Le menton rentré, les yeux braqués droit devant moi, le dos étiré, je continuai à avancer d'un pas déterminé vers mon but. Arrivée à Kunming, je remarquai alors une femme qui, de dos, me ressemblait en tout point. Sitôt que je l’aperçus, tout le paysage autour de moi semblait se figer. Même l'air que j'étais en train de respirer me remonta comme un bloc dans la gorge. « C'est moi » me dis-je. Je dépassai la femme, essayai de distinguer son visage, mais ses traits s'effacèrent avant que je ne puisse les remarquer. Ce fut alors tout son corps qui disparut sous mes yeux. Elle n'était plus là. Je la cherchai désespérément aux alentours. Fendant la foule, je traversais la rue, montant sur une toiture, observait les passants d'en haut. Soudain, la pensée que cette femme ne pouvait être vivante me traversa.
« Salauds... Je ne vous pardonnerai jamais... Jamais ! » Ces mots résonnent dans mon esprit. Je peux sentir la colère monter en moi, me dévorer. Non... Non... Je ne me pardonnerai jamais. Je ne veux pas être en colère. Je n'en ai pas besoin. Je ne suis pas en colère. J'ai peur !
Je secouais la tête, poussai un profond soupir. Décidemment, je n'étais pas dans mon état normal. Je fus prise d'un étourdissement, toutes mes forces m'abandonnèrent. Je m'appuyais contre un poteau indicatif, regardait mes pieds un moment. Les caravanes de commerçants passaient dans un sens puis dans l'autre, sans interruption. Pendant ce temps, je restais adossée au poteau, m'efforçant de reprendre mon souffle.
« AIDEZ-MOI ! » me mis-je à crier de rage, pleurant toutes les larmes de mon corps. « Les oiseaux picorent ma chair ! Et mon âme ! S'il vous plaît, arrêtez-les ! J'ai eut assez de haine comme ça ! J'en ais assez ! Aidez-moi ! Laissez-moi sortir de cette cage ! Je n'ai pas besoin de ces ailes ! Je n'ai pas besoin de cette rage ! »...
Du carrefour, il ne restait debout que les maisons, tandis que les routes dégoulinaient de sang. Les allées jonchées des cadavres de tout ceux présents lors de cet instant étaient les victimes silencieuses du massacre brutal qui venait d'avoir lieu. Je restais figée. J'en avais oublié l'usage de la parole. Je respirais lentement, j'avais le plus grand mal à me maintenir debout. A cet instant, j'avais littéralement perdu conscience de ma propre existence. Pendant un moment, je ne sus même plus qui j'étais. Les contours de ma personne s'étaient effacés, je me sentais devenu une sorte de liquide dégoulinant. Machinalement, sans avoir le temps de réfléchir à une intention précise, je disparu de ces lieux.
Arrivée à plusieurs lieux des évènements, je m’éloignais des routes pour m’arrêter le long de la rivière Yunlong. Trempant ma main dans la rivière, je sentis l’eau couler entre mes doigts pour juger les clapotis. La conclusion était que cette eau était parfaitement normale, que ce n’était ni une abstraction ni un concept, ne me fournissant par conséquent aucun indice. Je me touchais le visage, partout, du bout des doigts ; mains sur la poitrine, par dessus mes vêtements, pour confirmer que j’étais bien moi. Rien n’avait changé, j’étais toujours un être de chair et de sang. Pourtant, je n’étais plus très sure : étais-je bien moi-même ?
Les vertiges avaient disparus mais l’horizon ne cessait d’osciller. À chaque fois que je posais un pied, les appuis qui permettaient de soutenir mon corps étaient pour le moins chancelants. L’intérieur de mon corps avait perdu la masse qui lui était nécessaire ; c’était devenu un corps creux. Les organes internes, les sensations, les muscles la mémoire, tout ce qui jusque-là me constituait, en tant que telle, tout cela, à présent, m’avait été arraché par une main invisible, élément après élément, à un rythme soutenu. Je pris soudainement conscience que je n’étais plus quelqu’un, que je devenais peu à peu un être dont l’existence à un rôle purement pratique. Laisser s’écouler commodément les choses de l’extérieur. Toute la surface de ma peau se crispa dans une sensation de violente solitude, en une sorte de chair de poule. « Non, je ne veux pas devenir comme ca ! » criais-je. Mais j’eu beau avoir l’impression d’hurler, en réalité, sortit de ma gorge une voix infiniment faible, évanescente.
Je voulais m’endormir d’un sommeil profond, pour me réveiller dans une autre réalité, quelle qu’elle fût. Je fermais les yeux, espérant retrouver une sensation, un souvenir. Mais tout ce que je pusse ressentir, c’était l’infinie sécheresse de mon cœur. Involontairement, je me laissais glisser le long de la berge dans la rivière. Les yeux toujours fermés, le courant me portait doucement. « Personne ne sait que je suis ici… »
6 mois plus tard…
Je m’éveillais peu après six heures du matin. Depuis le début de l'hiver, la même grange constituait mon seul abri. Cette maison dotée d’une seule pièce n’était certes pas très grande pour y vivre, mais accommodante à chauffer dans le froid de l’hiver. À gauche de l’entrée, il y avait un lit de paille. À l’opposé, une petite commode sur laquelle était posée quelques livres et vêtements. Enfin, au centre, une cheminée était installée, servant à la fois à réchauffer la pièce et à cuire la nourriture. C’était une belle matinée ensoleillée. L’hiver venait de s’achever. Je fis chauffer de l’eau et prit un thé en regardant le soleil s’éveiller.
A huit heures, je commençais mes exercices. Allongée par terre, j’effectuais d’abord mes abdos sur une natte de paille. Sur mes épaules et mon front, de fines gouttes de sueur brillaient à la lumières des bougies. Accoutumée de cette série d’exercice, mes mouvements étaient systématiques, pleins de certitude. Lorsque j’eus terminé le nombre de rotations prévues, je continuais en effectuant divers mouvements, torsions, élongations, pour réveiller chacun des muscles de mon corps. Durant une heure, je rudoyais mes muscles au maximum. Je passais une heure en compagnie des souffrances nécessaires. J’assignais dans l’ordre chacun de mes muscles, les mis sur la sellette avec sévérité et minutie. Je connaissais le rôle de chacun d’entre eux, leur nature. Aucun ne pouvait m’échapper. Je transpirai abondamment, mon appareil respiratoire et mon cœur tournaient a plein régime, mon esprit passait d’une chaine a l’autre. Je tendais l’oreille vers mon flux sanguin et captait l’annonce muette qu’envoyaient mes viscères. Mes muscles faciaux s’agitaient frénétiquement pour mastiquer ce message, comme s’ils prenaient toutes les formes possibles de visages.
Depuis que les évènements passés ont profondément modifié ma constitution physiologique, j’éprouvais des grincements dans tout le corps. Comme lorsqu’on mélange du chocolat avec une cuillère. Une grande confusion régnait dans mon âme et dans mon corps.
Après je m’être lavée de toute cette sueur dans la rivière, j’enfilais un pantalon de toile et une chemise en mauvais état, chaussa mes bottes, et sortis en prenant l’arc accroché au devant de la porte. Il était onze heures, et la météo demeurait idéale pour partir à la chasse.
Je n’eu à marcher qu’une vingtaine de minutes pour apercevoir un cerf. Cela relevait presque du miracle. Ou bien c’était bien la le signe que le printemps s’éveillait. L’animal resta immobile cinq bonnes minutes. Il m’en fallait bien moins pour viser sa tête d’une flèche acérée. Tombant immédiatement au sol, je n’avais plus qu’à le ramener.
J’aperçus, sur le chemin du retour, un homme petit, assit contre le muret d’un petit temple en ruine. Il lisait un mince livre, ce qui détonnait terriblement avec le personnage. La bonne soixantaine semblait-il, sa taille empâtée était déjà informe et son embonpoint avait gagné la région du cou. Je n’étais pas certain de son âge. Son apparence bizarre, voire anormale, permettait difficilement de le deviner. Il était peut-être beaucoup plus âgé, ou carrément plus jeune. S’il affirmait qu’il avait quarante et un an, ou soixante-quatre, il faudrait bien le croire. Une vilaine denture, une colonne vertébrale bizarrement courbée. Le sommer du crâne aplatit d’une manière peu naturelle, chauve, le pourtour déformé. La partie plate évoquait un héliport militaire aménagé au sommet d’une colline stratégique. J’en avais vu de ce style au long de mes longues marches au Vietnam. Les quelques gros cheveux d’un noir intense, frisottés, qui s’accrochaient au pourtour de sa tète plate et contrefaite étaient plus longs que nécessaire et pendouillaient sur ses oreilles. À coup sûr, ses cheveux feraient penser à des poils pubiens à quatre-vingt-dix-sept hommes sur cent. Je ne pouvais imaginer ce qu’ils évoqueraient aux trois pour cent restants.
Tout chez cet individu semblait être dissymétrique, de la silhouette aux traits du visage. C’est ce que je ressentis au premier regard. N’importe qui constatant de visu ces déséquilibres prononcés avait forcément les nerfs piqués à vif et se sentait forcément très mal à l’aise. Sa veste de tissu rouge foncée présentait d’innombrables plis, un spectacle qui faisait penser à canyon désertique érodé par les vents. Le col de sa chemise, d’un coté, rebiquait vers l’extérieur, et son pantalon était tordu au point qu’il en paraissait honteux de devoir remplir son office. Ni la veste, ni la chemise, et pas davantage le pantalon n’avaient la bonne taille. À observer longuement ces habits, j'en éprouvais de la pitié pour eux, de devoir être ainsi portés. Si je devais choisir l’homme le plus mal habillé parmi tous les gens qu’il m’ait été donné de rencontrer, cet individu entrerait surement dans la sélection finale. Ce n’était pas seulement que son accoutrement était atroce. Il donnait l’impression de profaner intentionnellement le concept même de toilette.
Dès qu’il m’aperçut, l’homme se leva et s’approcha vers moi. Après avoir essuyé vigoureusement la sueur abondante qui lui dégoulinait sur le front, il remit son pauvre mouchoir dans la poche de sa veste.
«
Salut, je voudrais juste te parler », déclara-t-il. «
Je m’appelle I-San, je fais partie d’un groupe. Il y a des femmes, des enfants. » Son langage était poli mais il y avait dans sa façon de parler, curieusement, une certaine familiarité désinvolte, qui me déplut un peu. «
On a tous très très faim.―
Moi aussi. Il y a des femmes et des enfants, et nous avons tous très faim. » rétorquais-je.
― «
Et bien, je pourrais peut-être t’échanger un peu de cette viande ? Qu’est-ce qu’il te faut ? On a des armes, des munitions, des vêtements… ―
Des graines ! Vous avez des graines ? Pour les corbeaux ? »
Il lança un regard circulaire sur l’endroit pour l’évaluer, puis m’observa circonspect. «
Bien sûr. À notre camp. Si tu veux me suivre.―
Je ne vous suivrai nulle part. Allez les chercher. Si vous revenez avec ce que je veux, le cerf est à vous. Si d’autres personnes arrivent… »
I-San leva en hâte une main, l’index et le majeur tapotant sur son front. «
Tu m’en plante une entre les deux yeux.―
C’est ca. »
Sur ces mots, I-San fit enfin un pas en arrière et tira plusieurs fois sur les plis minuscules de sa veste. Mais loin de réussir à les effacer, il les rendait simplement plus visibles. Puis il se fendit d’un sourire, et, après avoir longuement affiché sa denture en ruine, comme s’il voulait l’exhiber, il se retourna et quitta les lieux.
Jusqu’à son retour, je me remémorais ses paroles et tentait de reproduire ses phrases dans ma tête. Cet individu, vaille que vaille, ne pouvait être là sans raison, se pourrait-il qu’il m’attendait ? C’était une histoire à dormir debout, pourquoi concocter un scenario si élaboré ? Tout en grimaçant, je donnais un petit cop de pied dans la terre, du bout de ma chaussure. Je m’assurais de l’état de confusion de mon âme et de mon corps, j’en éprouvais la sensation. Puis, sans même avoir attendu plus d’un quart d’heure, je vis l’homme réapparaitre.
«
Voilà. » annonça I-San. Il me tendit un sac de toile en poursuivant. «
Tu sais tu devrais pas rester toute seule comme ca.―
Je n’aime pas la compagnie.―
Je vois. » I-San garda le silence un instant. «
Comment tu t’appelles ?―
Pourquoi ?―
Écoute, je sais que c’est pas facile de faire confiance à des étrangers. Pourtant, tu sais, si l’on ne choisit pas sa façon de naître, on peut choisir celle de mourir. »
Complètement prise au dépourvu, je restais quelques secondes sans voix. «
Comment ca ? »
Un peu de temps passa ainsi. Trois quatre minutes, je restais debout, dans cette position. Lorsqu’un bruit sourd se fit entendre au loin. Le même son qu’un essaim de sauterelles envahissant les prairies d’Égypte. I-San, devant moi, cherchait aussi à déterminer quel était son origine. «
C’est l’armée ! ―
L’armée ? » J’étais incrédule.
«
Oui, ils ont dû te suivre. ―
Vous voulez dire qu’ils vous ont suivi vous ―
Peu importe, viens avec moi, je connais un endroit pour nous cacher. »
Je l’accompagnais dans ce qui était un vieux temple en ruine, doté d’une seule pièce carrée. La porte refermée, six fenêtres percées dans les murs ne laissaient malgré tout entrer que de maigres rayons lumineux. D’épaisses planches de bois clouées sur chaque ouverture empêchant tout individu non invité de pénétrer. Le grondement sourd s’était maintenant transformé en brouhaha indéterminé, avec pour seule certitude que cette “armée ” se rapprochait. Dans le temple, I-San scrutait rapidement un à un chacun des interstices des fenêtres, pour tenter de la localiser. Paniquée, je m’accrochais à mon arc, flèche chargée, au centre de la pièce. « Ils arrivent ! » annonça-t-il en sortant un pistolet de la ceinture de son pantalon. « Il va falloir être précise ! », mais comment avaient-ils pu nous cerner si facilement ? La question posée là restait en suspens, au moins trente secondes.
Le premier soldat arriva enfin aux fenêtres, j’aperçu ses yeux au travers des interstices, des yeux sombres gorgés de sang, agressifs. Sortant son sabre militaire, prêt à frapper le bois des fenêtres pour le briser, je brandi mon arc pour tirer un flèche qui l’atteignit dans la joue gauche avant qu’il ne se lancé. Deux autres soldats commencèrent à s’acharner sur les fenêtres opposées. Un coup de feu retentit, I-San venait d’abattre le second soldat. J’abattis le troisième avec une flèche. Mais très vite, ce sont toutes les fenêtres qui étaient assaillies. Rechargeant mon arc, je ne cessais de tuer ces soldats, cinq, huit, onze, j’utiliserais bientôt toutes les flèches de mon carquois, tandis qu’I-San déchargeait son pistolet immédiatement après chaque recharge. Lorsque la première planche se brisa, I-San se jeta sur la fenêtre pour retenir le soldat. Moi, je paniquai.
« NON NON NON ! » me mis-je à crier en sanglotant. Accroupie sur le mur d’entrée, j’assistai au combat des deux hommes, après avoir abandonné mon arme au milieu de la salle. « Pourquoi ce sont toujours ces soldats ? LAISSEZ-MOI ! ». Les yeux fermés, les larmes coulaient sur mes joues, mes mains bouchain mes oreilles, je ne voulais pas entendre le craquement des bois brisé par l’acier des épées. À chaque coup porté, ma mâchoire se crispait, mes muscles se raidissaient violemment, et la rage m’envahissait. « Je ne vous pardonnerai jamais… Jamais ! » Ces mots résonnaient dans mon esprit, la colère montait en moi, me dévorait. Et déferla. Dans un hurlement aigu, mes larmes se mirent à tomber du ciel, tel une averse inévitable, plongeant tous les soldats dans un désespoir incommensurable. Roulant au sol, ils hurlaient leur souffrance et imploraient la pitié. Et je les regardais, toujours accroupie, mais avec des yeux grands ouverts, pour ne rien manquer.
À nouveau, du temps s’écoula.
Enfin, je me redressais, regardais autour de moi, d’un œil vague, ce qui pouvait s’apparenter à une immense fosse commune. « Non, je n’ai pas besoin de ça. Je ne veux pas de cette colère. » Comment étais-je parvenue à faire ça ? Il me semblait que ce n’était pourtant pas la première fois. Je cherchais dans ma mémoire, mais les fils étaient trop courts.
«
Hey petite, tu sais, je crois qu’on a réussit? » dit I-San, rompant le silence nouveau.
Qu’il soit toujours présent ne m’étonne bizarrement pas. J’hochais la tête, sans conviction. «
On les a tous buttés ? ―
Tu devrais plutôt être contente. ―
J’ai du mal à y croire. ―
Écoute ? ―
Plus de soldats ? ― P
lus de soldats, qu’est-ce que je disais ! Hehehe. Ok. On y retourne, allons voir notre cerf. »
Nous marchâmes jusqu’à l’animal.
«
Tu t’en plutôt bien sortie tout a l’heure. Ah. Pfiou… Je crois… Je crois qu’on fait une bonne équipe. ―
Pfff, on a eut de la chance. ―
De la chance ? Non, non… Je crois pas à la chance. Non tu vois… Je pense que tout arrive… pour une bonne raison. » I-San s’accroupit à côté de la bête, et se mit à caresser la carcasse. «
C’est ça… C’est vrai. Et je peux te le prouver. Tu vois, cet hiver a été particulièrement rude. Il y a quelques semaines, j’ai… envoyé mon fils à Macao, pour conclure une transaction importante. Très peu sont revenus. Ils ont dit que les autres avaient été… tués. Par… par une cinglée. Une cinglée, armée d’un sabre, qui riait, criait et pleurait à la fois.
Tu vois ? Tout arrive pour une raison. »
J’étais à nouveau prise au dépourvu. Bouche entrouverte, la peur paralysait chacun de mes muscles.
«
Aller. Te fâche pas. C’est pas ta faute. T’es qu’une enfant. » reprit-il. «
Mo-Wan, baisse ton arme. »
Je me retournai brusquement, pour reconnaître cet homme croisé à Macao plusieurs mois auparavant. Le canon de son arme pointait ma tête.
«
Pas question patron. Je ne vais pas la laisser filer, elle a tué mes frères. ―
Baisse ton arme. » dit I-San sur un ton commandeur.
Un coup de feu retentit. Je fermis les yeux.
Instinctivement, mes bras avaient protégé mon visage, et je ressentais une étrange sensation sur chacun d’eux. Pourtant, pas une seule goutte de sang ne coula. Au lieu de cela, une armure d’un métal sombre recouvrait mes avant-bras. Je contemplais cette nouveauté, sonnée. Cette sensation n’évoquait aucun souvenir. Tout ce que j’arrivais à ressentir, c’était l’infini pouvoir qu’elle me procurait. Pendant ces quelques secondes, Mo-Wan rechargea son arme, et fit feu une nouvelle fois, visant désormais mon cœur. À nouveau, une pièce d’armure sombre recouvrit ma poitrine, par-dessus ma fine chemise. Quel était donc ce métal qui pouvait arrêter les balles ? Je ne me laissais pas le temps de la réflexion, Mo-Wan en profiterai pour recharger. De ce pouvoir nouveau, je bondis sur lui, les deux mains en avant, pour le saisir au coup. À l’impact, il chuta en arrière, et je me retrouvais désormais à genoux, sur lui, les mains toujours fermement agrippées à son coup. Et pendant que son souffle s’épaissit et qu’il se débattait, je sentis des parties de cette nouvelle armure venir protéger chacune des parties de mon corps qui se trouvait visée. Intégralement recouverte, j’accueillais dans une exclamation de joie la mort de cet homme. En même temps, je ne pouvais réprimer ma curiosité. Cette armure pas ordinaire qui m’avait recouverte, sa protection à l’origine de ma survie et la puissance admirable qui m’a permis d’étrangler un homme robuste avec facilité, tout cela excitait ma curiosité, et accentuant ma joie.
Derrière moi, I-San s’était redressé. Il regarde devant lui et parait plongé dans ses réflexions. Autour de lui, un grésillement apparaît, s’amplifie, s’accélère. Comme l’image d’un écran de télévision avant la perte du signal. Mais tout cela ne dure pas et son image se stabilise. Dans cette clairière, quelque chose est sur le point d’arriver. Certainement. Quelque chose lourd de sens.
Soudain, je pris conscience que quelqu'un était à côté de moi. «
Comment t'as fait ? » dit I-San. Sa voix était différente de tout à l'heure. Neutre, inexpressive. Ni trop dure, ni trop douce. Le genre de voix qui annonce le départ ou l'arrivée des convives. Je voulus me retourner, mais l'homme me décocha un coup de poing au rein gauche. Un coup silencieux, d'une violence extrême. Des douleurs intenses irradièrent mon corps entier. L'ensemble des mes organes internes se tétanisa, je fut incapable de respirer tant que déferla la première vague des douleurs. Puis je laissai échapper un halètement sec. L'armure qui m'avait protégée des balles avait ici été aussi efficace qu'une feuille de papier. «
Je t'ai posé une question de manière courtoise. Si tu as encore du mal à parler, fait des mouvements de tête, je m'en contenterai. C'est ce qui s'appelle la courtoisie. » reprit I-San. «
Tu sais, je sais que tu n'es pas folle. Une folle ne battrait pas à ce point-là pour rester en vie. »
Je conservais le silence, j'avais du mal à articuler, encore plus pour bouger. Il parut sortir quelque chose de sa poche. Le frottement sec d'une lame parvint à mes oreilles. Puis un couteau se retrouva planté dans mon épaule. Il veut me tuer, m'affolais-je. Je reculais brusquement et aspirai de l'air goulûment. Pendant les secondes qui suivirent, tenant mon épaule pour limiter l'hémorragie, je continuai à me cabrer, à haleter, comme un animal qui tente de mordre quelque chose hors de sa portée.
«
Tu sais, tu me surprends sans cesse. Dommage que tu n'ai pas rejoint mon équipe. » Sa voix était toujours inexpressive. Je ne répondis rien, j'en était incapable. «
Très bien, je t'aurais laissé une chance de t'en sortir. Ça m'amuse beaucoup que tu penses être au-dessus de tout ça. Meilleure que nous. Meilleure que moi. Mais tu te trompes. »
Je me retournais et me hâtais de me cacher derrière l'un des nombreux troncs. Le soleil était maintenant caché par d'épais nuages qui voguaient mollement. «
Cours. Petit lapin. Cours ! » lança-t-il en se mettant à ma poursuite. Il serra les poings et fit craquer ses articulations. Des craquements de mauvaise augure, mais je pouvais savoir où il était. La journée tombante, sous l'épaisse couverture de feuilles et de branches, il était difficile de distinguer la réalité des rêves.
« Je ne suis pas attachée, je ne suis pas attachée. » me répétais-je. « Je ne veux pas finir comme ça. » La peur m'inondait, et l'armure qui me protégeai devenait un fardeau. Son poids, au début imperceptible, pesait sur chacun de mes muscles, le double sur ma blessure. «
Si seulement tu étais venue à moi, j'aurais fait de toi ma reine. » continuai I-San. Je le sentais approcher de moi. Les yeux clos par l'effroi, je revis chaque vie que j'avais enlevé, et alors que j'attendais la fin, il me dépassa, sans s'apercevoir que j'étais juste là, à moins d'un pas. « Non », dis-je doucement. Le ton était solennel. Mes deux bras s'étendirent vers le coup d'I-San. Puis je serrai de toute mes forces. Mes gestes étaient rapides, résolus, mais pas uniques. Face à moi, cette même forme féminine l'étranglait aussi. Nous étions deux, avec autant de rage l'une que l'autre. I-San aurait voulu protester, mais pas un mot ne franchit ses lèvres ni ne parvint à mes oreilles. Je serrais mes mains pendant plusieurs minutes, bien après que son corps soit devenu froid et sans vie.
«
C'est fini ? Est-ce que c'est enfin fini ? » répétais-je en direction de cette Banshee. «
Non ! Il en reste beaucoup à punir, encore plus à libérer. —
Comment ? » soupirais-je.
«
Tu es une graine de la guerre, grandit ! Pousse ! Ne te laisse pas dévorer par les corbeaux comme les autres graines. »
Soudain, elle enjemba le cadavre et s'approcha de moi pour me tenir la main. Tel un petit animal en quête de chaleur, son autre main s'était glissée sur mon épaule et avait empoigné ma blessure. Comme si le temps avait effectué un bond, tout était déjà advenu avant que mon esprit soit pleinement éveillé. Sans aucun préambule, la situation était passée à l'étape suivante. Étrange, songeai-je, en fermant les yeux. Pourquoi les choses se passent-elles ainsi ? À certains moments, le temps semble si lent qu'il est difficilement supportable, à d'autres, ils fait des sauts en avant.
Comme pour m'assurer qu'elle était vraiment là, ma main serra la sienne. Une main qui avait des doigts longs et lisses. Mon esprit s'était éveillé.