Assise à même l’herbe, le dos appuyé contre le tronc de l’un des arbres en fleurs, Ahina regrettait une fois encore amèrement de ne pouvoir admirer l’horizon grandiose qu’offrait cet endroit magique et hors du temps.
Si l’absence de ses yeux se faisait encore cruellement ressentir en cet instant, ses autres sens, intactes et décuplés, lui permettaient de jouir malgré tout de ce fabuleux endroit. Tout était si paisible… si tranquille. Nulle guerre, pas d’éclats de voix ni de colère, pas de mauvaises nouvelles, pas de morts ni de destruction, pas de menace. Rien que la paix. Une paix dont le Sanctuaire était privé depuis de longs mois.
Un soupire s’extirpa de sa poitrine alors qu’elle posait l’arrière de sa tête contre l’écorce de l’arbre protecteur. En un soutien aussi délicat que silencieux, une branche ornée de fleurs d’un rose tendre vint lui frôler doucement l’épaule.
Elle avait besoin d’être seule, ne fut-ce que quelques instants, quelques brèves minutes. Car la situation actuelle ne lui permettait guère plus que cela. Dans cette dimension coupée du reste du monde, elle était face à elle-même. Personne ne viendrait la déranger, et si Li Lian Jie venait à percevoir sa présence, elle savait qu’il respecterait ce besoin d’être seule.
Dans ces moments-là, elle se réfugiait d’ordinaire sur la vaste terrasse qui surplombait le Sanctuaire. Mais aujourd’hui cet endroit qu’elle avait pourtant tant aimé, qui lui avait procuré des instants si salvateurs en période de crise, était devenu synonyme de chagrin et de malheur. Entre la terrible cruauté qu’elle avait infligée à Altia et le suicide d’Hevruka, elle ne remettrait pas les pieds là-bas avant fort longtemps. Le cocon protecteur que lui offrait le temple de la vierge était désormais son unique échappatoire.
Depuis quelques minutes, un mal de tête commençait doucement mais sûrement à prendre forme au creux de ses tempes. Ahina fronça brièvement les sourcils. Un mauvais pressentiment envahi instantanément son esprit. Cette migraine ne pouvait être que de mauvais augure, il ne pouvait en être autrement. Car en tant que réincarnation divine, Ahina n’était jamais et ne tomberait jamais malade. Les afflictions des mortels ne l’atteignaient pas. Ainsi n’avait-elle jamais connu la maladie, aussi légère soit-elle. Pas de rhume ni de grippe, et certainement pas de mal de tête…
Elle posa sa paume sur le sol dans le but de s’appuyer sur la terre meuble pour se relever. C’est à cet instant qu’une cuisante douleur la paralysa littéralement, comme si on lui enfonçait une lame en plein milieu du front. Un son strident raisonna à ses oreilles. Aigu, dérangeant et surtout assourdissant. Plaquant ses mains sur ses tempes, Ahina poussa un hurlement qui déchira la tranquillité des lieux.
Comme en réponse à son cri, un symbole constitué de lumière se dessina sur son front. Fort complexe, ses ramifications constituées de signes indescriptibles s’étendaient de part et d’autres sur l’épiderme diaphane de la jeune femme, courant du centre de son front jusqu’à la racine de ses cheveux. Au centre de ce maillage trônait un kanji. Le symbole japonais qui signifiait «
Sceau ».
Des voix se mirent à hurler dans sa tête. Des voix jeunes, celles de deux enfants, une fille et un garçon. Elle reconnaissait sa propre voix, mais pas la seconde. Il y avait la voix de sa mère également… Les mots prenaient de plus en plus de force, de plus en plus d’ampleur. Elle avait beau hurler, plaquer ses paumes de chaque côté de son visage avec l’énergie du désespoir, toute tentative d’apaisement était vaine. C’est comme si son cosmos venait soudainement de s’éteindre.
Elles étaient si fortes… toutes ces voix…
Une lumière d’émeraude s’expulsa du front d’Ahina comme une sangsue se séparerait de son porteur. Un nouveau hurlement strident raisonna sous l’immense arbre alors que les inscriptions s’effaçaient les unes après les autres, jusqu’à ce qu’il ne resta plus que le kanji qui, lui aussi, finit par s’évanouir.
Ahina chuta lourdement sur le côté, respirant à grandes peines, sa poitrine se soulevant par à- coups comme si elle manquait d’air ou qu’elle venait de réaliser un terrible effort physique qui l’aurait épuisée. Ses longs cheveux éparpillés sur l’herbe se soulevaient de temps à autre sous l’impulsion d’une légère brise.
Alors qu’elle reposait sur le sol, succédant aux voix, se fut une foule d’images qui envahit son esprit. Implacables, elles défilaient les unes après les autres à grande vitesse sans lui laisser le moindre répit. Plus de 11 ans de souvenirs enfouis, de souvenirs cachés, qui refaisaient surface tous en même temps. Ahina n’avait même plus la force de bouger et elle crut que cette fois-ci c’en était bel et bien fini, elle allait définitivement perdre la raison. Le pouvoir d’Athéna ne semblait pas pouvoir lui venir en aide, car aucune main n’était tendue dans sa direction. Ce qu’elle ignorait… c’est qu’elle était loin d’être la première à subir cette épreuve.
Pratiquement toutes les réincarnations de la fille de Zeus y passaient. Ce n’était pas quelque chose qu’Athéna approuvait, mais c’était malheureusement un mal nécessaire. Elle avait abandonné toute lutte depuis déjà quelques minutes. Affalée sur le sol, les lèvres légèrement entrouvertes, cela dura des heures et des heures… sempiternellement, de nouveaux souvenirs, de nouveaux visages jusqu’alors oubliés, de nouveaux lieux, de nouvelles relations… dont une en particulier.
Comment a-t-elle pu… comment a-t-elle osé lui faire subir ça… pourquoi sceller leurs mémoires de la sorte, à tous… Tous ceux qui l’avaient rencontrée dans son plus jeune âge, n’avaient plus aucun souvenir d’elle, tout comme elle n’en avait plus aucun d’eux. Du moins jusqu’à aujourd’hui.
Elle revoyait le visage de sa mère ce jour-là. Ce qu’elle lui avait dit.
«
Il est temps Ahina. Un grand destin s’ouvre à toi et nous ne pouvons te faire courir aucun
risque. »
La tendresse de la main maternelle avait recouvert les joues de l’adolescente, qui toisait sa mère avec perplexité. A ce moment-là, elle n’avait pas compris.
«
Tu oublieras tout mon enfant… ; tout et tout le monde, jusqu’à ce que je meure. Puisses-tu me pardonner un jour. »
Ahina n’avait commencé à comprendre que trop tard. A ses hurlements de protestation, répondait le sceau en train de se former sur son front. Le sceau qui scellerait sa mémoire et lui en fournirait une autre toute neuve, enveloppée de soyeux mensonges auxquels elle croirait dur comme fer jusqu’à ce que...
«
Maman… »
Elle murmura faiblement. Elle lui en voulait, elle lui en voulait tellement… mais son cœur se brisait également en ce jour. Car si le Sceau était levé, cela ne pouvait signifier qu’une chose. Sa mère n’était plus de ce monde.
Toujours allongée sur le sol, les souvenirs continuaient d’affluer sans lui laisser l’ombre d’un répit. Essayant de rassembler ses forces, ses paumes poussèrent sur la terre qui s’étendait au-dessous d’elle. Laborieusement elle parvint à se mettre à genoux, alors que l’épicentre de ce qui avait été scellé envahi son esprit avec la rapidité de l’éclair.
Cette voix… cette voix d’enfant… ce petit garçon. Ses bras tombèrent lourdement de chaque côté de son buste.
«
Non… non… pas ça… »
Sa voix tremblait alors que les images et les voix qui la harcelaient depuis des heures commençaient enfin à s’apaiser, pour finir pas s’éteindre totalement. C’était enfin terminé. Mais… pour quel résultat.
Ses lèvres s’entrouvrirent doucement. Lentement, très lentement, son visage bascula en arrière, vers le ciel qui la surplombait. Et c’est à cet instant… à cet instant précis… qu’elle poussa le hurlement le plus déchirant qu’il lui eut jamais été donné d’exprimer. La douleur était intolérable. Pourquoi… pourquoi lui. Pourquoi avait-il fallu que ce soit lui ?!
Comment réparer ça… comment faire désormais…
Elle se releva péniblement. A pas lents, décousus, tanguant comme un chalutier menaçant sévèrement de se renverser, Ahina se dirigea vers la porte dimensionnelle qui permettait de sortir du jardin. Elle ne pensa même pas à ce qu’il arriverait si elle croisait quelqu’un. Car elle ne devait sous aucun prétexte croiser qui que ce soit. Elle avançait la tête penchée vers le sol, comme si elle n’était plus que l’ombre d’elle-même. Lui aussi… lui aussi avait dû retrouver sa mémoire perdue. Comment allait-il réagir… comment faire… par les dieux, comment faire pour arranger cela.
Il ne lui pardonnerait jamais et sa fureur n’en serait que décuplée. Comment pourrait-il seulement lui pardonner… comment.
Elle quitta le temple de la Vierge, quitta le Sanctuaire, quitta la Grèce, vers la seule destination possible. Vers le seul endroit où il se rendrait peut-être lui aussi. Là où tout avait commencé. Là où tout allait finir. Elle l’avait déjà empêché plusieurs fois de la tuer. Mais aujourd’hui… elle n’essaierait même pas de se défendre. Bien sûr, les Saints la pleureront quelques temps. Ils ont le cœur généreux, même Scareface et son caractère bien trempé. Mais, à termes, une nouvelle réincarnation fera son apparition, car Athéna n’abandonne jamais les siens. Athéna non. Mais Ahina si. Elle ne pourrait plus jamais se regarder dans une glace après ça. Elle ne pourrait jamais se pardonner ça. Et plus que tout… elle ne supportera pas de vivre dans un monde où il la déteste.
Orion… Hevruka… Altia… et maintenant lui. Elle a tellement pleuré qu’elle n’en est même plus capable. Seule réside la douleur, poignante, suffocante, monstrueuse, sans aucune échappatoire.
C’en est assez.