Soupirant comme si la vie n'avait plus le moindre intérêt, en a-t-elle jamais eu et en aura-t-elle jamais un jour, la petite fille se laisse tomber sur les fesses sans faire le moindre mouvement pour atténuer sa chute. Son regard morne dérive vers la scène de carnage qui s'étend sans pudeur sous ses iris bleus. Des corps sont entassés de ci de là, certains plus ou moins entiers, mais la grande majorité n'est plus qu'un puzzle mal conçu auquel il manque toujours une pièce.
C'est la dixième main, au bas mot, qu'elle espère porteuse des cinq doigts censés la composer. Mais non, rien n'y fait, celle-ci est aussi incomplète que les autres.
Les heures passent, le temps file inlassablement.
Au centre de cette plaine dévastée par l'horreur et le sang, l'enfant poursuit son jeu. Elle s'est fixée un objectif, elle ne s'en détournera sous aucun prétexte. Alors elle poursuit ses recherches. Des dizaines, peut être des centaines de corps sans vie s'enchevêtrent les uns aux autres, les uns sur les autres. Elle n'a toujours pas trouvé le pied ou la main complète. Elle relâche un bref soupir de lassitude.
A tâtons, dans le noir le plus absolu, la lune ayant déserté ce paysage de mort, l'enfant patauge dans le sang de sa mère, de son père, de ses frères et soeurs, des habitants de leur village. Seule âme vivante au centre de ce carnage qui ne semble pourtant pas la déranger outre mesure.
Ses petites mains parcourent le sol humide d'hémoglobine plus ou moins fraîche à la recherche de son trésor. Avançant sans réelle prudence au sein des corps éparpillés autour d'elle, la gamine à quatre pattes entreprend de fouiller du bout des doigts chaque partie de corps qu'ils rencontrent. Une tête... ou du moins ce qu'il en reste. Un os recouvert de chair. Tiens... à quel membre peut-il appartenir, se demande-t-elle brièvement avant que son attention ne se porte sur autre chose.
Sa main rencontre un pied. Tapotant la peau fine du plat de sa main, un sourire illumine enfin le petit visage rond couvert de sang. Il est entier ! Vraiment ? Oui... un, deux, trois, quatre, cinq doigts de pied !
Fait étrange... le pied est chaud. Doucement, sans que la moindre peur n'enserre son corps aussi fragile qu'une brindille, les yeux gris s'élèvent vers le ciel jusqu'à tomber sur les hauteurs d'une silhouette qui la domine largement.
# Quelques heures plus tôt #
"
Ta fille est un monstre ! Il faut la tuer sinon ça sera notre fin à tous ! Elle va nous rendre fou !"
Le père déglutit bruyamment en toisant l'homme qui lui fait face d'un regard haineux, faucille à la main. Oui son enfant a toujours été étrange, cela est une vérité que nul ne peut nier. A peine venait-elle au monde, que sa nourrice était prise d'un violent infarctus qui acheva sa vie au moment même où ses prunelles se posèrent sur le nouveau né. Elle est ainsi, la peur l'entoure, la peur l'accompagne. Le plus tragique des effrois qui provoqua tant de maux depuis qu'elle vit le jour.
Il est le seul à l'avoir acceptée telle qu'elle est, à faire avec ce qu'elle est. Sa mère, ses frères et soeurs, tous, elle les terrorise tous. Quelle ironie lorsque l'on parle d'une enfant d'à peine cinq ans. Et pourtant.
"
Si tu veux mon enfant il faudra me passer sur le corps !"
La foule vocifère, hurle, les jurons fusent de toutes parts et plus les secondes s'écoulent, plus la tension devient sombrement palpable. Théo, comme aime à l'appeler son géniteur, car il n'est et ne sera rien d'autre que cela, fixe l'assemblée d'un regard plat. Visiblement la petite ne semble pas du tout intéressée par tout ce tapage. Absurde situation de l'enfant qui ne se sent nullement concernée par la houle dont elle est pourtant l'épicentre.
Cela ne l'intéresse vraiment pas, son regard plat et morne parle pour elle. Un sourire se matérialise sur ses traits juvéniles. Il n'est pas doux, ce n'est pas celui d'un enfant. Il est pervers, il est malsain. Il suffit de l'avoir sous les yeux pour le comprendre dans l'instant. Un vent de panique souffle sur l'auditoire et si son père tente de l'atteindre par quelque mot aimable pour qu'elle cesse, elle n'en fera rien.
Le sang coule, les hommes deviennent fous. Fous comme ils l'ont toujours été. Ils se charcutent, s'entaillent, se malmènent de la plus odieuse des façons. Tout cela pourquoi ? Parce qu'ils ont peur. La peur... fait faire bien des choses stupides à bien des gens. Et c'est bien cela qui l'amuse.
# Sur la plaine ensanglantée #
Il n'est pas très grand et pourtant il lui semble immense. Qu'elle soit pratiquement avachie sur son pied ne doit en rien aider à cette impression. Etrangement il est pieds nus. Etrangement il est aussi calme qu'elle. Il a beau se trouver en pleine tragédie n'ayant rien à envier à la pire des guerres, il ne sourcille pas. Ses yeux sont si clairs qu'ils transpercent la pénombre dans laquelle ils sont tous deux noyés. Ses cheveux blancs semblent parés d'un halo de lumière, comme s'il était un ange. Car à bien y regarder, c'est tout son être qui baigne dans cette étonnante énergie.
Théosia se relève en claudiquant. Cela fait de longues heures qu'elle avance à quatre pattes, et sur le moment ses fesses manquent de percuter de nouveau le sol encore plus vite qu'elle n'avait tenté de se relever. Mais elle tient bon, vacille dangereusement comme la flamme d'une bougie prête à s'éteindre, puis elle se stabilise dans un mouvement un peu gauche.
Dodelinant de la tête quelques secondes avant de la stabiliser à son tour, la petite lève le nez vers l'homme qui se tient toujours face à elle. Il est beau. Il est vraiment très beau. Un constat qui fait naître un sourire sur sa frimousse. Un sourire un peu étrange, un peu diabolique presque, comme l'expression parant les traits d'un être fourbe et fielleux. Et pourtant c'est son premier vrai sourire depuis longtemps, car en le laissant perdurer, elle se rend compte qu'il n'a pas peur, lui.
"
Tu sens comme moi" Dit-elle d'une voix fluette alors que sa paume s'accroche au pan d'étoffe de son pantalon.
Un délicat sourire, pourtant aussi froid et ténébreux qu'un ciel sans étoiles se dessine sur les traits de l'inconnu. Calme, légère et douce comme une brise d'automne, sa voix s'extirpe de sa poitrine en une réponse qui tire un gloussement de satisfaction à l'enfant.
"
En réalité, c'est toi qui sens comme moi"
Elle n'a rien compris. Oh non, rien du tout... mais qu'importe. Elle s'en fiche, cela n'a pas la moindre importance. Ils sont pareils, est-ce là tout ce qui compte. Finalement elle s'est toujours moquée de trouver quelqu'un comme elle ou non, d'avoir des amis, une famille qui ne la redoutent pas. Cela non plus, n'a jamais eu d'importance, elle s'en moque. Mais lui est différent.
"
Dis, tu veux pas m'emmener avec toi ?"
Elle pourrait avancer quelques arguments, même du haut de ses cinq ans. Des arguments pour le convaincre de l'emmener. Mais elle sait que ça ne servira à rien. Il dira oui ou il dira non.
La main s'élève et se tend vers elle. Au lieu de la saisir, l'enfant passe ses bras autour de la jambe du dieu et s'y accroche comme un koala sur sa branche d'eucalyptus.
# 15 ans plus tard #
Jamais elle ne quitta Phobos depuis ce jour. Les premières années, il était presque pénible de la voir lui courir après en permanence, le plus souvent accroché à sa jambe comme une tique sur le dos d'un chien. Cela dérangeait plus les guerriers qui ne comprenaient pas pour quelle raison le magistral dieu de la peur gardait cette enfant sous ses jupons comme une mère porteuse, mais cela n'avait pas la moindre importance car personne ne se serait jamais permis de faire le plus petit commentaire.
Aujourd'hui âgée d'une vingtaine d'année, le physique de la jeune femme dénote presque violemment du ressenti qu'elle inflige naturellement à ceux qui croisent sa route. Un visage doux encadré par de longs cheveux raides et soyeux. Un visage pâle et lisse comme celui d'un ange. Un regard clair qui semble pourfendre l'âme de quiconque la regarderait droit dans les yeux. Et pourtant, malgré l'apparence si douce qu'elle arbore, une profonde atmosphère d'effroi plane en permanence dans son sillage. Personne ne lui fait confiance, cela est sans doute impossible. Car chacun sait, du moins parmi l'armée du dieu de la guerre, que cette femme est parfaitement et irrémédiablement atteinte d'un fléau contre lequel la plupart à bien du mal à se défendre : la peur et une once de folie malsaine qui la rend parfaitement imprévisible.