Eurynomos ~ Spectre de la Wyvern

Eurynomos

« Les Enfers »

VOTRE HISTOIRE

Les yeux faiblement ouverts. La respiration tranquille. Un léger sourire sur ses lèvres. Joueur. Charmeur. Charmant. Sa main glisse vers la joue, relevant ce visage à la peau de porcelaine. Ses lèvres viennent capturer les siennes, en un baiser. Arracher un léger frisson au dessin des courbes de la jeune femme. Avant de simplement rompre le contact. Poser le front, contre le sien. Perdre un instant – un court instant – la notion du temps, alors qu'il plonge ses yeux dépareillés dans ses iris. D'un mouvement doux, déplacer quelques mèches de cheveux. Sentir cette soie entre ses doigts. « Tu as l'air prêt à ne pas me faire payer, aujourd'hui … » un léger rire cristallin dans la voix de la demoiselle, qui porte son index aux lèvres de cet homme.

Agnès est une cliente régulière. Connue. Lui est celui qui amuse ce corps. Qui le sent sous ses doigts, danser et plus encore – trop de choses que des yeux chastes ne sauraient apprécier.
Il est arrivé, un jour, dans cet établissement. Avec comme phrase d'apprécier tous les visages de la beauté. Le Beau et la Belle. Le Roi et la Duchesse. Le Soldat et la Danseuse. Mais depuis qu'il est arrivé – il y a de cela trois ans – il n'a jamais joué gratuitement de ses charmes. Seulement. Trois fois. Trois uniques fois. Ces trois jours sont toujours les mêmes – et pour elle, il s'agit de la première fois qu'elle profite de cette généreuse offre.

Un frisson. Alors qu'une main glisse contre sa gorge. Mais sa voix, qui toujours résonne. « Et d'où te viens cette fulgurante envie … ? » Un instant, elle semble perdre le regard de son interlocuteur. Dont les yeux admirent cette peau de porcelaine. Il capte. Chaque frisson. Chaque délicate imperfection qui rendent ce corps unique. Puis. Un sourire. « Aujourd'hui est un anniversaire. » Sa prise se resserre doucement. Contre la gorge – sans pour autant qu'elle n'arrache une quelconque terreur. Ce n'est qu'une prise plus forte. Pour sentir cette silhouette contre lui. Pour venir, de nouveau, planter son regard dans le sien …

Il n'y a plus rien à dire. Plus rien à partager. Juste un instant, à eux. Juste à eux. Uniquement. À eux. Et pourtant, lorsque le temps du repos vient à se glisser sur eux, les pensées, elles, s'éloignent de la chambre. Elles dansent, vers d'autres visages. D'autres scènes. D'autres lieux. Anniversaire. Un mot grotesque. Mais qui l'amuse. Il est lié à la naissance. Est-il né au moins une fois ? Cela lui arrache un sourire. Un rire.
Il n'est sorti d'aucunes entrailles. Il est né – parce qu'une chose en a touché une autre. Parce que la vie, dit-on, a plusieurs façon de se manifester. Sa naissance est une énigme, même pour lui. Un énigme dont il n'a guère d'intérêt, finalement … Ce dont il se souvient – car il s'en souvient, oui – c'est de la chair. Du parfum. De la brisure. De l'amalgame. De cette sensation qui suintait ce corps. De cette faim. De cette excitation. De cette terreur. De cet amour. De tout cela. Et plus encore. Des spasmes. Tant de spasmes. Tant que son corps a éclaté. Une fois. Puis une seconde. Qu'il s'est brisé. Pour s'amalgamer, à nouveau. Le Temps que l'Immatériel et le Matériel dansent au même rythme.

Tac. Tac. Tac. Tac.
Rythme infâme. Rythme vivant. Ça frappait dans la tête. Ça frappait dans le crâne.
Tac. Tac. Tac. Tac.
C'était là. Plus fort. Jusqu'à ce que ça devienne un souffle. Une respiration. Un mouvement. Un regard.
Conscience et naissance se mêlant. En une union crasse.

Mais ce n'est pas cette naissance qu'il fête, aujourd'hui. Ce n'est pas cet anniversaire qui résonne dans les danses de sa pensée. Il ne pourrait dire quand il est né, finalement. Il a oublié – ou peut-être ne cherche-t-il plus à comprendre. Il a été bercé par le flot du Temps. Envoyé dans des courants. Aspirés dans un Maelstrom. Encore. Encore. Alors. Comment se souvenir d'un détail aussi insignifiant que la première fois qu'il a avancé dans ces terres noires ? Autant profiter de sa première faim. De sa première sensualité. De sa première victime. De son premier amour. Ou de ça. Ce jour. Ce jour. Qui résonne encore.

« Hm ? » Son corps se redresse. « La vue te plaît ? » Un papillon, lentement, se pose sur l'index légèrement levé de l'homme. Son regard dépareillé observe. Cette structure. Cette vie éthérée. Qui bat doucement des ailes. Il ne sait plus quand ces papillons ont commencé à apparaître – mais il était déjà là. Bientôt, la magie qui anime cette créature se diffuse. Montrant sur le sol, la silhouette brisée d'un des rejetons de Zeus. À cette image, un frisson. Qui traverse cette fois le papillon. Pendant un instant, sa pensée lui murmure de partir. Car l'énergie qui vient le toucher n'est guère celle de l'autorité. Mais bien de la destruction. Pourtant, cela ne se produit pas.

Le hasard aime jouer avec ses pions.
Les dieux aiment jouer avec les humains – ils ne sont pas les seuls. D'autres jouent avec les humains – les humains eux-mêmes d'ailleurs aiment se vanter parfois de savoir dominer leurs propres frères et sœurs.
Lui. Fait partie des autres. De nombreux noms – pour des images qui arrachent parfois l'Effroi et la Terreur sans en invoquer leurs Pères.

Il quitte le lit. Sans vraiment se soucier de l'autre occupante. Son pied vient se poser un instant sur la vision. Pour la retourner. Comme si ce corps était réellement présent. Pour fixer le visage brisé, fissuré, humilié, anéanti, du rejeton de Zeus. Rhadamanthe. « Ah. Cela vous arrive à vous aussi, alors. » Il appuie de son pied sur ce visage. Cet anniversaire est particulier, oui. Le jour ou Hadès a cru bon de profiter des services non pas de ceux qui étaient là par le passé. Mais d'en appeler … à eux. Le jour de l'oublie. Le jour de la première humiliation.

Humiliation, non pas parce que Hadès avait pris le pouvoir. La Titanomachie passée, les dieux se sont partagés les restes d'un monde brisé. Les Enfers revenaient à Hadès. Et alors ? Le propriétaire n'avait pas grande importance – pas pour lui, en tout cas. D'autres, comme lui, ont commencé à se dire qu'ils méritaient mieux. Que l'affaiblissement des divinités suite à la guerre permettait quelque chose.
Ils sont morts. Non pas de la main du Souverain Noir. Mais par sa main à lui. Non pas par soutien ou allégeance. Mais par simple instinct de survie. Ah. Regardez ce qu'ils se font quand ils sont de la même famille. Alors imaginez ce qu'ils peuvent faire contre les vestiges d'un temps passé, qui n'a aucun lien de sang, de chair, avec eux. Alors il a tué – plus pour lui que pour les autres. Il a été insulté. Infidèle. Imbécile. Bête sauvage. Traître. Traître. Traître. Ils ont même demandé. Pourquoi un Prince de la mort ne faisait rien ? Pourquoi il se mettait contre leur destruction d'un ordre établi.

Ils ont oublié, à ce moment-là, la première chose qu'ils apprennent. Enfin … sans importance …

L'humiliation est arrivée plus tard. Plus tard. Lorsque ces trois visages sont apparus. Ceux qui ont pris leurs couronnes. Ceux qui ont pris leurs rôles. Ah. Ah. Des rejetons de Zeus. Des rejetons d'un dieu qui ne savait pas garder son excitation plus de cinq minutes. D'un dieu qui n'avait aucun regard sur ce qui se passait ici. Eaque. Rhadamanthe. Minos …
Là était la véritable humiliation. La sensation que le Temps venait de se refermer comme une mâchoire sur leurs corps. Sur le sien. Là était l'humiliation ! Là était la honte ! Que des putains de fils de ce Roi des cieux viennent se mêler de leurs affaires ! Depuis ce jour-là, chaque fois que le Temps lui rappelle cette humiliation … il se nourri. Plus que d'habitude. De luxure. De proies. De sang. De corps. Il force ces victimes à rêver. De ça. De cette crasse qui suinte dans leurs âmes. Dans leur corps. Cette crasse qui habite. Qui dévore. Qui se distille comme un poison. Comme le venin d'un serpent. Comme la pourriture d'une carcasse qui attire les hyènes et les vautours.

Un instant. Il regarde l'image de ce rejeton de Zeus. De cette humiliation qui s'est posée sur son visage. Il pourrait en rire. Mais il écoute ce que cette histoire veut dire. Il écoute ce que cela propose. Sa tête penche un instant sur le côté. Alors qu'il observe. Voit. Remarque. Tout cela. Cette possibilité. De revenir officiellement aux affaires. En ce jour. C'est une ironie agréable.
Son pied appuie. Un peu plus fort. Alors qu'un soupir traverse ses lèvres. Lentement, l'obscurité vient dévorer la sclère de son œil droit. Il appuie. Plus. Plus. Jusqu'à ce que la vision ne se brise tel du verre. Un instant, ses yeux se posent sur la phalène. Qui disparaît, comprenant par ce geste la décision du démon. Il accepte. Il accepte de revenir aux affaires.

Un mouvement. Derrière lui, la silhouette d'Agnès se redresse – attirée par ce son cristallin qu'est une vision éthérée qui se brise sous la pression. Mais aussi par un mouvement. Qui lentement domine. Pas seulement elle. Non. La pièce. Non … Pas seulement la pièce. L'ombre s'accroche aux murs de ce bâtiment. Bientôt, elle sent un parfum. Elle se couvre le nez, essayant de contrôler un haut le cœur. La souillure coule contre les murs. Suinte, lentement, doucement, tendrement presque, contre sa peau. « No... Non. » Elle se débat. Tente d'enlever cela. Cette chose qui s'accroche. Elle veut l'enlever, comme le ferait quelqu'un qui tenterait de retirer des araignées et vermines qui grimpent contre elle.

Elle croit rêver. Car elle rêvait de quelque chose similaire. De cette horreur qui vient lentement l'attraper. Qui vient attraper tout ce qui vit. Tout ce qui bouge. Tout ce qui se sent digne de survivre – pour en briser cet infime espoir. Elle croit rêver. Mais son corps lui rappelle qu'elle souffre – qu'elle est bien éveillée. Alors elle se débat. Elle hurle. Mais rien ne lui répond.

Elle tombe. Du lit. Rampe, pour s'éloigner de cette puanteur. Avant de sentir son dos arriver contre les jambes de cet homme. Il ignore sa présence. Il observe, ce reflet. Son reflet. Dans ce miroir. Pendant un instant, elle tourne les yeux. Vers ce miroir. Un court instant. C'est ce qu'elle voulait, oui. Observer seulement, un court instant. Et pourtant ce moment devient une éternité, alors qu'elle fixe, se perd, dans cette intensité. Ce vide féroce. Cette délicate violence. Agnès sent à peine la main de cette chose se poser contre ses épaules. La prendre – tendrement – dans ses bras, alors que les larmes viennent couler le long de la porcelaine. À ce passage triste, elle se fissure, lentement. Usée. Alors. La voix de l'homme – Eurynomos – résonne doucement.

« Merci de participer à cet anniversaire. » Le sourire de son reflet s'étire – alors que son propre visage reste doux. Il berce, lentement, cette défunte. Qui se brise, fragile poupée entre ses mains.

MES INFOS +

Si la naissance est cette incroyable – et douloureuse – expérience qu'est l'accouchement, alors il serait juste de dire que le Démon Eurynomos n'est jamais né – et qu'il serait donc un paradoxe vivant. Car aucun appendice ne l'a étreint pour lui permettre se développer dans les entrailles d'une quelconque mère. Aucun hurlement n'a résonné alors que sa forme interdite ne venait chercher les premières bouffées d'air. Aucune coquille ne s'est brisée, comme le ferait un Serpent ou un Oiseau. En fait. Les choses sont beaucoup plus simples – encore faut-il l'ouverture d'esprit d'accepter ce qui ne possède pas la même nature. Et que, de fait, la naissance est un acte bien plus vaste que simplement s'extraire d'une génitrice.

La naissance est une succession de vérités et mensonges. Des réalités, innées ou construites. Celles-ci forment un être. Un être qui diffère. D'un regard à l'autre. Ainsi, oui, la première fois que le Démon a ouvert les yeux, celui-ci n'avait pas ce visage. Son corps était un secret qu'il partageait avec lui-même. Oui. Lors de ce premier contact entre le ciel obscure des Enfers, tout comme certains dieux, il était déjà adulte – si cette notion à une quelconque importance. Pour autant, rien de divin ne circule dans son corps – ce serait même l'inverse.
Pour les Olympiens, sans doute est-il quelque chose qui ne mériterait plus d'exister. Pour la bonne raison que cela – comme tout ce qui s'approche de lui – est né avant eux. Peut-être. Ou peut-être pas, finalement ? Qui sait ce qui passe dans l'esprit d'un dieu. Sans doute ne sont-ils pas si fermés d'esprits.

Cette chose est née – oui, elle est née, même s'il n'y avait ni mère, ni père, dans l'équation de sa naissance – alors que les Titans régnaient. Alors que certains mêmes n'étaient pas encore nés. Mais jamais, depuis sa première apparition auprès des siens – ni Titans, ni Dieux, ni Humains – sa monstruosité n'a été partagée. Capricieux, sans doute, il voulait garder pour lui ce visage – cette vérité d'obsidienne – et construire une horreur au visage humain. Ainsi, depuis toujours, cette chose a été Eurynomos. Au regard dépareillé. Au sourire songeur. Parfois charmeur. Joueur. Un corps, qui s'approchait de l'humanité – mais qui jouait avec des charmes surnaturels. Oui, certains jours, il n'était pas cet Eurynomos. Il en était un autre. Souffrant de l'apparence de monstres gardiens – comme il peut l'être, à sa façon.

Le but de ce jeu des formes ? Amuser son Temps.
Car les êtres comme lui comptent les minutes comme des grains de sables. Elles s'écoulent, sans l'intensité du genre humain. L'éternité l'étreint. À lui de transformer cette malédiction en un terrain de jeu.

Ainsi, Eurynomos a sculpté sa chair. Une apparence qui encore maintenant vogue entre les Mystères des Enfers et les Frontières du Monde Mortel. Une tignasse qui l'amuse, sombre et indisciplinée. Un sourire changeant. Un corps, qui semble unir deux attitudes. La dignité du Prince qu'il était – non pas en tant que Fils de Roi, mais Gardien d'une des Principautés Infernales, comme cela pouvait être ainsi nommé à une époque. Et la nonchalance du Voyageur qu'il a toujours été. Cela l'amuse. Cela le perd, aussi. Quand il se glisse dans ces passions. Ces sordides pensées. Ces palpitations, qui peuvent animer les êtres de son espèce. Mais se perdre … Ah. Se perdre … N'est-ce pas là le rêve de tout Voyageur ? Se perdre. Pour mieux sentir son corps et son âme vibrer. Pour mieux sentir la brûlure des émotions marquer des instants.

Marquer ces histoires.

Car, oui, tout n'est qu'histoire – et pour celui qui pourrait être l'une des plus vieilles mémoires non divine, cela semble être encore le cas. Ce corps. Il lui fait vivre de nombreuses histoires – à travers les Enfers comme à travers le terrain de jeu des dieux qu'est ce monde.
Des histoires de luxure, de colère. D'orgueil. Et des autres. Mais pas seulement Eux. Des histoires de dégoûts. Des histoires d'amours. Des histoires de tentation. Des histoires de batailles. De chair dévorées. De crainte nourrie. De réputation. De liens. D'humiliation. D'humiliation. Oui. Oui … L'humiliation. Quelle histoire que celle-ci …

Tout n'est qu'histoire.

Féroce. Violente.
Tentante. Délicate.
Puissante. Faible.
Une histoire à caresser. À embrasser. À embrocher. À dévorer. Une histoire d'autorité. De devoir. Car c'est là, aussi, la raison d'une existence. Mais, finalement. Juste une putain d'histoire dans laquelle vivre. Après tout …

Même les monstres ont le droit d'exister autrement que dans vos cauchemars …