La pointe en bronze se braque vers le ciel, le menace et le transperce. La lumière, léguée par le
feu soleil ne parvient plus jusqu’aux terres. Elle n’illumine plus les couloirs qui mènent à la cité, pas plus que ceux qui jonchent le palais. Nulle larme, nul hurlement n’est perceptible ici-bas : à Hattusa, la vie semble s’être arrêtée sous les coups incessants des éclairs. Désormais, seule une obscurité impénétrable guide leurs pas, nourrit leurs angoisses et dicte leurs actes.
La porte du Sphinx n’est plus qu’à quelques mètres, aussi froide que la convocation émise en tapinois. L’ancien
gal mešedi soupire ; elle n’en attend rien de plus que la fois précédente. Les Gasgas, les peuples de la Mer et les monstres sont sur leurs talons, tandis que les esclaves, les déportés et les
bergers se soulèvent. Somme toute, le temps presse, mais ils jouent les sourdes oreilles ; ils frappent sur leurs propres armes.
Pahhursi.Ce bâtard, sifflé entre deux coups d’œil, lorsqu’elle pénètre dans la salle engendre un nouveau soupire. La mâchoire et le poing serré sur sa lance l’empêchent de déborder. Une lance qu’elle pose toutefois, alors même qu’elle approche. La réunion a déjà commencé, sans elle. En dépit de sa rétrogradation, elle n’en reste pas moins le Général – Stratège en charge des armées.
Cette fois, Istanzana ne prend pas la peine de nettoyer le sang sur sa cape noircie par les cendres. Combien de points de ravitaillement ont-ils brûlé de la sorte ? Combien d’hommes et de créatures ont-ils massacrés ? Tout cela pour
ça. Pour un groupement d’hommes cachés derrière leurs titres, leurs murs, dans leur prétendue sécurité. Si, par chance, ce conflit cesse enfin, il n’en faudra pas plus d’un autre pour que l’Empire s’effondre. Le Général le sait et, pourtant, elle a participé, encouragé, pour l’Histoire du
Grand Empire Hittite.
Dehors, les soldats perdent la vie.
Eux, dans leur muraille qu’ils disent impénétrable, boivent, mangent et rient à pleines dents.
La réalité de ce monde et son état leur échappe totalement, elle en a conscience à présent.
Cela, en revanche, ne lui explique pas ce qu’elle fait ici, au lieu d’être sur le champ de bataille. Les remarques sur la lignée pouvant attendre, peut-être envisagent-ils de s’improviser – cette fois – expert en tactiques ou, pire encore, en guerre ? Un rire amer lui fend aussitôt la gorge et, avec lui, autant de nouvelles raisons à leur donner pour lui retirer cela également. Si seulement.
—
Arrêtez-la.Et les soldats bougent, entravant ses bras. Ils oublient qui ils viennent de mettre à genoux comme un vulgaire esclave. Remarque, elle ne doit pas valoir beaucoup plus que cela à leurs yeux : elle n’est qu’un outil, une arme bien trop dangereuse et imprévisible pour songer à la conserver plus que nécessaire. Après tout, jusqu’à quand acceptera-t-elle de conseiller le roi, d’être insultée, avant de lancer les hostilités. Un jour viendra où elle cherchera à accaparer le trône. Sa rébellion n’a-t-elle pas déjà commencé ?
À quoi ça rime, tout ça ?
Elle tombe des nues. Elle ne comprend pas pourquoi
maintenant parmi tant d’autres moments. Elle ne comprend pas ce traitement, pour le moins radical. Malgré leurs avis respectifs, elle devait être son
ombre. C’est ce que son père lui avait ordonné à l’époque. Alors, quel est le motif ?
—
Tu as eu tout le temps que tu voulais pour conspirer avec ces barbares. Tout ça pour un trône qui ne t’appartiendra jamais. Maintenant, c’est terminé.Le seul motif qu’ils sont parvenus à dénicher est donc la trahison. Vraiment ? Qu’ils regardent donc la situation, les dépenses de ces dernières années. Qu’ils se renseignent sur les alliances, sur le peuple lui-même au lieu de s’empiffrer et de jacasser comme des imbéciles… Ils l’auront, la raison de tout ce bordel !
Cependant, il n’est pas tout à fait vrai d’affirmer qu’il n’y a pas eu de trahison ; elle aurait dû prendre sa tête depuis bien longtemps.
Seulement, elle n’y est pas parvenue. Alors, cette erreur, le général Istanzana la grave dans sa mémoire réputée infaillible. Dès lors, elle se souviendra de tout : des mots, des gestes, des expressions, des actions, les non-actions, des conséquences, des voix et des visages. Cet homme énonce toutefois une vérité : c’est terminé. Ce trône qui l’obsède tant sera bientôt réduit en fumée, et les sourires narquois des autres conseillers s’écharperont sous leur propre sang. Cette erreur, l’
ombre du roi ne la reproduira plus. Oui, c’est bel et bien terminé !
—
Et pour la guerre, tu comptes faire…— Ces affaires ne te concernent plus. Je dirigerai les armées depuis le palais, puis… —
Ah ? Depuis le palais, vraiment ? En dépit de toutes les paroles insensées que l’on a pu lui servir au cours de sa carrière, cette dernière monte dans les premières places sans grande difficulté. Les mener à distance, au chaud dans son palais, sans connaître ni le terrain, ni les adversaires, ni même les spécificités de chacun… C’est stupide, comme tout ce qui sort de sa bouche. Puis, ils partiront à la chasse et purgeront les autres
traîtres.
Il n’y aura plus ni âmes ni Empire à sauver.
La maîtresse d’aigles rirait volontiers de cette situation absurde, de cette élite qui se dandine et qui glousse en observant la scène, mais entre coups de manches et coups de pied, Istanzana a le souffle coupé.
— Préparez l’exécution.—
Oh, même pas un petit jugement ?— Je n’ai pas le temps pour tes petits jeux. Les juges t’ont déjà condamnée. Ta sentence est prononcée, c’est terminé.***
—
Eh, eh, tu vas faire quoi maintenant ?—
Fais-moi plaisir et ferme-là, Meph.Et cesse donc de te cacher derrière ce maudit aigle. Ou dans ce pendentif. Au final, cet enfoiré n’a jamais prononcé mon nom. Pas une seule fois. Il m’aura reniée jusqu’au bout.
Devant mes yeux, il n’y a rien : pas un nom sur une plaque, pas une sépulture, pas une cendre qui m’appartienne. Juste une vieille histoire à peine lisible ; celle d’une tentative d’assassinat. Et encore…
L’aigle sur mon bras s’envole, nous ouvre la voie. J’attrape tant bien que mal mes affaires et les malmène, si bien que la poterie se brise à mes pieds. Cela prendra le temps qu’il faudra, j’ai tout mon temps à présent. Mais pas trop quand même.
Alors je vais, je viens. Je participe à des guerres, en observe d’autres, tout cela pour des dieux que je ne reconnais pas. Je me refais la main, en attendant d’être capable d’ouvrir la porte. Je me fiche bien des Athéna, des Poséidon, des Hadès, des Dionysos et bien d’autres encore, mais je ne rate jamais une opportunité. Plus maintenant. J’ai appris mes leçons, comme je lui filerai les siennes. Oh, ça, il ne les oubliera pas, j’en fais mon affaire !
Les temps passent, mais ne changent pas. Ils se détruisent, se reconstruisent, et retomberont par la suite, tout comme l’Empire auparavant. Perchée, je me délecte de ces scènes, de déchiffrer tout ce qui peut l’être. Je m’ennuie, déjà. Il n’y a rien de pire que de rester trop longtemps au même endroit… Je ne veux pas prendre racine et m’abrutir comme ces débiles qui se donnent cœur et âme pour des mirages.
—
Eh, eh, tu vas quand même pas ignorer les ordres Cinara ?—
…Je soupire. Cinara : prénom typique de cette nouvelle
vie, selon Meph. Et, si... Précisément : j’y comptais, avant qu’il me nargue avec sa voix désagréable. J’imagine sans mal son sourire narquois quand il l’ouvre. Il l'ouvre toujours trop, d'ailleurs. Alors tant pis, rentrons.
Mais je n’ai pas encore retrouvé mes hommes.
Mes fidèles outils. Ma soif. Mes représailles.« De toute ton âme, tu serviras ton frère, te cachant aux yeux du monde.
De toute ta volonté, tu guideras les armées sur les barbares, préserveras nos terres et notre histoire.
De ton esprit, tu connaîtras ta place et ne demanderas aucune reconnaissance.
Tes compétences, tes connaissances, ta vie elle-même sont une possession de l’Empire et n’existent que pour le servir.
Le protéger, car, sans lui, tu n’es rien. »
C’est ce que mon père m’a inculqué, avant de me renier. Je n’ai pas le droit de prétendre à cette place : elle ne m’a jamais appartenu et je ne l’ai jamais revendiquée. Visiblement, j’aurais dû. Et cela quitte à l’écraser sur mon passage.
J’ai toujours pensé que le guider me suffisait.
Pourtant, cet imbécile nous a purement et simplement achevés.
Alors j’espère que tu t’en mords les doigts,
frangin. Tu es celui qui a finalement succombé, alors même que j’ai accompli ta soif démente d’immortalité. Mais, tu vois, ce n’est pas encore assez !
Je commanderai des armées pour brûler ton palais.
Je marcherai sur tes terres maudites.
Je piétinerai tout ce que vous avez construit.
J’effacerai jusqu’à l’histoire et ton propre nom.
Et lorsqu’il ne restera de vous plus une cendre, plus un objet, plus un souvenir ni la moindre pierre, je passerai à la suite.
Vois-tu, mon
frère... Il se trouve que, moi aussi, j’ai soif !