça allait même peut-être être du gâteau finalement.

Ils ne savaient pas pourquoi la divinité était aussi immobile, mais une chose était certaine : cela allait servir leurs intérêts. S’ils revenaient en enfers avec sa tête sur une pique, nul doute qu’ils seraient récompensés.
Un poste de Juge étant encore vacant, peut-être même que l’un d’entre eux serait élevé à cette fonction très convoitée et rarement disponible. Motivés à l’extrême par ces plans sur la comète, ils poussèrent tous les trois un cri de rage qui se répercuta sur les arbres aux alentours.

Nul besoin de voir, nul besoin d’entendre. Son aura se ressentait bien avant qu’il n’apparaisse. Et dès qu’elle la perçut, dire qu’Ahina se crispa violemment serait un doux euphémisme. Ses muscles se bandèrent comme si elle s’apprêtait à encaisser un coup, quand elle n’avait pas bougé d’un centimètre quand les trois spectres s’étaient rués sur elle. Elle entendit distinctement les guerriers de son oncle se liquéfier sur place et à juste titre. La puissance et les colères du Garuda étaient tout bonnement légendaires. Il n’y avait d’ailleurs parfois même pas besoin de s’y frotter pour s’y piquer, cela était naturel chez lui. Elle n’en avait que trop de fois fait l’expérience. Raison pour laquelle elle était parfaitement résignée. Avec un peu de chance… peut être à l’égard du passé, il ferait vite.

Comme cela était prévisible, les spectres ne firent pas un pli. Quelle chance avaient-ils face à lui… pas la moindre. Il n’eut même pas à se battre. Il les fit… disparaitre. Simplement disparaitre.
Quand il l’apostropha, alors qu’elle lui tournait toujours le dos, elle se mordit les lèvres presque jusqu’au sang. Elle avait retourné ce moment mille fois dans son esprit, de toutes les manières possibles. Elle avait envisagé toutes les réactions qu’il aurait pu avoir, sa colère, sa rancœur, son amertume, sa rage. Et maintenant qu’ils y étaient, elle se retrouvait muette. En vérité… elle avait beaucoup de mal à franchir le pas. Car une fois que les mots seraient sortis, ce serait irrémédiable.

Elle sortit la main de l’eau, et la posa sur sa cuisse. Pour la première fois depuis la guerre sainte, elle considéra de ne pas voir comme une bénédiction. Le sentir, l’entendre, était déjà suffisamment éprouvant comme cela. Si en plus elle devait poser les yeux sur lui… elle ne le supporterait probablement pas et elle perdrait le peu de contenance qu’elle tentait presque désespérément de maintenir.

« Sil…frid »

Les vieilles habitudes reprenant leur droit avec le retour de ses souvenirs, il était pour elle inconcevable de l’appeler Kazuki. Il n’était pas Kazuki, il ne l’était plus. En définitive… il ne l’avait même jamais été. Quoi qu’il ait fait, qui qu’il fut et qui qu’il soit aujourd’hui, il s’appelait Silfrid.
Ses poings se refermèrent sur le tissu blanc de son kimono alors qu’elle baissait la tête d’avantage, pour peu que ce soit possible

« Je… je te demande pardon… je… je n’ai rien fait. Du moins pas directement. Mais cette situation est entièrement de ma faute malgré tout. »

Comment arrivait-elle à retenir ses larmes, elle qui était convaincue qu’elle ne pourrait plus repleurer avant longtemps, tant elle avait versé de larmes ces dernières semaines… A vrai dire elle l’ignorait. Il ne faudrait sans doute pas grand-chose. Mais celui qu’elle connaissait ces dernières années exécrait la faiblesse sous toutes ses formes. Elle offrait un spectacle suffisamment pitoyable comme cela, elle n’allait pas en rajouter avec des larmes qui ne lui feraient sans doute rien. Ou achèveraient d’alimenter sa colère.

« Il n’a jamais été question que je devienne prêtresse du Sanctuaire, pas un instant. Depuis tout ce temps… j’ai toujours été la réincarnation d’Athéna, mais toi et moi l’ignorions. Quand je suis arrivée aux portes de l’âge de l’éveil, maman a… »

Comment a-t-elle pu… c’était parfaitement incompréhensible, et personne d’encore vivant à ce jour ne serait capable de le leur expliquer.

« …elle a décidé de sceller nos mémoires, ainsi que celle de Lenalee, de Velvet et tous ceux qui m’avaient approchée depuis ma naissance de près ou de loin. Pour me protéger, protéger le Sanctuaire et sans doute aussi pour les protéger eux.Le Sceau ne pouvait être rompu qu’à une seule condition, dans une seule circonstance. Il fallait que ma mère meure. Et lorsque ce serait le cas, ça ne serait plus un problème, puisque tout le monde serait mort… tout le monde sauf nous, les enfants de cette époque. »

Elle garda le silence quelques secondes. Pourquoi fallait-il discuter. Qu’il en finisse tout de suite et qu’il abrège ses souffrances.

« Maintenant… fais ce que tu as à faire, Juge du Garuda. »

Sa voix était complètement éteinte. Et il ne faisait que peu de doute qu’elle ne bougerait pas, qu’elle ne combattrait pas.

Sa colère était aussi perceptible que la lune au cœur d’un ciel noir sans aucun nuage.
Elle garda le silence lorsqu’il l’apostropha avec rage. Il avait raison… bien sûr qu’il avait raison… Sa mère avait sans doute voulu bien faire, avait sans doute pensé bien faire. Mais au bout du compte elle avait engendré une catastrophe qui, à son niveau, pouvait être qualifiée de sans précédent. Que pouvait-elle bien répondre à cela… Oui tu as raison Silfrid ? A quoi cela servirait-il, sinon à le mettre davantage en colère.

« Oui »

Fut le seul mot qui passa la barrière de ses lèvres quand il lui rappela qui il était et où était son devoir. Bien sûr qu’elle le savait… elle ne le savait que trop bien d’ailleurs. Il était l’un des trois Juges infernaux, sous les ordres directs et en lien permanent avec Thanatos, son pire ennemi après Hadès.

Il était Silfrid. Mais en définitive… il restait également Kazuki, même si cela ne l’enchantait guère.
Elle s’était faite à cette idée dès que le sceau s’était rompu. Elle avait décidé de son propre chef d’aller à sa rencontre, quand elle aurait pu rester à l’abri dans les hauteurs du Sanctuaire. Mais à quoi cela aurait-il servi, sinon faire couler le sang de ses chevaliers inutilement. Ils n’étaient pas concernés par cette histoire, ils ne devaient pas en faire les frais. C’était à elle seule d’en assumer les conséquences.
Athéna reviendrait… quoi qu’il arrive et quoi qu’il en soit, elle se réincarnerait encore, comme elle l’avait toujours fait. Altia saurait gérer le Sanctuaire en son absence. Il en était capable, plus que capable même.

Quand elle le sentit dans son dos, son énergie envahissant la petite clairière, prête à frapper, un délicat sourire se dessina sur le visage d’Ahina alors qu’une larme perlait sous le fin bandeau noir qui recouvrait ses yeux. Depuis ces dernières semaines elle n’avait cessé de douter, même si elle n’en avait soufflé mot à personne. Douté d’être à la hauteur, douté d’être le choix le plus judicieux pour la réincarnation d’Athéna en cette ère, douté de prendre les bonnes décisions, de protéger l’humanité comme elle en avait la charge. Aujourd’hui… tout cela prenait fin. Et elle ne partirait pas le cœur vide.

Il lui restait encore quelque chose… une chose infiniment précieuse : ses souvenirs retrouvés. Elle s’en irait avec le sourire, parce qu’il le méritait. Elle quitterait ce monde, l’image de deux enfants joue contre joue à observer les étoiles du firmament à l’esprit. Elle partirait en se souvenant de son « Nana-chan » et pas de toutes les fois où il avait tenté de la tuer.
Voilà ce qu’elle garderait de ce monde en le quittant pour de bon.
Un bruit mat lui fit relever sèchement la tête, alors qu’elle se sentait attirée vers l’arrière d’un mouvement ferme. Le geste n’était pas dénué de force, mais sans la violence qui aurait pu ou du
l’accompagner. Deux bras puissants l’enveloppèrent avec douceur, alors qu’elle perçut le visage de Silfrid se poser contre le sien. Les lèvres d’Ahina s’entrouvrirent, légèrement tremblantes.

Elle était littéralement tétanisée. Et quand il lui adressa quelques mots, délicatement murmurés à l’oreille, il lui sembla que la terre s’évanouissait sous ses genoux.
Tant de pensées se bousculaient dans son esprit à cet instant. Etait-il en train de se jouer d’elle… Il n’oserait pas… Et pourtant le Juge du Garuda qu’elle connaissait en serait peut-être capable, quoi qu’Alessio soit le plus à même d’avoir ce genre de comportement malaisant.
Serait-il tellement blessé au plus profond de son âme, au point de jouer un jeu aussi cruel ? Elle ne savait plus quoi penser.

Doucement, très lentement, ses mains s’élevèrent vers ses avant-bras qu’elle saisit avec délicatesse mais fermement. Tout aussi lentement, elle les écarta d’elle, dans un geste qui avait clairement pour but de le repousser.

« Combien d’années as-tu passé en Enfers… 5, 10 ans, plus ? Et tout ce temps tu n’as fait qu’alimenter ta haine à mon égard encore et encore. Mais comment t’en blâmer… »

Sa voix était tremblante. Elle avait du mal à parler correctement car elle ne pouvait plus retenir le chagrin qui lui lacérait une fois de plus le cœur. L’existence n’est que souffrance. Du début à la fin, rares sont les moments de vrai bonheur. De ceux où l’on oublie tout, de ceux qui nous donnent la force d’avancer envers et contre tout. Après Vaelastrazs, après Orion, Kilvan, Hevruka… elle n’en avait plus la force. C’était terminé. Elle ne pouvait plus rien encaisser de plus. Pas comme ça, et surtout pas avec lui.

Elle s’écarta de lui et se retourna. La source toute proche l’empêchait de prendre ses distances, elle resta donc là où elle était, à quelques centimètres de lui, son visage tourné dans sa direction, le bandeau noir offert par Scareface humide des larmes qui dégringolaient le long de ses joues.

« Ne sois pas cruel. Si tu veux en finir fais-le, mais ne te prends pas pour Alessio. Tu vaux mieux que ça. »

Elle restait digne, droite. Mais le chagrin marquait les traits de son visage. Arrive un moment où les barrières tombent, où les apparences s’effacent au profit de la vérité, de la profonde vérité. Pour Ahina, ce moment était venu. Qu’importe qu’il se moque d’elle et la rabroue pour sa faiblesse. Son cœur était brisé, irrémédiablement brisé.

Tant d’années à nourrir sa haine… à la détester plus que quiconque, à tenter de la détruire encore et encore. Elle se remémora brièvement ce terrible jour où Irène s’interposa in-extremis entre eux dans le temple du Lion. Le Lion… l’armure qu’il convoitait lorsqu’il était enfant. Si la situation n’était pas aussi dramatique, ça en friserait l’ironie.

Quoi qu’il en soit… dans ces conditions, comment pouvait-il lui dire qu’il ne lui ferait plus jamais de mal. Après avoir passé tant d’années à essayer encore et encore, quelques souvenirs d’enfance jusqu’alors perdus suffisaient-ils réellement à le transformer du tout au tout ?
C’était bien le cas pour elle finalement… seulement, leurs situations étaient tout de même bien différentes. Jamais Ahina n’avait essayé de l’abattre ou de le détruire volontairement, même quand il n’était que le Juge du Garuda à ses yeux jusqu’à hier. Elle lui avait toujours tendu la main, même lorsqu’elle savait que cela mettait sa vie en danger. Elle avait toujours cru à une forme de rédemption de sa part… et, dans un sens, ils y étaient aujourd’hui. Alors pourquoi avait-elle tant de mal à prêter foi à ses paroles…

Ses mâchoires se crispèrent quelques brèves secondes lorsqu’il lui adressa quelques mots. Kazuki détestait Athéna… hein…

« Mais Ahina et Athéna ne forment qu’une seule et même personne. Tu le sais cela, n’est-ce pas… »

Alors dans ce cas, comment pouvait il faire le distinguo. Comment serait-il capable de diviser ce qui était indissociable…
Un pas, puis un autre. Il était si proche qu’elle pouvait sentir son souffle sur son front. Il avait toujours été plus grand… toujours… Et ce simple fait, prenait aujourd’hui un tout autre visage, même si cela était de l’ordre du détail. Chaque mot, chaque geste, chaque sensation, lui rappelaient leur relation perdue, la relation si forte qui les unissait et dont ils avaient été privés.

Sa main balaya les larmes qui dévalaient l’une de ses joues, ce geste s’accompagnant d’une phrase.
Une simple phrase… il se souvenait. Cette journée qui avait été la dernière d’une existence qui, finalement, n’était composée pratiquement que de joie, de rire et de complicité. L’ultime journée de l’innocence, la dernière qu’ils avaient partagée avant qu’on ne les sépare des années durant.
Il n’en fallut pas d’avantage pour faire redoubler ses pleurs. Comme si, en silence, elle lui donnait raison et faisait sens à ses paroles.

Une main se posa sur sa nuque, la faisant tressaillir brièvement, avant qu’une autre se place dans son dos, les deux l’attirant à nouveau inexorablement vers lui. Ses pensées étaient tellement confuses qu’elle n’essaya même pas de le repousser. Pouvait-elle lui faire confiance… ? Pouvait-elle vraiment lui faire confiance…

A la naissance de son épaule, son front reposait contre le tissu du long manteau qui le recouvrait. A travers l’étoffe, elle pouvait ressentir la froide morsure du métal. L’armure du Garuda… l’une des plus convoitées des Enfers s’il en est. Un surplis qui incarnait la puissance et l’importance d’un statut parmi les plus élevés que comptait le royaume d’Hadès. Une armure lourde de sens… et c’était contre cette même armure que son visage reposait délicatement à cet instant.
Elle resta les bras ballants de longues secondes. Sa raison et son cœur s’opposaient en une lutte sans merci. Devait-elle céder ou résister ? Devait-elle le croire ou douter ? Mais il parla alors de nouveau doucement à son oreille. Ses mots la ramenèrent des années dans le passé. Encore ce fameux jour, celui où ils s’étaient promis de ne jamais mourir. Ce jour où elle lui avait imposé de devenir son garde du corps et celui où elle avait promis qu’elle deviendrait assez forte pour le soigner, quelles que soient les circonstances. Sur ce second point, elle était en mesure de tenir parole.

Mais en ce qui concernait le premier…Alors elle lâcha prise, pour de bon. Son envie de le croire devenait plus forte de secondes en secondes. Le Kazuki qu’elle connaissait, celui qu’elle avait côtoyé à plusieurs reprises ces dernières années, ne se serait jamais embarrassé d’autant de simagrées. Il aurait frappé net instantanément.
Ça aurait été violent, comme à son habitude, mais elle ne pouvait concevoir qu’il serait rentré dans un jeu aussi malsain et surtout aussi longtemps. Ça n’était pas dans sa nature.

Il était de retour… Silfrid… il était vraiment là, avec elle. Silfrid et pas Kazuki.

Alors, doucement, tremblante comme la feuille prête à se détacher de sa branche, ses bras délaissèrent ses flancs. Lentement, ils enveloppèrent le jeune homme qu’elle serra à son tour dans ses bras. Enfouissant son visage dans son cou, elle pleura. Elle pleura longtemps… longtemps… comme si ses larmes étaient incapables de se tarir, elle qui aurait juré ne plus être en mesure d’en verser une seule.

Ce n’est qu’après de longues minutes qu’elle finit par calmer un peu les émotions qui l’assaillaient telles des millions d’aiguilles. S’extirpant de son étreinte, elle recula très légèrement le visage, comme si elle souhaitait le regarder. Bien évidemment, cela lui était physiquement impossible. Alors… ses mains s’élevèrent vers son visage que ses doigts se mirent à effleurer, à la manière des aveugles qui touchent pour visualiser ce qu’ils ne peuvent plus voir. La pulpe de ses doigts se posa sur son front, lissant les sourcils, filant de ses tempes jusqu’à ses joues. Soigneusement, avec délicatesse, ses doigts parcouraient le visage masculin jusqu’à ce que ses mains se posent sur ses épaules.

Un doux sourire se dessina brièvement sur son visage, malheureusement bientôt chassé par une expression plus inquiète.

« Tu sais ce que cela va impliquer… si tu prends ce chemin, n’est-ce pas… Hadès ne te le pardonnera jamais. Toute sa colère sera dirigée contre toi et il enverra ses plus forts guerriers pour te détruire… Je suis malheureusement à peu près sûre qu’il irait jusqu’à t’envoyer Thanatos… je ne me trompe pas… n’est-ce pas… »

Avait-elle vraiment besoin d’avoir une réponse… ? En définitive pas vraiment, car ce point ne faisait que peu de doutes. Et encore, ignorait-elle tout de la relation qui unissait la Mort et son ami.
Et elle n’osa même pas parler du Sanctuaire pour le moment. Silfrid était tout sauf un imbécile, il devait déjà avoir parfaitement conscience des répercussions de sa décision, s’il la mettait réellement en œuvre. Mais il était certain que les Saints ne l’accueilleraient pas avec joie ni amabilité. Le passif entre eux était bien trop lourd. Rien qu’à imaginer la réaction d’Altia, un frisson parcourut brièvement son échine.

Bien sûr qu’il en avait conscience. Il était le mieux placé pour le savoir. Mais elle s’était sentie obligée de le dire à haute voix. La question était de savoir si elle l’avait fait pour lui, ou pour elle-même…
Car une très désagréable sensation de déjà vu, déjà vécu, s’insinuait peu à peu dans son esprit.
Ce n’était pas la première fois que cette situation se produisait et la dernière fois… cela s’était très mal terminé pour tout le monde. Pour l’un des protagonistes en particulier.
Elle se mordit légèrement la lèvre inférieure lorsqu’il lui rappela qu’ensemble ils étaient capables de tout affronter. Etait-ce vraiment le cas… ? Le passé n’allait-il pas se reproduire une fois encore… ?

Ahina sembla hésiter l’espace d’un instant. Ses mains avaient délaissé le visage masculin pour saisir les siennes, qu’elle maintenait fermement de peur qu’elles lui échappent. Encore une fois.

« Sil… Cette situation s’est déjà produite par le passé et tu sais ce qu’il est arrivé à Vael… la façon parfaitement abjecte dont les dieux jumeaux l’ont puni… Je sais que vos puissances ne sont pas comparables… cependant… »

Une autre chose différait. Vael était son amour et le père de son enfant. Sa relation avec Silfrid était d’un autre ordre. Du moins, était-elle censée l’être… Mais quoi qu’il en soit, les faits restaient les mêmes. Un Juge trahissait Hadès pour Athéna. Que se soit Vael ou Sil, les évènements seraient de la même nature au regard des dieux infernaux.

« Je ne veux pas qu’il t’arrive la même chose. Tu ne le mérites pas, pas pour moi. »

Mais comment pourrait-il désormais rester en Enfers avec sa mémoire retrouvée… Même elle, qui n’avait aucune emprise sur l’esprit de son ami et qui ne pouvait s’enhardir de revendiquer connaître la moindre de ses pensées, avait conscience que, désormais, vivre en Enfers et suivre les ordres du sombre monarque relevait de l’impossible.

Prise par ses sombres pensées, l’inquiétude d’un futur promettant d’être nébuleux se faisant déjà clairement ressentir, elle revint à l’instant présent lorsqu’elle sentit l’armure vibrer au contact des mains de Silfrid. Par réflexe, elle le lâcha. Les sons qui se succédèrent semblaient indiquer qu’il venait de se délester de son surplis. Et les quelques mots d’adieux qu’il adressa à son armure lui en apportèrent la confirmation.

Il avait pris sa décision et elle était visiblement irrévocable.

Dans un sens elle aurait pu difficilement être plus heureuse à cet instant. Elle l’avait retrouvé et désormais il resterait avec elle, jusqu’à la fin. Mais dans un autre… Sa main s’éleva pour se poser sur la joue du jeune homme. Un doux sourire se dessina sur son visage.
Les Saints, Asgard… elle ferait ce qu’il faut. Tout ce qu’il faut, pour qu’ils finissent par l’accepter parmi eux. Cela prendrait du temps… mais elle y parviendrait. Ils y parviendraient.

A cet instant, elle prit conscience d’un nouvel élément. Quelque chose de familier et en même temps de tellement basique, de si normal, qu’elle n’y avait pas prêté garde jusqu’à maintenant.
Et sans ses souvenirs… comment l’aurait elle pu...

« Tu m’as tellement manqué. »