[FB 576]Curieuse escale [PV Styx]

« Eh beh, j’ai bien peur qu’on ne puisse plus aller nulle part, Cap’tain. Ce serait suicidaire de reprendre la mer. »

Je pousse un long soupir d’exaspération : rester cloués à terre ? C’est bien ma veine ! Mais il faut dire que les dernières aventures n’ont pas été de tout repos. Pour peu, la Rose Sanglante finissait sous les flots, mon équipage avec.
Ce dernier semble assez satisfait d’être ici. Je peux le comprendre, le cadre est assez paradisiaque et je dois dire que ce petit village de pêcheurs est pour le moins accueillant. Des enfants ou les plus vieux se sont pressés jusqu’à nous pour nous saluer et contempler mon navire. J’ai un peu honte, il est vraiment dans un sale état.

« Pas grave, les gars sont contents d’être là et y a peut-être moyen de faire quelques affaires intéressantes, ou au moins de se faire de beaux souvenirs. »

Je masse mon dos douloureux, avise Old John qui détaille mon ventre arrondi.

« Toi, je te vois venir. Tout. Va. Bien. » dis-je en ponctuant mes mots d’une frappe amicale dans son épaule. « D’ailleurs, je serai pas contre un peu de tranquillité. Tu m’excuseras, j’vais faire un tour. »

Et probablement trouver un endroit où je pourrai m’en jeter un petit. Sans laisser l’occasion à mon Second de protester, je tourne les talons et m’engage sur la plage, entraînant avec moi un cortège d’enfants qui finissent par mener la danse.
Je découvre un monde palpitant, coloré où les hommes et les femmes évoluent avec harmonie au rythme des vagues. Ils parlent une langue que je comprends un peu. J’étudie leur art, écoute des histoires issues de leur folklore. Ils sont très proches de certaines conceptions que je peux avoir. Une ouverture au monde et à la nature qui me touche.
On m’offre le privilège d’arborer une tenue plus confortable et légère. Une vieille dame me dessine de drôles d’arabesques sur mon ventre et mon front. Je crois sentir une résonance. Je me sens en paix, ici.

J’apprends aussi qu’une entité étrange aurait été aperçue il y a quelque temps. Je ressens leur appréhension ; aucuns d’entre eux n’est parvenu à avoir avec exactitude, ce dont il s’agit.

Je décide de mener ma petite enquête et de découvrir ce qu’il en est. J’attends que le jour décline pour m’enfoncer dans cette forêt dense, à la recherche d’un indice. Seule, inconsciente du danger qui peut me guetter. Mais, hé ! Je m’en fiche ! J’ai de la ressource et… un sac avec des gâteaux et une bouteille de rhum. Armée comme il faut, assurément !

Je ne me suis pas trompée. Mes sens m’ont guidé jusqu’à elle, cette enfant pâle. Non pas qu’elle soit totalement dépossédée de la moindre lumière. Elle semble même en accord avec l’astre qui brille au-dessus de nos têtes. Je la contemple, le visage marquée par une expression à la fois curieuse et amusée. Je la détaille, drapée dans cette tranquillité qui m’habite depuis quelque temps maintenant.
Je l’ai compris, ce sentiment de plénitude. Cet état qui précède l’éternel repos. Je me suis faite à cette idée, quand bien-même une voix scande : Tu vas mourir, tu vas t’éteindre, bête empoisonnée, toute seule, loin de cette liberté chèrement acquise, maudite, destinée à l’étreinte glacée de la mort.
Je l’ai choisi, pour elle. Pour cette petite chose qui grandit dans mon ventre. J’ai un sourire, je réponds à la jeune femme à qui, je ne saurais donner un âge :

« Je suis une baleine échouée, vite ! Il faut me remettre à l’eau ! » Je renverse la tête en arrière, libérant un rire joyeux. Le premier, depuis bien des semaines. Je me rends compte que mon cœur pèse contre ma poitrine. J’ai mal. Je ne la verrai pas grandir, ma fille. « Boarf, c’est sans doute plus à cause de l’enfant qui grandi-là que mon manque d’activité qui en est la cause. Reste que tu as raison, je suis énorme. »

Inconsciemment, je masse l’arrière de mon dos. Mon sourire s’étire et je décide de m’approcher en douceur pour la rejoindre elle et ce petit animal qui l’accompagne. J’incline la tête.

« Et bonjour toi ! » J’hoche de la tête pour signifier mon accord. « Pour sûr, j’en ai assez pour partager avec vous deux. »

Je déballe tout mon fatras et leur présente les biscuits.

« Ce sont les habitants du petit village de pêcheurs qui me les ont donnés. Je crois qu’ils ont été intrigués par ta présence. Ils sont très gentils. Moi je suis juste de passage, je me rends à Salamine, tu connais ? Tu viens d’où toi ? »

Je pioche un petit gâteau de miel que j’avale tout rond. Ainsi, je cache une douleur aiguë qui me secoue.

« J’suis Nimuë, enchantée de vous connaître vous deux ! »

Drôle de rencontre, drôle de jeune femme. Je comprends rapidement que cette escale n’est sans doute pas due au hasard. Je découvre son nom. Il me fait froncer des sourcils, pourtant, je ne lui pose pas de questions en retour. Je préfère l’écouter, et accepter de bonne grâce, le miel qu’elle consent à partager avec moi. Il n’est pas bien difficile de lire ses émotions, aussi me contenté-je de napper le biscuit d’un tout petit peu de miel. Sa réplique, d’ailleurs, ne manqua pas de me faire sourire. En rire, je ne m’y risque pas pour le moment. En réalité, je n’en ai pas vraiment le cœur.
Ça va passer je secoue légèrement la tête de droite à gauche. Drôle de rencontre, drôle de femme. Des mots s’échappent :

« Tout ira bien pour elle. »

Mes mains frottent mon ventre. C’est douloureux, tout mon corps me rappelle la terrible épreuve que je vis. Mon sang empoisonné me tue.
Elle a raison. Nous les humains, sommes des étrangetés. Et moi, le pire des champignons empoisonnés. Ma gorge se noue, l’émotion m’envahit. Je suis éreintée et apaisée à la fois. Or il se trouve que j’ai encore la force de sourire à cette drôle de jeune femme. M’égayer de cette drôle de rencontre.
Mes yeux expriment leur curiosité, leur amusement en détaillant silencieusement le duo improbable.

« Maeve. Dans ma langue ça veut dire petite reine. »

Un sourire plus beau ourle mes lèvres. Des souvenirs, je ne pourrai pas lui en léguer. Mais au moins la doterai-je d’un nom. Comme son frère perdu…
Ma mine s’assombrit au souvenir de mon échec. Je tente, tant bien que mal, de chasser l’ombre qui ne cesse de se pencher sur moi.

« Tu as raison, c’est vrai que nous sommes de curieuses créatures. » Je désigne le pot de miel : « Merci, il est délicieux. »

J’enchaîne, comme elle l’a fait elle aussi. La curiosité m’aide à ne pas penser. Et oublier, c’est bien. Quand bien même les spectres finissent toujours par nous rattraper en fin de compte.

« Comment es-tu parvenue jusqu’ici ? Et vous vous êtes rencontrés comment tous les deux ? Ton gardien à l’air… gentil. »

L’écureuil me fait un peu penser à Old John, mon Second. Cette constatation me fait éclater d’un rire joyeux.

« On dirait un ami à moi. Je te parie tout ce que tu veux que mon propre gardien va finir par rappliquer ici pour faire des kof kof par-ci, des kof kof par-là… »

Dans le genre mère poule, Old John se pose là. À l’heure qu’il est, il doit être en train de lancer l’ensemble de mon équipage à ma recherche.

« Styx donc ? Le champignon-baleine que je suis est heureux de faire ta connaissance. Et c’est vrai, normalement je vis dans l’eau. Je rentrerai bientôt chez moi. »

J’irai rejoindre les étoiles, mais pas avant d’être allée sur Salamine. Le revoir, lui. Et tout aussi important, la retrouver Elle . Celle à qui je dois toutes les réponses. Mais j’ai peur. J’ai peur de ne pas avoir suffisamment de temps et de manquer de force lorsque je rencontrerai son regard pers. Celle qui n’a jamais cessé d’être, à mes yeux, ma Déesse.

« Est-ce que tu veux que je te dépose quelque part ? J’ai un bateau et beaucoup de biscuits ! »

Drôle de rencontre, drôle de jeune femme. Je comprends que tout est précieux, mais que rien n’est éternel aussi.

Ma gorge se serre d’amertume. Non, elle a raison, pas pour moi. Cette histoire ne saurait bien s’achever. Je l’ai accepté, en tout cas je le pensais. Un sourire cache mes sentiments et entendre le doux nom de mon enfant de la bouche de Styx met à mal plus encore mes maigres défenses. Mon cœur se fendille de plus en plus.
Je le cache avec toute la bienveillance dont je dispose.
Cette rencontre, je le sens, n’est pas un hasard, je n’y crois pas, je n’y ai jamais cru. Et pour tromper mes pensées, je suis prête à tout. Quitte à inviter un Titan à bord de mon navire.

« Mon gardien s’appelle Old John ! Tu verras, c’est un drôle d’oiseau. » je l’entends déjà me sermonner et me traiter de tous les noms lorsque je reviendrais avec Styx et qu’elle se demandera pourquoi il ne porte pas de plumes. Je m’en amuse d’avance. « Je n’en ai pas l’air non, mais je me débrouille pas mal dans l’eau. »

Suite à son approbation, je l’invite, elle et son écureuil, à me suivre. Nous longeons la plage un long moment, suivies par les bras de la lune qui nous éclaire. Je me perds dans la contemplation des vagues qui scintillent.

« Et donc, Styx, où aimerais-tu te rendre maintenant ? Rejoindre les tiens peut-être ? » Ou suivre le vent ? Ai-je envie d’ajouter, mais je n’en fais rien. La dame semble terre à terre. Une curiosité. Une curiosité qui me prend elle-même pour une curiosité. Je souris encore. « Mes hommes sont curieux, j’espère que tu ne t’en offusqueras pas, auquel cas je peux leur demander de fermer leur petite bouche et ne pas te déranger. »

Nous arrivons en vue de mon bateau et un sentiment de fierté m’arrive comme une bouffée d’air frais. Il représente ma liberté.

« Je te présente la Rose Sanglante » annoncé-je en lui désignant du doigt le pavillon qui danse dans le vent. Une rose encadrée de deux sabres entrecroisés. « Tu es la bienvenue à bord et… oh, oh, voilà mon gardien ! »

Je vois Old John, rouge de colère, foncer droit sur nous. Il me sermonne pour mon imprudence. Puis, remarquant Styx il se tait et échange avec moi un regard écarquillé.

« Elle sera notre invitée, John. Le bateau est réparé ? »

« Oui, nous pouvons repartir immédiatement. Ma dame, vous êtes la bienvenue à bord ! Je suis Old John, second du capitaine O’Bannon ici présente et… »

Je le coupe : «… meilleur cuisinier de biscuit au MONDE ! »

Mon emphase fait tiquer mon ami qui m’adresse un regard assassin. Il sait que je pense beaucoup de mal de ses biscuits…

Face au regard inquisiteur de Styx, Old John n’en mène pas large. Il veut capter mon attention d’un regard insistant que j’ignore, la situation m’amuse assez pour que je laisse faire les choses.
Mais la prudence est de mise, la dame n’est pas n’importe qui. Et je la traiterais avec tous les égards. C’est ainsi, l’équipage de la Rose Sanglante a une réputation sulfureuse et effrayante, mais, sous cette apparence, il demeure une volonté d’offrir l’hospitalité à tous, sans distinction aucune.
Qu’elle soit un Titan n’y changera rien. Seulement, mon statut d’éveillé, adepte du Seigneur Poséidon, aura-t-il des répercussions chez la femme à l’écureuil ? Je le découvrirai bien assez tôt.

Ce que je comprends surtout, c’est que sous ce « non » catégorique réside tout autre chose que je ne relève pas.

« Très bien, c’est toi qui décides ! » Puis, répondant à sa question : « Oui, nous sommes des pirates, et je sers Poséidon. »

C’est sorti comme ça, de but en blanc alors qu’elle rabroue mon Second. Mes mots se perdront-ils ? Au moins, j’ai délivré une vérité qu’elle aurait pu trouver inconvenante, si elle avait été tût puis découverte.
Je m’immobilise. Me protéger ? Je suis désarçonnée, touchée et les larmes montent à mes yeux sans que je puisse rien contrôler. Ça m’arrive de plus en plus souvent, à croire que mon enfant à naître à mis à mal toutes les barrières que j’avais pu ériger autour de mon cœur de capitaine. De terrible capitaine qui joue sur les faux semblants !

Je la vois se rembrunir et l’angoisse monte.

« Je suis désolée, j’aurais peut-être dû te le dire tout de suite, une fois que j’ai compris qui tu étais. » Je triture ma robe, mal à l’aise. « Pour moi, ça n’a pas vraiment d’importance, mais je m’excuse si cela en a pour toi, Styx. »

Je fais un geste à John pour qu’il nous laisse seules. Il se retire et commande à mes hommes de se préparer pour le départ.

« Je comprendrais si tu préférais repartir seule. Sache seulement que mon invitation tient toujours. Tu es la bienvenue à bord. »

J’ai un cœur et un esprit libre.

Je ris un peu. Ces temps-ci j’ai la larme facile. « Oh, ça doit être à cause du bébé. Elle me rend trop émotive. D’habitude j’évite d’ouvrir les vannes. »

Je masse mon ventre sans m’en rendre compte. Je me suis habituée à la douleur qui accompagne bien trop souvent mes journées. Mais je m’y suis fait, à la longue. Une habitude, dans la vie d’un guerrier. Pour autant, je ne veux pas ignorer cette souffrance, je la combats pour une bonne raison.
J’écarte encore des pensées sombres, préfère me concentrer sur Styx. Sa présence a le don de tromper mes atermoiements. Rien que pour cela, elle mérite toute ma gratitude. Un respect qu’elle ne comprendra peut-être pas, qu’importe. Je lui rends en échange un grand sourire pour cacher tout ce qui me traverse et m’angoisse.

« Les histoires qui parviennent aux champignons sont souvent déformées. Ou bien ils ne cherchent tout simplement pas à comprendre, à étudier le terreau dans lequel ils ont été plantés. Beaucoup de champignons ont perdu leur curiosité, leur capacité à s’émerveiller, aussi. À saisir ce qui est caché. Ils se contentent trop souvent de regarder dans une seule direction, celle qu’on leur désigne. »

Je rigole. Mes paroles ont-elles seulement un sens ? J’ai l’impression de divaguer.

« Je n’aime pas que l’on m’impose une seule vision des choses. Je tire mes propres conclusions et vérités, en creusant aussi loin que je peux. Je suis une pirate champignon baleine qui aime découvrir le monde dans lequel elle a été jetée. »

D’un geste de la main, je l’invite à me suivre tandis que mon équipage se met en branle. Les ordres sont scandés par Old John et cette mécanique bien huilée m’enchante. Je les vois tous se déployer comme des oiseaux, danser sous nos yeux… et faire vivre la Rose Sanglante. Très vite, ses voiles noires tombent et le vent s’y engouffre. Le navire prend vie et moi, je me sens renaître.

« Alors bienvenue à bord, Styx. Et à toi, petit écureuil. Je vais vous montrer vos quartiers. »

Et je les entraîne dans le ventre de mon bateau, dans ma propre cabine où ils pourront vivre autant de temps qu’ils le désirent.

« Les hommes veulent fêter votre arrivée, si jamais tu veux écouter des histoires, des chants, danser… la mer est calme cette nuit et je serai ravie d’avoir de la compagnie. »

Parce que je sais que je ne parviendrais pas à dormir, encore…